"Le moment viendra où je me reposerai pour de bon

"Le moment viendra où je me reposerai pour de bon..."[1]

(Nguyễn Xuân Khoát*)

 

Je suis né en 1930, j'ai 75 ans. D'après les statistiques de l'Organisation mondiale de la santé, 75% des gens de cet âge souffrent de quatre maladies. Je suis donc dans les normes : surtension artérielle, bronchosténose, (C. O. P. D.),  sinusite chronique et, dernièrement, mon œil droit voit vaguement "des mouches batifoler". Le médecin a pronostiqué : "tension oculaire 2". J'ai demandé comment on la soigne. Il m'a répondu : "quand vous serez aveugle, il faudra opérer l'œil pour remplacer le cristallin".

Mes pensées sur la mort sont d'ordinaire liées à la maladie. Vers 60 ans, mon rythme cardiaque s'est accéléré, j'ai souvent senti mon cœur défaillir et j'ai pensé que je mourrais d'une crise cardiaque. Il y eut un temps où je suffoquais souvent et j'ai pensé mourir un jour d'étouffement. Ces dernières années, la bronchosténose me tourmente régulièrement, et… me hante. Je ne pense sans doute pas encore réellement à la mort, seulement à la maladie. Je n'éprouve presque pas d'angoisse, de frissons métaphysiques comme chez les penseurs occidentaux. Il y eut certes des moments où ces sentiments ont germé en moi, mais ils me semblaient trop abstraits. Il se peut que ce ne soit que des réminiscences de mes lectures, particulièrement celle des oeuvres d'autres cultures et j'ai toujours pensé que ces sentiments étaient étrangers à l'âme vietnamienne. Dans les livres, les pensées sur la mort sont toujours plus ou moins rationalistes. Les miennes, sur ce plan, ne vont jamais bien loin : elles commencent par le postulat "vouloir vivre sans fin est irrationnel", "tout le monde finira par mourir", "quand… comment…" Mes pensées s'arrêtaient en général là. Je n'osais sans doute pas "penser au-delà" et c'est peut-être ce qui fonde mon attitude "existentielle" face à la mort… En gros, je n'ai pas acquis la sérénité, mais je n'éprouve ni angoisse ni affolement… Pourquoi ?

La légende dit qu'au seuil de la mort Nguyễn Du demanda à ses proches de suivre à la main le refroidissement de son corps. Quand on lui apprit que le froid gagnait ses pieds, il a dit "c'est bon" et il est parti. Dans une nouvelle de Daudet, la mort d'un prince héritier était autrement pitoyable. Pour empêcher la Mort de l'approcher, toute une armée protégeait le palais, les gardes patrouillaient dans tous les couloirs, chaque escalier, chaque recoin étaient gardés en permanence par des hommes "armés jusqu'aux dents". Pourtant, le prince tremblait, s'affolait… Je n'ai pas encore acquis la sérénité de Nguyễn Du, mais je n'éprouve pas non plus la panique du prince…

Pourquoi ? J'ai cherché, j'ai lu maints livres de l'Orient et de l'Occident, des œuvres antiques aux œuvres modernes. J'y ai trouvé des pensées sublimes. Dans le fil de la lecture, je les trouvais profondes et belles. Mais je les oubliais aussitôt. Peut-être ai-je eu la chance d'avoir entendu ou plutôt d'avoir saisi une pensée exquise sur la mort, dans des circonstances banales de notre existence quotidienne. C'était il y a longtemps, plus de vingt ans déjà, un soir d'été à Hanoi. Je rencontrai l'oncle Nguyễn Xuân Khoát se promenant sur le trottoir de la rue Ngô Quyền, si je m'en souviens bien. Il avançait péniblement mais fermement, d'un pas lent, à grandes enjambées. Le saluant, je lui demandai : "Vous ne vous reposez pas encore, oncle ?" Il rit malicieusement des yeux et me répondit : "Le moment viendra où je me reposerai pour de bon". Je m'en souviens, j'ai ri de plaisir en entendant ces mots. Ainsi est mon esprit. J'aime les paroles belles et profondes, un mot spirituel, une phrase lumineuse, ravissante. J'éprouve du délice à l'entendre, à sentir se propager en moi l'éclair de l'esprit, de la littérature, surtout dans l'art du théâtre. L'intelligence embellirait certainement notre théâtre si nous prenons à cœur les phrases, les manières de bien dire. Elles apporteraient à la vie de tous les jours la joie et la spiritualité. J'ai ri de plaisir sans vraiment avoir tout compris. Bien plus tard, lisant le Tao-te-king de Lao-tzeu, je suis tombé sur une phrase qui dit à peu près : … Le ciel nous a donné la vieillesse pour jouir du loisir, et la mort pour jouir du repos… Je préfère néanmoins le mot de l'oncle Nguyễn Xuân Khoát : il est plus spontanné, plus souverain[2], plus malicieux. Un mot plein d'esprit face au vide noir et flou, tantôt proche tantôt lointain, à la fois si irréel et si réel, c'est aussi une manière d'affirmer la valeur de l'être humain.

La cinquantaine passée, quand nos rencontres s'achevaient autour d'un dernier verre d'alcool, d'une dernière tasse de thé, je disais à mes amis : "J'espère vivre tout au plus 65 ans". C'était tout juste pour plaisanter. À 65 ans, je leur disais : "Si je pouvais tenir jusqu'à 75 ans, j'en serais comblé". C'était toujours pour rire. Aujourd'hui, je vais sur mes 75 ans. Il ne m'est plus donné d'en rire. "Le moment viendra où je me reposerai pour de bon". Telle est la vérité[3] que je médite dans mon vieil âge, une vérité profane qui m'est plus proche que n'importe quelle autre sublime vérité. J'aime toujours travailler, mais je sens mon être peu à peu se disloquer, une sensation imperceptible et pourtant bien réelle. À l'intérieur de moi, impossible à localiser, la dislocation est bien là… Travailler encore ou me reposer ? Souffrant des 4 maladies, je suis face à une "impasse mortelle" : quoi que je fasse, travailler ou me reposer, la mort est au bout… Alors reposons-nous. Cette idée aussitôt formulée, le vide s'installe soudain dans mon esprit. Par contre, continuer à travailler offre une réponse : "le moment viendra où je me reposerai pour de bon", une réponse vague mais une réponse tout de même… Souvent, j'avais aussi envie de me reposer. Je continuais néanmoins de travailler sous la pression du désir, parfois par habitude parfois pour oublier la dislocation de mon être. Je me disais "le moment viendra où je me reposerai pour de bon", et je me sentais tout léger. Dans la littérature, séparément, il y a trop de paroles sur les raisons de vivre, sur la vie en ce monde et pas mal de pensées sur la mort. Celle de Nguyễn Xuân Khoát exprime à la fois une attitude face à la mort et une conception de vie pour la vieillesse (valable aussi pour l'âge adulte). Les vieux sont aussi des hommes en vie et tant qu'on vit il impossible de s'arrêter[4]. Tant que dure la vie, le désir demeure. Il est facile de le voir et d'en parler dès qu'on pense au désir de créer. Vieux ou jeunes, dans la vie, nous disposons tous de moments pour nous reposer. "Mourir", dans le fond, c'est "se reposer pour de bon". Il n'y a pas dès lors de rupture définitive avec la vie. Ce n'est pas une conception propre à Nguyễn Xuân Khoát. Mais il a élevé la dignité humaine dans un sourire moqueur face à la mort.

Est-il vrai qu'avec la vieillesse disparaissent la soif d'aimer et le désir ? Le peintre Lưu Công Nhân m'a raconté une histoire qui me donne beaucoup à réfléchir. Une fois le vénérable Đ.D., un grand érudit de plus de 75 ans, est venu le voir et lui a soumis très sincèrement, très sérieusement un souhait. Comme Lưu Công Nhân le disait, "Cela vous surprendra de l'entendre, mais en vérité c'est très simple, très humain" : "Un jour, quand vous peintrez un modèle, appelez-moi. À mon âge, je n'ai encore jamais eu l'occasion de regarder une femme belle et nue". J'ai maintenant l'âge du vénérable Đ.D. Je ne pense pas que ce fut une histoire de "sexe", mais une espèce d' "angoisse existentielle". On ne l'exprime jamais dans son testament, mais il y a sans doute pas mal de vieillards qui sont partis[5] le cœur lourd de cette angoisse.

Le compositeur N.C. est un génie que j'admire. Quand il avait 65 ans, j'ai souhaité écrire sa biographie. Il m'a accordé un entretien par semaine. Après quelques séances de travail, je tombai malade. J'ai demandé à V., une étudiante de l'École Nguyễn Du d'aller le voir pour transcrire ses souvenirs. Une fois, V. m'a raconté : "L'oncle N.C. m'a dit que si je l'acceptais, il raserait sa barbe, s'arrêterait de boire et referait sa vie". C'était sans doute encore une autre forme de l' "angoisse existentielle". Pour ma part, j'éprouve beaucoup de sympathie, je comprends l'érudit Đ.D. et le compositeur N.C.

Une autre fois, un élève de l'École Nguyễn Du — encore "Nguyễn Du", cette école est liée à bien des histoires intéressantes, chaotiques, mais toujours plaisantes de ma vie –– N.K. m'a dit : "Ces derniers temps, vous me semblez égaré, je vous présenterai une jeune fille belle et intelligente. H., une fille jeune et belle est venue me voir[6]. Au moment de se quitter, je lui ai demandé : "Qu'aimes-tu le plus ?" H. : "La philosophie". Me voyant étonné, elle ajouta aussitôt : "À chacun ses goûts, moi, j'aime la philosophie". Je suis allé à la librairie pour lui acheter trois livres de philosophie. Je venais moi-même de publier plusieurs volumes de mon œuvre : "La sagesse de l'Orient et la philosophie de l'Occident". H. a pris la pile de livres, l'air satisfait comme si elle avait rencontré en moi un homme sensé.

Le vieil homme vit aussi avec l'angoisse, celle des vieillards. Alors qu'importe, "le moment viendra où je me reposerai pour de bon".

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* Nguyễn Xuân Khoát, patriarche de la musique vietnamienne moderne, premier président de l’Association des compositeurs vietnamiens.

Traduit du vietnamien par Phan Huy Đường



[1] Muốn dịch cạn ý, phải viết  : "Le moment viendra où je me reposerai pour de bon en soldant tous mes congés de vacances...". Thoát ý nhưng dứt tình, không thành văn. Tùy anh.

[2] chủ động, avoir l'initiative. Trong tiếng pháp initiative chỉ có nghĩa đối với hành động vào thế giới bên ngoài. Ở đây, nghĩa thực là : làm chủ chính mình, không cho phép sự sống-chết chi phối mình. Do đó dùng souverain.

[3] Kinh : không thể dịch bằng prière được, sẽ lạc nghĩa. Kinh ở đây là Kinh Thánh, một vérité sublime, đối lập với vérité profane. Kẹt là cầu nguyện đúng là prière hay vœu. Câu văn này không có hai nghĩa đó : tác giả chẳng prier ai và chẳng formuler một cái vœu nào cả.

[4] Chứ không dịch là se reposer  : mỗi năm, thiên hạ ở đây có 35 ngày nghỉ hè. S'arrêter ở đây có nghĩa vu vơ : ngừng hoạt động, ngừng sống (tant qu'on vit, on ne peut pas s'arrêter de vivre !), chết.

[5] Tiếng Pháp, fermer les yeux không có nghĩa "đi", nhưng "đi" cũng có nghĩa là "đi luôn" !

[6] Est venue à moi ? Nghĩa rất khác nhau.