Livre Hebdo, 12 janvier, ROMAN Vietnam

Bôn, le vietcong, revient de guerre

J-M.M.

 

Le chef-d’œuvre de Duong Thu Huong, qui vit en résidence surveillée, s’articule autour d'un drame sensuel et sensible.

 

L’intrigue a la simplicité d'une tragédie grecque. Après l'interminable guerre, le héros qu'on croyait mort revient chez lui. Il trouve sa femme avec un autre, mère d'un enfant qui est de l'autre. Sur ce drame vieux comme le monde - mais qui fut bien réel au Vietnam - Duong Thu Huong (née en 1947) signe une oeuvre à la fois très ample et très sobre, où les nuances, la sensibilité, les matières et les par­fums jouent un rôle majeur.

La scène initiale campe à merveille le livre. Milieu des années 1970. Dans ce village mon­tagnard, non loin du Laos, les femmes sont parties récolter le miel. Une étrange pluie de juin, tropicale, sature d'humidité la chaleur brûlante. La nature est profuse, ce qui profite aux serpents, aux couleurs, aux odeurs - par­fois trop fortes. Et c'est en revenant de cette ré­colte interrompue que Miên découvre soudain l'impensable: Bôn est de retour, encadré par les autorités du village.

« Héros » de la grande guerre patriotique, porté disparu depuis neuf ans, Bôn fut le mari de Miên quatorze ans plus tôt. Il est usé par les épreuves et par l'échec. Il veut cette jeune femme qui fut la sienne et qu'il ne connaît plus -pas davantage qu'elle ne le connaît. Il fait valoir ses maigres droits d'ancien combat­tant dans un village qui, lentement, renoue avec le commerce et rêve d'une vie matérielle meilleure.

Le second mari de la jolie Miên représente cette modernité des affaires: un solide com­merçant, propriétaire terrien, voyageur et tra­vailleur, nommé Hoan, père de leur fils. Quand le soldat Bôn reparaît, Hoan - malheureuse­ment - s'occupe d'un convoi de marchandises quelque part vers Danang ou Saigon. Et quand Hoan revient au village, il doit - comme Miên -­ se résoudre à faire son devoir, conformément à la tradition et aux lois du Parti. Bôn, le triste héros, reprend sa femme, obsédé par l'idée d'avoir un fils, lui aussi. Quant au riche Hoan, il s'enfuit à la ville où ses succès commerciaux vont croissant, tandis que sa vie personnelle n'est qu'un déchirement.

Centré sur les trois personnages, dont celui, magnifique, de Miên, Terre des oublis est bien mieux qu'une chronique villageoise - encore que la plongée dans le Vietnam rural et la reconstruction soit riche en poésie autant qu'en politique. Duong Thu Huong s'attache avec un luxe de raffinements aux nuances psy­chologiques et morales de Miên, de Bôn et de Hoan. Ceux-ci vivent, non seulement un drame intime complexe et profond, mais aussi le choc des mondes. Car la guerre est loin, mal­gré l'interminable rhétorique officielle, le pays change, une autre vie semble possible. Le bon­heur devient une idée neuve au Vietnam. Pas pour Miên, malheureusement, ni pour Bôn, ni pour Hoan qui se trouvent, de surcroît, à l'heure où le temps bascule et la jeunesse s'éloigne.

 

De façon claire et souple, Duong Thu Huong alterne descriptions et monologues intérieurs, ce qui donne au visible comme au non-dit une force singulière. Son art de suggérer, percevoir et ressentir s'inscrit dans la grande tradition sans s'asservir à la moindre convention. Et l'on comprend que ce grand roman d'amour(s) ait malgré tout fait tiquer la censure. Exclue du Parti, emprisonnée puis mise en résidence sur­veillée à Hanoi, Duong Thu Huong met pro­fondément en cause - douce et très ferme-les mensonges, les faux-semblants et le poids des conventions.

J-M.M.