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Éclats de Vietnam dans les nouvelles de Phan Huy Duong

 

Isabelle Binel

 

Mémoire de licence en Langues et Littératures étrangères

Université de Turin

soutenu le 10 novembre 2005

extrait

 *

Un amour métèque

un exemple d'écriture de la diaspora

*

traduit de l’italien par Phan Huy Duong

revu et corrigé par l’auteur

*

 

Phan Huy Duong est né à Hanoi en 1945, peu avant l'éclatement de la guerre d’Indochine. Il s’établit en France, où il réside toujours, en 1963. Informaticien de profession, il s’est affirmé comme traducteur du vietnamien au français. Il a traduit des recueils de nouvelles comme Terres des éphémères et En traversant le fleuve et de nombreux romans d'auteurs vietnamiens. Entre ceux-ci nous rappelons Les paradis aveugles et Roman sans titre de Duong Thu Huong et La messagère de cristal de Pham Thi Hoai. Il est responsable de la collection Vietnam des Éditions Philippe Picquier et a collaboré au Dictionnaire universel de la littérature contemporaine (PUF).

Phan Huy Duong est lui-même écrivain de langue française et il est considéré comme l’un des auteurs vietnamiens francophones les plus représentatifs des années Quatre-vingt-dix. Il a publié en 1994 le recueil de nouvelles Un amour métèque, contenant deux nouvelles et un bref roman et, en 2000, le livre de philosophie Penser librement. Il est en outre l’auteur de Vay goi nhau lam nguoi (Devenir humain ensemble) en langue vietnamienne.

Structure et contenus de l’œuvre

Les trois nouvelles qui composent le recueil Un amour métèque sont apparemment très différentes aussi bien du point de vue thématique que formel. En réalité derrière cette variété de style et de contenus se cachent des éléments communs qui donnent cohésion au recueil.

Avant d'analyser l’œuvre nous pensons utile de fournir une brève synthèse des nouvelles qui permettra de comprendre les principaux sujets affrontés par l'auteur.

La première nouvelle, Un squelette d’un milliard de dollars, se déroule en 1994, terme de l'embargo américain contre le Vietnam. Le Milliardaire américain Richard Steel vient au Vietnam, décidé à retrouver les restes de son fils disparu pendant la guerre. Pour ce faire il est disposé à dépenser un milliard de dollars avec lesquels il achète tous les squelettes non identifiés du pays. Attirée par des récompenses généreuses la population commence à délivrer une grande quantité de squelettes qui sont ensuite analysés par l'équipe scientifique du Milliardaire. Après cent jours, sur les rizières autour du centre de ramassage on a formé des montagnes d'os, mais de John Steel aucune trace. Lorsque tout espoir semble disparaître se présente un vieux qui promet à l'Américain les restes de son fils. En échange, il refuse les richesses offertes mais il demande au Milliardaire de brûler tous les os et d'épandre les cendres sur le territoire vietnamien. Le Milliardaire récupère ainsi les os de son fils et enquête sur sa mort. Il découvre que John, blessé, a été caché et soigné par le vieux. Mais lorsque les habitants du village l'ont découvert, ils l'ont tué avec la fille de son sauveur, en laissant en vie seulement leur fils à peine né. Ému le Milliardaire décide de laisser les dépouilles de son fils au Vietnam, là où a été sa dernière demeure. La nouvelle s'achève ainsi de manière surprenante sur une fin optimiste et riche d'espoirs[1].

"Le Milliardaire ramena le squelette du soldat inconnu aux États-Unis. Il l'enterra en grandes pompes à côté de la tombe de sa femme, dans le caveau de ses ancêtres. Il épousa la femme de service. Ils furent heureux. Ils eurent beaucoup d'enfants. Dans la nombreuse descendance de l’homme, il y eut des femmes, des hommes, de lettres et de culture, renommés, respectés, aimés. L’une d’elles devint la première femme Président des États-Unis d'Amérique[2] ".

Même le second récit, Vacance, se déroule au Vietnam contemporain. Le protagoniste raconte à la première personne son retour au pays natal après beaucoup d'années d'exil. Lan, une fascinante guide touristique le mène à travers les lieux de son enfance, souvent maintenant irreconnaissables. Pendant le voyage l’homme se trouve confronté à une situation de dégradation et de misère, où de jeunes étudiantes sont réduites à se prostituer, où les enfants fouillent les décharges et meurent sur le bord des routes. La triste constatation de la réalité actuelle sanctionne définitivement l’écroulement des idéaux du temps de la guerre. Le protagoniste doit constater que « la guerre est finie, la paix aussi. Maintenant c’est le temps du commerce[3]. » La belle guide, dont le voyageur est amoureux, se révélera être sa compagne d'enfance, et même la femme figurant dans une célèbre photographie devenue un symbole pour les Vietnamiens en France dans le mouvement contre la guerre. À travers les mots de cette femme il comprendra qu'avec la guerre le temps de leur enfance est aussi fini. Le protagoniste a perdu la capacité de demander, maintenant il sait seulement séduire et acheter.

Le dernier texte est un véritable roman, composé de 17 chapitres. La trame, en réalité, est très simple. Il s'agit de la banale histoire d’un amour non partagé. Comme l’affirme l’auteur, « Un amour métèque peut se lire comme le banal récit d'un homme aux prises avec le démon de midi[4]. » Un homme à mi-chemin de sa vie, informaticien d'origine vietnamienne, traverse une période de crise après être tombé amoureux d'une secrétaire de son bureau. Le refus opposé par la femme le plonge dans un état de profonde souffrance. L'homme réfléchit sur sa vie, sur son mariage, sur le sens de l'existence, la solitude et l'impossibilité de communiquer pour qui, comme lui, se sent partout étranger. La nouvelle décrit la vie quotidienne du protagoniste, entre bureau, difficulté dans les rapports avec sa femme, brefs voyages pour les conférences. Le récit se termine avec l'abandon de l’entreprise où était né l'amour pour la secrétaire et la fin de l'amour même.

L’ordre de succession des nouvelles dans le recueil semble ne pas être fortuit et pourrait, au contraire, refléter le but précis de l'auteur. En effet pendant la lecture de l’œuvre on assiste à un progressif déplacement des thématiques collectives et des sujets d'actualité à une dimension plus orientée vers l'intériorité.

La première nouvelle prend pour prétexte quelques événements réels des années Quatre-vingt-dix comme la fin de l'embargo américain et la question des Missing in Action. Elle se présente comme « un conte moral pour notre temps... oscillant entre philosophie et caricature[5] ». Même le second récit, Vacance, se déroule au Vietnam et les problématiques actuelles de ce pays sont encore présentes. Toutefois celles-ci n'ont plus un rôle essentiel dans la nouvelle, alors qu'une attention particulière est portée sur la personnalité du protagoniste et à son évolution dans le cours du récit. Vacance, donc, présente quelques thèmes déjà relevés dans la nouvelle précédente et en anticipe d’autres qu'on trouvera dans Un amour métèque. On pourrait la considérer comme une sorte de point d'équilibre entre la souffrance intime du bref roman final et l'humour critique d’Un squelette d’un milliard de dollars. Dans Un amour métèque, le Vietnam n'est plus présent que dans les souvenirs du protagoniste, comme lieu de l'enfance irrémédiablement perdu. Le sentiment de malaise, l'extranéité, l'incommunicabilité qui frappent celui qui vit loin de sa patrie est au centre de ce roman.

Même du point de vue de la forme on assiste à une évolution que reflète cette thématique. Dans Un squelette d'un milliard de dollars la narration se déroule à la troisième personne et se caractérise par une poignante ironie. Dans le second récit, par contre, on passe à une narration à la première personne et le ton se fait plus mélancolique en accord avec les désillusions et la nostalgie de cette nouvelle. Dans le roman qui conclut le recueil, on assiste, par contre, à une singulière alternance entre narration à la première et à la troisième personne. Ce choix stylistique provoque un effet d’étrangeté, comme si le protagoniste se dédoublait pour se regarder de l'extérieur lorsqu’il parle de lui-même.

La structure de l’œuvre semble reparcourir de manière formelle le parcours existentiel de l'auteur. Comme chez beaucoup d'autres auteurs vietnamiens en exil, le fort lien avec le pays d'origine tend à s’affaiblir et il arrive à un graduel éloignement de la réalité vietnamienne, tandis que se fait plus pressante la question de l’identité liée à la condition du métissage culturel.

Vietnam et Occident : confrontation entre deux cultures

Comme on l’a montré auparavant, l’œuvre de Phan Huy Duong présente une indiscutable cohésion au-delà de la variété des contenus qui caractérise les nouvelles. Entre les principaux éléments d'union dans les trois récits on trouve la confrontation entre la culture orientale, et en particulier vietnamienne, et celle occidentale. Ce thème, comme il est dit dans les chapitres précédents, est présent dans les oeuvres de plusieurs autres auteurs, de la diaspora ou non. Dans les deux premières nouvelles les deux cultures différentes sont représentées par des personnages qui incarnent les valeurs du monde occidental, par exemple le Milliardaire américain, et d'autres qui représentent celui oriental, comme Lan ou le sage vietnamien d’Un squelette d’un milliard de dollars.

Dans l’œuvre, entre les éléments qui représentent l'Occident, le plus significatif est certainement l'argent, dont le pouvoir envahissant devient un symbole de la culture occidentale.

C’est vraiment l'argent le moteur de toutes les actions et de tous les événements dans Un squelette d’un milliard de dollars. L'auteur même explique que « Son sujet réel n’est pas cette histoire de POW/MIA. En tant que drame humain, ce drame mérite d’être résolu au mieux. Le sujet réel, c’est l’inhumanité d’un monde où la seule « valeur » qui reste, c’est... le dollar, où agir, c’est... acheter[6] ! » Avec sa richesse l'Américain semble pouvoir acheter n'importe quoi, les squelettes, les pages des journaux, le silence du gouvernement sur son discutable projet, les personnes mêmes. Il est particulièrement choquant pour le lecteur d’assister à l'achat de différentes filles parmi lesquelles le Milliardaire choisira sa femme de service.

« On les a toutes achetées. Aucun risque de sida ou de maladie. Votre médecin les a toutes examinées. Elles sont vierges et saines. Celle que vous choisirez sera transférée dans la villa dès ce soir. Elle n’en sortira sous aucun prétexte. La villa est bien gardée. »

Des termes qui font référence à l'argent et à l'achat sont très fréquents et en particulier le verbe acheter revient, lancinant, dans tout le récit. Seulement dans un bref passage le riche Américain affirme :

« Eh bien, cette chance, je l’achète […] Je n’enquête pas, je ne négocie pas, j’agis. J’achète […] Par ailleurs, j’achète cash 150 dollars tous les squelettes non identifiés. »[7]

Cet aspect est encore plus significatif si nous considérons la nouvelle par rapport à la production littéraire et cinématographique américaine concernant la question des Missing in Action. Après la fin de la guerre avec le Vietnam il a été produit un bon nombre de films dans lequel de courageux héros des États-Unis affrontaient mille dangers pour sauver les soldats encore prisonniers des impitoyables Vietnamiens. Phan Huy Duong, dans sa nouvelle, semble presque vouloir mettre en lumière qu’au-delà de la rhétorique, les vraies armes dégainées par les Américains (dont le Milliardaire est représentatif) soient, maintenant, les liasses de dollar, qui ne manquent d'autre part pas de produire leurs effets.

Même le protagoniste de Vacance, après le long exil en Europe, a assumé une mentalité typiquement occidentale, la même que celle du Milliardaire dans Un squelette d’un milliard de dollars. Comme le riche Américain il sait seulement acheter. Ce comportement se vérifie même dans son approche avec Lan, qui met en lumière la transformation du protagoniste par rapport aux temps de l'enfance avec ces mots : « À l'époque, tu savais demander. Maintenant tu sais séduire, acheter. » [8]

Au pouvoir de l'argent envahissant  s’opposent quelques rares figures. La plus significative est celle d'un vieux sage présent dans le premier récit. En refusant les richesses que le Milliardaire lui avait offertes, il affirme l'existence de valeurs plus profondes et plus importantes que l'argent. D’entre elles, il y a le respect pour les morts, qu’il impose à l'Américain en lui demandant de rendre au territoire vietnamien les cendres des squelettes. Le vieux, avec sa douceur et sa sérénité semble être le symbole de la sagesse traditionnelle et des valeurs confucéennes. Même la fascinante Lan refuse de se soumettre à la mentalité occidentale selon laquelle tout peut être acheté. Aussi tout en étant attirée par le protagoniste de la nouvelle, Lan refuse sa cour parce qu'elle la perçoit comme une tentative de l'acheter, chose que le protagoniste même confirme en affirmant à la fin de la nouvelle : « Je n'essayais plus de séduire Lan. Je ne pensais plus à l'acheter. »[9]

Ces deux figures, toutefois, ne sont pas représentatives de la société vietnamienne contemporaine, qui est décrite, par contre, comme un monde toujours plus influencé par la culture occidentale dont les valeurs traditionnelles disparaissent rapidement. Le vieil ami Duc, maintenant inséré dans la nouvelle réalité vietnamienne l’a fait remarquer au protagoniste :

« On voit bien que nous sommes en pleine économie de marché […] La guerre est finie, la paix aussi. Maintenant, c’est le temps du commerce. Que crois-tu que nous sommes ici ? Des occidentaux à peau jaune. »[10]

Dans l’œuvre de Phan Huy Duong la confrontation entre des cultures différentes n'est pas présente seulement au niveau des contenus mais elle influence la production littéraire même. Dans Un amour métèque, par exemple, on trouve diverses citations d'auteurs tels que Sartre, Malraux et Pascal. Une abondance de références au monde culturel et littéraire français qui certainement met en évidence comment la culture du pays dans lequel il vit a profondément influencé l'auteur. Dans Vacance, par contre, s’insère une légende traditionnelle du Vietnam. À part ces citations explicites, de toute façon, il est difficile de déterminer quels aspects dérivent d'une influence culturelle vietnamienne et quels autres de la culture française. L'auteur même explique comment de profondes interpénétrations d'éléments typiquement vietnamiens et d’autres typiquement français agissent en même temps dans son esprit :

« Il est des choses que je ne peux dire qu’en vietnamien et d’autre qu’en français. Je suis arrivé en France à 18 ans. A cet âge, l’homme est fait pour une partie essentielle de son être : l’ensemble des rapports sensuels au monde et un ensemble de valeurs d’une civilisation. C’est sans doute pourquoi les amis qui ont connu le même parcours que moi écrivent tous leurs oeuvres littéraires en vietnamien. Mais j’ai mûri en France. J’ai vécu la majeure partie de mon existence dans ce pays. Mon langage doit porter la marque des deux langues. »[11]

Une écriture de l'exil

Le thème de l'exil, que nous avons vu être présent dans la presque totalité des oeuvres de la diaspora, est fondamental même dans ce recueil de nouvelles de Phan Huy Duong. La condition de l'exil, si importante dans la production littéraire des auteurs vietnamiens d'expression française, peut être diversifiée, ainsi que le montre Jacques Mounier[12] dans diverses typologies. Nous en fournirons un bref panorama.

Un premier type d'exil, peut-être le plus commun, est l'exil forcé. Il est perçu comme une perte de dignité et de liberté et vécu comme une condition indéterminée, privée de toute stabilité. L'exilé vit cette condition comme une attente continue de revenir dans sa patrie et il est constamment divisé entre nostalgie et espoir. Il risque en même temps d’être éjecté de la terre d'origine sans s’intégrer complètement dans la communauté d'accueil. Le sentiment de perte et de précarité qui dérive d’une telle situation engendre chez l’exilé une souffrance qui chez beaucoup d'auteurs de la diaspora devient le principal sujet littéraire.

Il y a ensuite un second type d'exil, volontaire. Dans ce cas, quoique choisi consciemment, l'exil jaillit d'un choix difficile et douloureux et il est souvent présenté comme l'unique solution possible face à une situation ressentie comme insoutenable dans le Pays de provenance. Même l'exil volontaire, donc, engendre souvent un sentiment de souffrance et de précarité. Toutefois dans ce cas l'exilé désire s’intégrer au pays d'adoption et il n’a pas toujours l’intention de retourner dans sa Patrie.

Finalement il y a l'exil métaphorique. Quoique souvent lié à l'exil géographique, il peut en fin de compte se vérifier même sans un réel déplacement physique de son Pays. Il s'agit d’avantage d'une sensation d’étrangeté et de malaise de l'homme par rapport à l'ambiance et à la société qui l'entourent. Cette forme d'exil est particulièrement angoissante puisqu'elle engendre un sentiment d'aliénation et de solitude dans n'importe quel lieu, en privant l'exilé de l'espoir même d'un possible retour dans la Patrie. L'exil métaphorique est souvent lié à l'activité littéraire. L'écriture est parfois l'unique moyen en mesure de dépasser l'incommunicabilité et la solitude de l'exil.

Dans le cas de Phan Huy Duong, à l'exil physique, géographique, s'ajoute l’exil métaphorique. Comme dans le cas de beaucoup d'exilés volontaires, l'auteur n'exprime pas dans son oeuvre le désir de retourner au Vietnam, où maintenant il se sentirait étranger. D'autre part il ne se sent pas complètement intégré même en France, son Pays d'adoption. La scission entre deux mondes et deux cultures dans lesquelles on se sent étranger, engendre chez l'auteur une condition de déracinement.

« Mon point de départ, si on peut dire, mais, sur ma langue fourchue, le dire c’est déjà mentir, n’était ni une idée - il aurait fallu avoir une culture -, ni un père, une mère - il aurait fallu avoir une enfance -, ni un frère, une sœur, une amie - il aurait fallu avoir une jeunesse -, ni un homme, une femme - il aurait fallu avoir la foi -, ni un ciel, une terre, un arbre, une pierre, un éclat de soleil ou de lune sur des éclats de feuilles ou d’eau - il aurait fallu avoir une patrie. Encore moins la tendresse d’un toit - il aurait fallu avoir la paix. Mon point de départ est une fuite »[13].

Le sentiment de malaise, l'extranéité, l'incommunicabilité qui frappe celui qui vit loin de sa patrie est centrale dans l’œuvre de Phan Huy Duong. Le protagoniste de Vacance et Un amour métèque est décrit comme « seul, désaxé, déraciné, interdit. Seul comme un immigré. Il a beau dire: j’ai une double culture. C’est insensé.[14] » La profonde souffrance qui dérive de cette condition est exprimée, dans le texte, à travers la fréquence du terme souffrance et d'autres vocables du même champ sémantique. Déjà dès les premières pages de la nouvelle il y a une telle redondance.

« Je me vois souffrir. Et je sombre de nouveau dans le trou. Je deviendrais fou. Je ne suis déjà plus capable de dire ma souffrance […] Il y a une souffrance qui se balade sans raison en prenant ma forme, gratuitement. Quelle injustice!

Parfois je me vois souffrir. Je me dis je souffre, et j’ai peine à croire qu’il s’agit de moi.[15] »

À l'extranéité soit par rapport au Pays d'origine soit par rapport à celui d'adoption il semble s'ajouter, dans le cas de Phan Huy Duong, un exil de lui-même qui se manifeste dans l'alternance entre la première et la troisième personne. Le passage du je au il impersonnel semble, en effet, montrer comment le protagoniste-narrateur se perçoit lui-même avec un sentiment d'extranéité, comme s’il parlait d'une autre personne.

Le pessimisme dérivant de cette situation élève Un amour métèque à une dimension universelle dans laquelle l'être humain est perçu comme « une marionnette qui rêve et s’épuise en vaines gesticulations. Sa seule liberté est de bêler pour ou contre le troupeau, tout en le suivant de gré ou de force.[16] » Dans ce pessimisme on peut apercevoir quelques analogies avec la pensée existentialiste. En effet, comme il est dit dans le paragraphe précédent, dans Un amour métèque on trouve de nombreuses citations de Sartre et des thèmes variés typiques de l’existentialisme.

Comme divers autres auteurs, entre lesquels nous rappelons Anne Moï et Pham Van Ky, même Phan Huy Duong affronte le thème du retour au pays natal. Chez les écrivains de la diaspora revenir dans la patrie est un sujet littéraire particulièrement intéressant puisque la confrontation avec la terre d'origine met en évidence combien l'expérience de l'exil peut transformer les exilés et les éloigner irrémédiablement de la culture et des traditions de leur Patrie.

Pour le protagoniste de Vacance cette expérience est vécue comme un voyage initiatique, presque comme si Lan, une sorte de Béatrice orientale, le guidait dans une descente aux enfers (et la réalité avec laquelle il se trouve confronté semble vraiment infernale) qui portera le personnage à une conscience supérieure de lui-même. Il comprend que non seulement le pays s'est transformé par rapport aux années de son enfance mais lui-même est changé profondément. Maintenant, au Vietnam, le protagoniste est traité comme un touriste.

« Elle a préparé mon séjour dans le moindre détail. Je reconnais le circuit touristique pour étranger. Normal. Je n’ai plus de famille, d’amis ici.[17] »

La confrontation avec le Vietnam actuel provoque en lui un sentiment de désillusion par rapport aux souvenirs et à ses idéaux pendant la guerre. En outre le protagoniste comprend que la communication entre ceux qui, en restant en Vietnam, ont vécu la guerre et ceux qui, comme lui, ont seulement « couché avec elle[18] » est impossible. Le voyage, donc, se conclut avec la constatation définitive de l'impossibilité de revenir en arrière. Malgré cette nouvelle conscience qui engendre la souffrance la conclusion du texte n'est pas entièrement négative. En effet alors qu'au début de son voyage le personnage semblait cynique et indifférent, au fur et à mesure qu'il s’immerge dans sa terre d'origine et en découvre la dégradation et la pauvreté, il réussit à redevenir humain et à éprouver des sentiments authentiques. La nouvelle se conclut avec le retour en France du protagoniste qui semble avoir acquis une nouvelle sérénité.

« Je me suis dit que j’ai quarante ans, que moi aussi, j’ai eu une enfance, un temps de l’amitié, que la guerre est finie, qu’il me reste l’avenir, que je le vivrai, que je le mourrai chez moi, là où je suis devenu ce que je suis, nulle part. Qu’un jour peut-être j’y trouverais le courage, une dernière fois, de demander. Qui sait ?[19] »

On a vu que le sentiment d'aliénation et d'extranéité éprouvé par le protagoniste de Vacance ne peut pas être dépassé à travers le retour au Pays d'origine. L'amour non plus ne peut s’opposer à l'incommunicabilité et à la solitude du métèque. Au contraire la condition de l'exil, avec ses conséquences dramatiques sur l’intériorité de l'exilé, refuse au protagoniste de Vacance et Un amour métèque la possibilité d’aimer. Dans Vacance l'homme est repoussé par la fascinante  Vietnamienne Lan. Il ne peut pas y avoir d’amour entre eux parce qu'ils sont maintenant trop différents et la compréhension réciproque n'est plus possible. Dans Un amour métèque le protagoniste retourné en France, tombe amoureux d'une secrétaire mais même cette fois l'amour est destiné inévitablement à la faillite. Le refus de l'amour du protagoniste de la part de la femme est perçu même comme une forme d'exil.

« Il était aimé parce qu’elle avait voulu l’aimer. Je ne l’étais pas parce qu’elle ne l’avait pas voulu. C’était tout, et c’était atroce. Je n’étais que ce refus, cet exil définitif, gratuit, insurmontable. […] Il passa ainsi la matinée, perdu dans le sentiment de son exil, surprenant de temps en temps les yeux de l’homme qui épiait sa souffrance.[20] »

L'amour non partagé pour la secrétaire génère en lui douleur et souffrance. Ceux-ci, cependant, n'ont pas seulement une valeur négative. L'auteur affirme :

« Que cet amour soit refusé, notre homme doit plutôt en bénir le ciel : cela le fait souffrir, donc exister. En effet, sa vie, du moins jusqu’à l’âge de quarante ans, n’est rien d’autre qu’une recherche de la justification de son existence.[21] »

Le fait que l'amour ne réussisse pas à se réaliser, du reste, n'étonne pas. C’est le protagoniste même qui se sent incapable d’aimer réellement parce qu’il est conscient de sa substantielle solitude. Nous pouvons le constater dans ces mots de Phan Huy Duong, qui s'adaptent bien à la situation de son personnage, même s’ils se réfèrent, en vérité, à lui-même :

« Je peux le dire, en toute humilité, en tout orgueil, en toute humanité : je n’ai jamais tenté de m’enraciner dans un amour. Je n’ai jamais su aimer comme on devait aimer. Car je suis né sans repères. Je n'ai pas appris à recevoir, je ne sais pas donner. Jamais, rien ne m’a été dû.[22] »

Même la relation avec sa femme est mise en cause et analysée par le protagoniste. Était-ce l’amour ou les idéaux communs qui les avaient unis ? Les années d'engagement politique, comme le constate la femme, les ont certainement rapprochés.

« Nous avons partagé le même engagement, la même lutte, la même vie. Presque tout ce que j’ai entrepris, je l’ai réussi. Les échecs eux-mêmes m’apparaissaient comme des étapes. Puis il y a eu la victoire, cette explosion de fraternité heureuse, tu te rappelles? C’était en 75. Un soleil éclatant inondait un 1er mai d’allégresse. Nous marchions côte à côte dans la foule qui descendait en riant le boulevard Malesherbes. Nous nous tenions la main en silence […] La guerre était finie. Nous avions vaincu. Les portes de l’avenir brusquement s’ouvraient. Nous avions un monde à bâtir dans lequel nos enfants seraient heureux.[23] »

Mais maintenant que ces certitudes ont disparu la communication se révèle impossible.

« Maintenant, c’est fini. Les portes se sont refermées. L’avenir que nous avons projeté est mort. […] Je n’ai personne à qui parler. Personne, sauf toi. Tu as toujours été mon appui dans les moments d’incertitude. Je te découvre aussi faible, aussi désemparé que moi, et je suis étrangère à ta solitude.[24] »

Tous les deux ont conscience du fait que « on ne peut que mimer la douleur des autres, on ne peut jamais la partager.[25] » Même l'amour, donc, ne peut soulager le drame existentiel du métèque.

L'unique moyen pour soulager sa souffrance et dépasser le mur de l'incommunicabilité est l'écriture. Pour le protagoniste d’Un amour métèque écrire semble avoir une fonction presque thérapeutique : « Alors j’écris. Je m’efforce de voir, de décrire ma douleur, de l’expulser de moi en la crachant sur le papier.[26] » C’est seulement en l'écrivant qu’il réussit de « décoller un peu d’elle (la souffrance)[27]. » L'écriture, donc, semble représenter une véritable ancre de salut : « Il faut que je m’accroche à la page blanche. Quand on se noie, on s’agrippe à l’épave qu’on a.[28] » Le but même du roman semble être dû, au moins en partie, à la nécessité de prendre ses distances par rapport aux souffrances qui submergent le personnage. Le texte s'ouvre en effet avec ces mots : « Si, à l’issue de ces pages, je n’arrive pas à sortir de ma souffrance, je sombrerais probablement dans la démence.[29] »

La narration autobiographique

Une expérience profondément intime comme l'exil comporte souvent le choix du genre autobiographique, une forme qui se prête bien à parler de soi et au repli intérieur. La forme d'énonciation autobiographique est utilisée par beaucoup d'auteurs vietnamiens de la diaspora et dans leurs oeuvres cette typologie narrative présente différentes variances.

Parfois, comme dans les oeuvres de Kim Lefèvre, la forme autobiographique est respectée : narrateur, personnage et auteur coïncident et le récit se déroule à la première personne. Chez d’autres auteurs, par contre, le je tend à devenir un nous et à travers la narration de son expérience vécue on exprime des instances collectives. Dans d’autres cas encore malgré la narration à la première personne, l'auteur prend ses distances avec le texte en niant la forme autobiographique. Dans Les reflets de nos jours, de Nguyên Huu Chau, l'auteur présente le texte sous la forme du journal d'un ami mort dans la guerre qu’il dit avoir retrouvé. D’autres textes, ensuite, sont énoncés sous forme épistolaire ou bien narrent des expériences qui semblent reparcourir la vie de l'auteur mais en utilisant la troisième personne.

On peut ranger, à l'intérieur de cette variété de formes autobiographiques, des cas d'expérimentation stylistique, entre lesquelles nous pouvons compter même la nouvelle Un amour métèque. Dans ce texte on alterne diverses voix narrantes. Les principales sont je et il mais dans quelques endroits le narrateur s'exprime même à la seconde personne et dans un passage il paraît sous le nous, se référant à quelqu’un qui, comme le protagoniste, se trouve en exil. Ces instances énonciatives se superposent fréquemment mais font toutes référence à l'identité du protagoniste et narrateur. À l'alternance continue entre les personnes au niveau grammatical s'ajoute, parfois, le passage du temps présent au passé. En particulier le narrateur évoque quelques événements de son enfance. Même dans ces épisodes je et il s'alternent. La narration, par exemple, débute à la troisième personne :

« Il avait trois ans. Il était enfermé dans une jarre avec son frère. »

Ensuite elle passe au je :

« Ce jour-là, pour la seconde fois, un homme me donna gratuitement la vie. Je ne l’oublierais jamais »,

pour revenir vite à la narration impersonnelle :

« Il avait six ans, un soir, quand il décida de quitter sa famille.[30] »

Ce type d'écriture, qui semble s'approcher des formes autobiographiques plus innovatrices des dernières années, reflète le malaise existentiel qui envahit le protagoniste. Le lecteur, en effet, a l'impression de percevoir son je comme désintégré et constitué d'une pluralité d'identités fragmentées, scindées qui se recomposent cycliquement.

Cette désagrégation de l'appartenance identitaire et du sentiment d'aliénation est typique du type d'exil que nous avons défini comme métaphorique. Lorsque le je est substitué par la troisième personne on a l'impression que le narrateur s'observe de l'extérieur et qu’il se perçoive comme un autre.

« Parfois je me parle de moi comme d’un autre. Parfois un autre se met à souffrir comme s’il était moi. Qui est-il et qui suis-je ? Je, Il, accouplement féroce du silence avec un cri.[31] »

Comme l'auteur le confirme lui-même, le protagoniste d'Un amour métèque et de Vacance est en réalité le même personnage. L’expérimentation narrative du bref roman est cependant entièrement absent dans la nouvelle. Celle-ci est caractérisée par un style concis, avec très peu de commentaires, et d'un système paratactique  neutre. La narration est menée pendant tout le texte à la première personne.

Quoique ce ne soit pas vraiment de l’autobiographie, il est naturel de se demander si le personnage de ces deux récits peut être identifié avec l'auteur. Phan Huy Duong ne fournit rien de l'intérieur des textes à ce propos. Toutefois beaucoup d'épisodes présents dans les nouvelles, comme l'enfance pendant la guerre, l'exil en France, l'engagement contre la guerre du Vietnam, sont des événements réels qui ont marqué l'existence de l'auteur.

L'écriture dans Un squelette d’un milliard de dollars mérite une étude à part. Cette nouvelle n’est pas autobiographique, elle est racontée à la troisième personne par un narrateur extraterrestre. La caractéristique principale de ce texte est l'extrême essentialisme du discours, pratiquement dépourvu d'adjectifs. Comme l'auteur l’explique lui-même, dans cette nouvelle,

« Ce qui choque, c’est le style. Dans le texte, il n’y a pratiquement pas d’adjectifs ! Dans toutes les langues, les adjectifs sont des mots qui expriment les qualités de la vie, l’être humain en tant qu’être vivant, ou bien les valeurs d’une civilisation. Dans ce texte, il n’y en a pratiquement pas ! Pour décrire un monde inhumain, j’utilise consciemment un langage inhumain tout juste suffisant pour exprimer les relations humaines comme des relations de l’homme avec les choses. C’est ça, la littérature.[32] »

Entretien avec Phan Huy Duong

En 1994 vous décriviez un Vietnam où les valeurs traditionnelles étaient en train de disparaître sous l'influence de la culture du commerce typiquement occidentale. Aujourd'hui pensez-vous que les traditions de votre pays vont être oubliées? Quel rôle peut avoir la littérature dans cette situation de rapide évolution et modernisation?

L'effondrement des valeurs traditionnelles au Vietnam a des raisons multiples:

1.     La guerre. Elle a duré près de 30 ans avec une pause de quelques années seulement et uniquement sur le plan militaire. Elle a totalement bouleversé le paysage social du Vietnam.

2.     La Réforme Agraire sous l'égide du Parti des Travailleurs (ancien nom du Parti communiste actuel). Elle a totalement déstructuré le village qui a constitué l'unité sociale communautaire du Vietnam pendant des siècles.

3.     L’exode des Vietnamiens du Nord vers le Sud lors de la séparation du pays en deux zones, en 1954-1955. Un million de personnes. Elle a vidé en partie les villes du Nord de sa population la plus instruite, la plus cultivée. Actuellement à Hanoi, il n'y a plus que 10% de la population qui sont des Hanoiens de souche.

4.     L’instauration du système « socialiste » qui a voulu effacer par la dictature (éducation, édition, information, média, etc.) la culture dite féodale et petite bourgeoise du Vietnam pour la remplacer par une culture prolétarienne qui n'a tout simplement jamais existé ! Le Vietnam n'était pas et n'est toujours pas un pays industrialisé, il y a peu d'ouvriers et la majorité d'entre eux sont des gens incultes. Le résultat : la culture traditionnelle est étouffée, y compris dans la vie quotidienne par des gens incultes ou des gens peu soucieux de valeurs, quelles qu'elles soient, mais qui détiennent le pouvoir.

5.     L'exode des Vietnamiens vers l'étranger à la fin de la guerre et plus tard par la fuite en mer (boat-people). Elle a vidé le Sud d'une grande partie de sa population instruite et cultivée.

C'est dans ce contexte que le Vietnam s'est ouvert à l'économie de marché dans la pire des situations : il est complètement désarmé sur le plan culturel. L'idéologie communiste s'est effondrée y compris dans la tête des dirigeants et des membres du PC car elle ne correspond à aucune réalité économique et sociale. L'idéologie bourgeoise n'existe plus, d'une part parce que le VN n'a jamais eu une vraie bourgeoise digne de ce nom (le pays était constitué à 90% de paysans) et ceux qui auraient pu devenir le noyau d'une classe bourgeoise cultivée ont en majorité fui à l'étranger ou sont réduits au silence. Sans compter le fait que pendant plusieurs décennies, ils n'avaient pratiquement pas accès aux oeuvres de  l'Occident. Les valeurs traditionnelles sont étouffées d'un double point de vue : a/ elles ne correspondent plus à la structure sociale et économique en cours de mutation rapide du pays et b/ elle est réduite au silence par la dictature du PC sur la presse, l'édition, les média, l'éducation, etc. et ce PC est profondément gangrené par la corruption. Bref, nous sommes dans une période de capitalisme sauvage. Ce genre de capitalisme non seulement n'a aucun besoin de la culture, des valeurs quelles qu'elles soient, il en a même peur.

Aujourd'hui 60% des Vietnamiens ont moins de 25 ans ! Avec la vie qu'ils mènent, l'éducation qu'ils ont reçue, il ne doit pas rester grand-chose de tout l'héritage culturel du passé « lointain ». La culture traditionnelle du Vietnam avait survécu au temps grâce à :

·        la culture orale

·        la culture classique de langue chinoise

·        la culture classique en Nôm (Vietnamien écrit avec des idéogrammes chinois, inventés par les Vietnamiens pour transcrire leur vocabulaire propre)

·        la culture moderne transcrite en caractères latins, le Quôc Ngu.

Peu d'autres choses ont survécue au temps et aux guerres.

Cela signifie que la littérature est peut-être l'un des moyens essentiels pour la conservation et la propagation des valeurs traditionnelles. Mais elle est extrêmement surveillée, opprimée.

Dans les œuvres des écrivains en exil, et dans votre recueil aussi, la question identitaire est souvent très importante. Quel est votre concept d'identité? Combien est-elle liée au sens d'appartenance à un Pays ou à une communauté?

En ce qui me concerne, la question identitaire ne se pose que lorsque l'homme est malheureux. Il est malheureux lorsqu'il ne trouve pas sa place dans le monde. Il ne la trouve pas parce qu'il en est rejeté. Ceci est valable non seulement pour les gens en exil, mais aussi pour les Français de souche. Par exemple, lorsque la décision d'un inconnu, Américains, Japonais, Chinois, Bruxellois anonyme, etc. jette des dizaines de milliers de Français hors d'une existence sociale normale, le Français lui-même se demande si la France et la vie qu'il y mène lui appartiennent vraiment, si elle peut encore avoir un sens pour autrui et pour lui-même ! La mondialisation capitaliste n'est pas un vain mot. Dans le monde que nous vivons, nous commençons tous à devenir des métèques !

Vous pouvez le constater dans la nouvelle Un Squelette... Elle parle clairement du monde contemporain. Ce monde n'est pas humain car toutes les civilisations sont en crise.

Pour moi, le concept d'identité n'est pas lié au sentiment d'appartenance à un pays, à une communauté. Il est lié au processus réel du devenir humain ou inhumain d'un homme. Ce devenir dure toute une vie. Comme je l'ai expliqué dans mon livre de philosophie, Penser Librement, l'homme ne naît pas humain, il doit apprendre à le devenir. Il l'apprend à travers l'apprentissage d'une langue, c'est-à-dire en réincarnant en lui une culture. Les enfants des immigrés en France qui ont réussi à s'intégrer normalement à la société française se sentent français parce qu'ils parlent, pensent et sentent en français. De la culture de leurs parents, il reste peu de chose : des formes de relations familiales, le goût d'une cuisine, etc.

Dans vos nouvelles on est frappé par la souffrance qui hante ceux qui se trouvent à cheval sur deux civilisations. Ne pensez-vous pas que cette condition soit aussi un enrichissement?

Étant devenu humain à travers deux langues, je suis comme vous le dites, à cheval sur deux civilisations. Je me sens tout aussi vietnamien qu'un Vietnamien et tout aussi français qu'un Français car je vis, je pense et je sens dans les deux langues. Cette situation n'est pas douloureuse en elle-même. Elle contribue naturellement à enrichir la personnalité. La plupart des gens qui jouissent d'une existence normale s'en arrangent fort bien : selon les besoins, ils utilisent une langue ou une autre, goûtent des plats d'un pays ou un autre, etc. Dans la première moitié du 20e siècle, ce genre de problème ne se posait même pas.

Cette situation commence à devenir douloureuse quand les civilisations sont toutes les deux en crise. On ne peut s'appuyer sur aucune pour donner un sens, une valeur à sa vie. Alors, on souffre doublement ! On souffre autant, mais différemment selon le sujet, selon la langue à travers laquelle on souffre, car étant biculturel on aborde chaque sujet particulier dans la langue à travers laquelle on le connaît le mieux. En contrepartie de cette double douleur on est aussi capable de sentir, de comprendre la douleur d'autrui, dans une civilisation et dans l'autre.

Cela est aussi un enrichissement. Mais, à mon avis, le vrai enrichissement qualitatif n'est possible que si on ose affronter la crise de face, tenter de la comprendre jusqu'au bout et de lui inventer une solution. Si on trouve cette solution, elle est valable pour les deux civilisations, elle est plus humaine que toutes les valeurs passées dans les deux civilisations.

Dans les œuvres de beaucoup d'auteurs francophones (je parle ici d'auteurs non vietnamiens) la langue française est influencée par des expressions et des tournures linguistiques dérivées de leur langue maternelle. Dans votre oeuvre je n'ai pas remarqué cet aspect, qui est absent, je crois, aussi dans les autres auteurs d'origine vietnamienne. Quelle est selon vous la raison de ce phénomène?

Parce que, dans un sens, la langue vietnamienne contemporaine est une cousine germaine de la langue française. Au début du siècle dernier, une centaine d'intellectuels vietnamiens ont inventé le vietnamien contemporain en lui donnant, dans leurs oeuvres :

1.     L’écriture latine

2.     Les pensées du Siècle des Lumières, les formes de la littérature française du 17e au 19e siècle, notamment le romantisme.

3.     la structure très rationaliste de la langue française. Il suffit de lire les manuels de grammaire de l'époque pour s'en rendre compte : on dirait une traduction de la grammaire française de ce temps-là !

Vous trouverez des textes de moi sur ce sujet dans mon site web :

 http://amvc.free.fr notamment dans le livre Au fil des jours, au fil des oeuvres.

Dans la culture européenne la créativité de l'activité littéraire est perçue comme difficilement conciliable avec une discipline comme l'informatique. Au contraire dans Un amour métèque vous arrivez à conjuguer ces deux éléments. Quelle influence ont eu le langage et les méthodes de travail de l'informatique sur votre écriture?

Le métier de l'informatique m'a apporté une chose : une série de réflexion sur la nature du langage. Le monde informatique est entièrement piloté par les langages de programmation. Ce sont des langages hautement formels et normalisés. C'est pourquoi on peut reconnaître l'exactitude d'un programme avec l'aide d'un automate qu'on appelle compilateur. Mais les programmes en eux-mêmes n'ont pas de sens ! On peut très bien écrire un programme ou un sous-programme reconnus comme exacts et qui ne « signifient » rien. C'est souvent l'origine des bugs. Ce genre de langages est parfaitement adapté aux rapports matériels de l'homme au monde. Par exemple, il peut nous aider à piloter un robot pour observer le fond de la mer, les crevasses sur Mars. Il est parfaitement illusoire qu'on puisse s'en servir pour exprimer un sentiment, une valeur. Le langage littéraire, s'il parvient à exprimer le rapport global de l'homme au monde comporte aussi ce type de rapport. Selon le rapport au monde que vous voulez exprimer, que vous souhaitez partager avec le lecteur, il vous faut utiliser le langage autrement. Voici un exemple :

1.     Ici se dressait une tour haute de 200m. (rapport matériel).

2.     Ici se dressait une tour d'une hauteur vertigineuse. (rapport sensuel).

3.     Ici se dressait une tour, merveille de l'intelligence et de la beauté (rapport de valeur).

Le mieux est de savoir marier les trois, judicieusement !

Vous trouverez des explications détaillées sur ce sujet dans mon livre Penser librement.

23 Octobre 2005

Conclusion

Le but de ce mémoire était de présenter une analyse la plus complète possible de l’œuvre de Phan Huy Duong Un amour métèque dans le contexte de la littérature francophone de la diaspora. On a cherché ici de comprendre quels thèmes et quelles caractéristiques formelles du recueil sont communs à d’autres oeuvres d'auteurs francophones de la diaspora et quels éléments peuvent être considérés, par contre, innovants. Nous avons pu constater comment beaucoup d'aspects de l’œuvre dont on s'est occupé sont présents dans la majorité des écrivains francophones, par exemple la confrontation entre les cultures orientale et occidentale, la souffrance de l'exil ou de la narration autobiographique. Toutefois dans les nouvelles de Phan Huy Duong de nombreux éléments sont des élaborations originales puisqu'il y apporte une importante contribution personnelle. En particulier on trouve dans la dernière nouvelle une expérimentation de l’art narratif d’un grand intérêt, dans laquelle l'alternance entre la première et la troisième personne reflète la fragmentation de l’identité du protagoniste.

Bien que cette étude sur la littérature vietnamienne de la diaspora ne soit pas du tout exhaustive, néanmoins de l’analyse sommaire présentée ici, on peut déjà se rendre compte que dans cette production littéraire l'appel au Pays natal importe plus que tous les autres éléments. Le titre de cette thèse s’explique en effet par le rôle fondamental du Vietnam dans le recueil de Phan Huy Duong comme dans beaucoup d'autres oeuvres de la diaspora. Le Pays d'origine, en effet, émerge dans beaucoup d’œuvres sous forme de souvenirs fragmentaires, maintenant lointains et voilés dans la mémoire mais encore en mesure d'engendrer la souffrance et l'inquiétude. Même lorsque, dans une nouvelle comme Un amour métèque, le protagoniste semble n’avoir plus rien à faire avec sa Patrie, des fragments de Vietnam resurgissent pour souligner les profondes racines qui continuent à le lier au Pays d'origine.

 



[1] La question des Missing In Action est toujours opaque et les informations répertoriées à cet égard sont floues et souvent contradictoire. Il nous semble de toute façon utile de fournir quelques informations essentielles à ce sujet. En 1973, au terme de l’engagement militaire direct au Vietnam, l'armée américaine comptait, selon les sources officielles, environ 58000 morts et 100000 mutilés. À ces chiffres on devrait ajouter des déserteurs, prisonniers de guerre (POW, c'est-à-dire Prisoners Of War), soldats décédés pendant le conflit mais dont les corps n’ont pas été retrouvés (KIA et BRN, c'est-à-dire Killed En Action et Bodies Not Recovered) et finalement dispersés, dénommés Missing en Action (MIA). Selon les accords de Paris (27 janvier 1973) tous les prisonniers de guerre auraient dû être rapatriés. En effet 591 POW furent récupérés pendant l'opération Homecoming au printemps 1973. Il reste cependant au-delà de 2000 soldats américains disparus. Sur leur sort on n'eut jamais d'informations claires et définitives. Soit le gouvernement américain aussi bien que celui du Vietnam niaient la possibilité qu'il y eut encore des prisonniers dans les prisons vietnamiennes alors que quelques vétérans rapatriés au terme de la guerre soutenaient le contraire. Une telle possibilité a engendré dans les familles des disparus l’espoir de pouvoir retrouver les êtres qui leur sont chers. Ainsi est né un véritable racket de photo-pièges dans lesquelles des montages où des portraits de militaires américains encore en vie dans les bagnes pénaux du Vietnam ont été présentés aux familles dans le but de leur extorquer des sommes exorbitantes en échange d'informations fausses ou de missions fictives de récupération. En 1994, avec la fin de l'embargo, quelques américains sont effectivement venus au Vietnam pour chercher à retrouver les membres de leur famille ou des informations sur eux.

[2] Phan Huy Duong, Un amour métèque, Paris, Éditions l’Harmattan, 1994, page 26.

[3] Ibid. page 35

[4] Phan Huy Duong, Diễn Ðàn – Forum n° 13, 07.1994

[5] Nadine Dormoy, article répertorié sur le site : http://amvc.free.fr/PhanHuyDuong.htm

[6] Nous citons les mots de Phan Huy Duong tirés de notre interview avec l'auteur.

[7] Phan Huy Duong, Un amour métèque, Paris, éditions l’Harmattan, 1994, page 13.

[8] Ibid. page 51.

[9] Phan Huy Duong, Un amour métèque, Paris, éditions l’Harmattan, 1994,  page 48. C’est nous qui soulignons.

[10] Ibid. page 30-35.

[11] Nous citons les mots de Phan Huy Duong tirés de notre interview de l'auteur.

[12] Cf. Mounier Jacques (présenté par), Exil et littérature, Grenoble, Équipe de Recherche sur le voyage, Université de Langues et Lettres de Grenoble, ELLUG, 1986.

[13] Phan Huy Duong, Point de Rupture, Texte pour le livre Trajet à travers le cinéma de Robert Kramer, Institut de l’Image, Aix-en-Provence, 2001.

[14] Phan Huy Duong, Un amour métèque, Paris, éditions l’Harmattan, 1994.

[15] Ibid. page 55

[16] Ibid. page 84.

[17] Ibid. page 84.

[18] Ibid. page 51.

[19] Ibid. page 52.

[20] Ibid. page 63-64.

[21] Phan Huy Duong, Diễn Ðàn – Forum n° 13, 07.1994

[22] Phan Huy Duong, Point de Rupture, Texte pour le livre Trajet à travers le cinéma de Robert Kramer, Aix-en-Provence, Institut de l’Image,  2001.

[23] Phan Huy Duong, Un amour métèque, Paris, éditions l’Harmattan, 1994, page 83-84.

[24] Ibid. page 85.

[25] Phan Huy Duong, Diễn Ðàn – Forum n° 13, 07.1994.

[26] Phan Huy Duong, Un amour métèque, Paris, éditions l’Harmattan, 1994, page 56.

[27] Ibid, page 57.

[28] Ibid. page 57.

[29] Ibid. page 55.

[30] Ibid. page 77.

[31] Ibid. page 77.

[32] Nous citons les mots de Phan Huy Duong tirés de notre interview avec l'auteur.