LE SOIR, BELGIQUE

Tragédie vietnamienne à trois personnages, victimes de l'insensé guerrier

Née en 1947 au Vietnam, Duong Thu Huong, militante exclue du parti communiste en 1990 puis emprisonnée sans procès, vit à présent en résidence surveillée à Hanoi. « Terre des oublis » nous interdit de l'oublier. Ph. D.R.

 

Du Vietnam nous vient un roman épais, chantant : Terre des oublis, de Duong Thu Huong. Une tragédie à trois personnages. Romantique. Politique. Poétique. Où Bôn, mort à la guerre, rentre chez lui au Hameau de la Montagne.

Il n'a donc pas péri là-bas ? Miên, sa femme, ne le reconnaît pas. Il n'est plus le jeune homme qu'elle a épousé il y a quatorze ans - si longtemps. Mais le vétéran communiste la réclame. Il veut sa femme. Elle pas. Elle aime Hoan, son nouveau mari. Le seul à ses yeux. Car celui-là, le fantôme qui vient lui réclamer son dû, ne lui est rien. Elle ne l'aime pas. Et que faire sans amour ?

Mais Miên est femme d'honneur. Elle agira comme elle doit. Le parti, les anciens, l'État font mine ne pas vouloir influencer son choix. C'est sa vie. A elle de savoir si elle va rester avec le riche Hoan ou aller vivre avec l'homme qui lui revient. A elle de décider mais... Duong Thu Huong fait passer tout cela implicitement. Le poids de la communauté. La liberté surveillée. La peur.

Des fantômes ont droit de parole ici. Ceux qui hantent la mémoire du soldat - un sergent, et d'autres compagnons d'horreur militaire. Mais aussi les identités secrètes des trois protagonistes. C'est l'une des réussites de ce roman. Nous donner accès aux silences de ses personnages. Nous faire entendre leurs désirs, les questions qui ne passent pas le cap de leurs lèvres, les conflits qu'ils gardent pour eux, les décisions qu'ils prennent dans la solitude de leur conscience.

Duong Thu Huong, dès les premières pages, présente Miên comme de l'extérieur et la laisse parler en même temps. Elle la décrit par l'entremise d'une voix qui voit ce que Miên voit (les serpents sur les chemins) comme ce que Miên ne voit pas (la tendresse qui submerge Bôn au moment de la revoir). Puis elle laisse penser son personnage en italiques. Tout haut. Tout bas.

Et Miên se dit : « Bôn est revenu du front. Quelle femme oserait jamais tourner le dos au mari qui revient de la guerre ? » Bôn se dit : « Mais toi, ma femme, comment peux-tu être indifférente à notre amour ? Se pourrait-il que tu n'aies plus de mémoire ? Se pourrait-il que tu oublies notre première nuit, la lampe et les éphémères voltigeant autour de la flamme ? » Et Hoan crie en sourdine, pour lui tout seul : « Miên, tu es la femme de ma vie, ma femme, celle qui m'aime et que j'aime, la mère de mon fils. Nous ne devons pas nous séparer, c'est insensé. » Et pourtant.

Pourtant, en caractères romains, le roman se poursuit. Miên quitte sa riche demeure pour aller vivre dans une petite chambre avec Bôn.

Tragique, donc. Mais Terre des oublis est aussi un roman de chair, rieur par moments (les morts y fument des cigarettes), qui donne corps aux souffrances de ses héros comme à la campagne et à la ville vietnamiennes.

C'est un conte humain. En noir et couleurs. Tendre. Puissant. Sur l'amour, le destin. Les choix qu'on n'a pas et ceux qu'on fait tout de même. Ses trois personnages principaux, innocentes victimes, racontent un Vietnam sous la coupe d'idéologies, mots d'ordres, faisceaux de règles à suivre.

C'est donc aussi, pour cela notamment, un livre engagé politiquement. Née en 1947 au Vietnam, son auteur, militante exclue du parti communiste en 1990, avant d'être arrêtée et emprisonnée sans procès, vit aujourd'hui en résidence surveillée à Hanoi. Sa Terre des oublis nous interdit de l'oublier.

27 janvier 2006