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Một lá thư đẹp giữa hai nhà văn

Phan Huy Đường giới thiệu

với sự đồng tình của hai nhà văn

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Lettre à Dương Thu Hương

Titre attribué à ce texte par Phan Huy Duong

Pour la publication sur le site web Amvc

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Mme Duong Thu Huong

Hanoi

 

New York, le 22 avril 2005

 

 

Chère Madame,

 

Je voulais vous dire que j’ai eu l’honneur et l’émotion de lire un extrait de votre nouveau livre qui paraît aux Etats-Unis sous le titre « No Man’s Land », lors d’une soirée organisée dans le cadre du festival de littérature internationale organisée par le PEN club de New York et dont le thème s’intitulait : « Voix bannies ». Je me suis également permis de lire un extrait de la lettre que vous aviez envoyée pour expliquer pourquoi vous ne pouviez pas vous rendre à l’invitation des organisateurs. Chaque personne présente, je crois, a entendu votre voix ce soir-là. Quelques articles de presse en témoignent également.

 

Madame, cela serait une trop longue histoire de vous dire comment j’en suis venu à vous rencontrer et à vous admirer à travers vos œuvres. Je vous en dirai quelques mots seulement. Mon père était né au Vietnam en 1914 car son père était dans l’armée coloniale… Il l’avait quitté à l’âge de un an pour cause de guerre mondiale. Moi-même, né en 1956, je ne savais presque rien de ce passé presque mythologique lorsque je suis venu au Vietnam pour la première fois, il y a une dizaine d’années. Romancier, j’ai été pris d’un désir puissant, profond, de comprendre ce qui avait pu se passer entre nos deux pays, de plonger au cœur de la honte du mien, de la tristesse du vôtre. J’ai voyagé au Vietnam, rencontré des anciens, lu des livres… C’est ainsi que j’ai découvert vos romans et votre histoire. Comme je l’ai dit à la soirée du PEN, je ne crois pas que les écrivains sont grands parce qu’on les envoie en prison ou qu’on les interdit ; je crois, au contraire, que c’est parce qu’ils sont grands qu’on les persécute. J’ai entendu votre voix résonner, de livre en livre, et j’ai ressenti ce que l’on a seulement devant les œuvres d’une grande portée. Ce que vous racontez est profondément, tragiquement vietnamien, et en même temps, grâce à votre art, réellement universel. Il appartient à votre peuple – car au-delà des persécutions il lui appartient déjà – et l’aide à entrer dans la complexité et la souffrance de son histoire, dont on essaie de le priver. Mais il résonne au-delà de vos frontières : il parle à l’être humain, il pénètre dans l’intimité de chacun d’entre nous. Je connais vos personnages pour des êtres amis et proches que j’ai suivis jusque dans leurs terreurs, dans leurs morts tragiques, dans leurs solitudes et leurs moments de grâce ; j’ai parfois eu l’impression d’être entré dans un de vos livres et d’être un de ces esprits intermédiaires, qui flottent entre les vivants et les morts. La beauté noire de ce que vous faites – et c’est ce qu’il y a de plus rare – est de nous aider à entrer dans la complexité, dans l’ambivalence, dans l’intimité de destins ballottés par l’histoire.

 

Avec le temps qui passe je crois de moins [en moins] aux généralités et aux grands mots, même ceux qui sont à la mode, comme « droits de l’homme », « progrès de la liberté », etc. J’ai plutôt l’impression d’entendre derrière ces platitudes des grondements annonçant pour les générations à venir des monstruosités encore inimaginables. (Elles le sont toujours, avant ; et quand le mal est fait, l’on reste un temps stupéfait, silencieux.) Mais je crois encore aux individus, à ce lien qui peut s’établir par-dessus les montagnes ou, comme dans votre belle légende vietnamienne de l’étoile du soir et de l’étoile du matin, par-dessus la voie lactée, par un « pont d’oiseaux » (c’est ainsi que j’ai intitulé mon roman, presque achevé, et qui se passe au Vietnam). Peut-être au bout du compte cela ne change-t-il rien, peut-être en effet les tragédies se produisent-elles et les souffrances existent ; et bien sûr, la mort est au bout. Il y aurait pourtant quelque chose d’insupportable, d’impossible à cette condition humaine si, de temps à autre, les corbeaux ne nous montraient pas la voie et ne nous réunissaient pas, même fugitivement, par l’amour, par l’amitié, à d’autres êtres. Je n’appelle pas cela une consolation mais cela nous permet d’entrer dans une dimension secrète, presque au bord du silence, où nous sentons la force de la vie en nous – au-delà de notre condition fugitive, au-delà même de notre espèce. Etre réunis avec quelqu’un nous réunit plus profondément au monde, nous met dans la continuité de cette longue histoire qui a eu un début et qui aura une fin.

 

Pardon de ces développements peut-être trop généraux, peut-être trop personnels, mais c’est là où vous m’avez emmené par vos livres, c’est là que ma relation avec vous s’est fondée. Vous connaissez peut-être une nouvelle de Joseph Conrad intitulée « le compagnon secret » dans laquelle un jeune capitaine de navire recueille à bord et cache dans sa cabine, dans l’ignorance de tout l’équipage, un homme qu’il a trouvé en fuite, pourchassé pour un meurtre. Entre ces deux êtres qui se ressemblent, un lien s’établit et, en quelque sorte, le clandestin offre au marin son miroir, sa matrice peut-être pour devenir un homme. Je crois qu’à chaque étape de notre vie, nous sommes amenés à jouer les deux rôles, parfois en même temps : tour à tour pourchassés et honorés (et parfois les deux en même temps), criminels et reconnus, invisibles et trop visibles. Cette double nature de notre condition nous hante tant que nous n’en comprenons pas l’ambivalence profonde, et la nécessité. De ce point de vue, si l’on accepte la comparaison des nations à des êtres vivants, je crois que le Vietnam est un « compagnon secret » de la France et réciproquement, et que l’intimité parfois atroce des souffrances des uns et des autres ne rompt pas ce lien, qui se réincarne à travers les générations.

 

Il est pour moi presque impensable de revenir au Vietnam, ce dont j’ai le projet cette année, sans trouver le moyen de vous saluer. Mon ami, votre éditeur américain Will Schwalbe, dont la fidélité à votre œuvre est merveilleuse, m’a dit que ce n’était pas facile mais j’espère que cela serait possible. J’espère aussi pouvoir, d’une façon ou d’une autre, aller au-delà de cette soirée de lecture et participer, à mon tour, à ces interventions pour vous. Même si elles n’ont pas été couronnées de succès jusqu’ici, je crois, j’espère que cela changera pour vous.

 

C’est un honneur pour moi d’avoir pu vous écrire et d’être lu par vous. Je vous serre les mains, respectueusement et fraternellement.

 

Antoine Audouard