Le Monde

Raphaëlle Rérolle

Duong Thu Huong l'inflexible

LE MONDE DES LIVRES | 09.02.06 | 14h36  •  Mis à jour le 09.02.06 | 14h36

Jusqu'à la dernière minute, Duong Thu Huong aura manqué ne pas pouvoir venir à Paris. Ses papiers, son visa, son autorisation de sortie, tout semblait en règle pour qu'elle puisse séjourner en France à l'invitation de son éditeur, vendredi 27 janvier, quand soudain : patatras ! Le jour même de son départ de Hanoï, la police a tenté d'intercepter cette romancière de 59 ans dans les couloirs de l'aéroport, l'accusant de vouloir faire usage d'un passeport volé. Un document qu'elle venait pourtant de récupérer après dix ans de confiscation pour délit d'opposition. Le danger a été écarté grâce à sa détermination et à l'appui de l'ambassade de France. Mais l'affaire montre à quel point Duong Thu Huong est considérée comme une sorte de bombe par le régime de Hanoï.

 

Le crime de cette petite femme svelte et coquette, qui vit en résidence surveillée dans la capitale vietnamienne depuis plus de dix ans ? Refuser de s'incliner devant la force ; ne pas vouloir mettre sa langue ni sa plume au fond d'un tiroir. Romancière, nouvelliste, auteur de nombreux articles politiques et jouissant d'une grande notoriété dans son pays, Duong Thu Huong est la hantise des gouvernements qui se succèdent au Vietnam, depuis les années 1970.

D'une manière ou d'une autre, tous ont essayé de la faire taire, sans succès : Duong Thu Huong ressemble à une sorte de liquide particulièrement corrosif, qui ne se laisserait enfermer dans aucune bouteille, aussi grande, aussi flatteuse soit-elle (certains ont essayé de lui proposer honneurs et appartement ministériel). Ce que d'autres appellent "destin", elle pourrait le nommer adversité, ou seulement réalité — non pas une force irrévocable, fixée pour l'éternité, mais un flux légèrement plus plastique, plus malléable et parfois inversable. Née au nord du Vietnam et confrontée aux délires de la guerre, puis de la dictature, elle n'a jamais laissé le mot "fatalité" faire son nid dans sa vie. Toujours prête à prendre la parole pour dire la "vérité", elle a aussi mis en scène des personnages en lutte avec le destin. Sous son regard lyrique et cruel, des êtres se contorsionnent pour faire face à leur existence.

TENIR DEBOUT

Même quand le destin semble s'être refermé sur eux, certains parviennent encore à tenir debout. Ainsi des individus qui, dans Terre des oublis, voient leur existence basculer dans une sorte d'enfer moral, un beau jour du mois de juin. La catastrophe se présente sous les traits de Bôn, un ancien combattant ravagé par le "paludisme chronique", les effets de l'agent orange utilisé par l'armée américaine, et surtout, par les souvenirs de la guerre. Revenant dans son village d'origine quelques années après avoir été déclaré mort, Bôn y trouve Miên, son épouse, remariée avec un homme prospère qu'elle aime passionnément. A partir de cette trame qui, comme toutes celles dont elle a fait l'armature de ses six romans, est née d'une histoire vraie, Duong Thu Huong forge une longue tragédie placée sous le signe du dilemme moral.

A la différence du drame antique, dont l'ombre surgit ici et là, tout ne relève cependant pas de la fatalité. Car le sort, suggère l'auteur, n'est pas seulement une force venue d'en haut. Il est l’œuvre des préjugés et des illusions, des brides que les hommes ont inventées pour contenir leurs pulsions. Très descriptif sans jamais être lassant, le roman offre un aperçu saisissant des coutumes qui donnent corps à ces "préjugés", notamment à travers quantité d'anecdotes et de personnages secondaires particulièrement savoureux. A l'opposé, il fait la part belle aux rêves, aux désirs et à l'évocation de la nature, dont l'ampleur, la luxuriance et parfois la dureté répondent aux états d'âme des êtres humains et reflètent leur part de liberté.

Que peut le destin ? Beaucoup, puisqu'il parvient à briser Bôn — la guerre fait l'objet de passages splendides —, mais pas tout, naturellement : Miên et son deuxième mari pourront trouver une issue à leur amour, prouvant ainsi que l'individu peut faire valoir des droits singuliers face aux diktats de la collectivité. Quitte à payer cette indépendance au prix fort — Duong Thu Huong en sait quelque chose.

Raphaëlle Rérolle

Article paru dans l'édition du 10.02.06