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Nguyễn Quang

Après l’Empire – Essai sur la décomposition du système américain

d’Emmanuel Todd [1]

Notes de lecture

Deux ans après le 11 Septembre, six mois après l’invasion de l’Irak, la commémoration des attentats contre le World Trade Center a permis de mesurer à quel point la perception des États-Unis d’Amérique par le reste du monde semble avoir radicalement changé. On ne parle pas ici des pays du Tiers Monde (Asie, Amérique latine…) qui ont payé au prix fort leur connaissance du « talon de fer » américain [2], mais des alliés et clients traditionnels des États-Unis, d’un bout à l’autre de l’Eurasie, qui découvrent avec effarement une « république impériale » (pour reprendre le mot de Raymond Aron)  devenue le principal facteur d’instabilité, le principal fauteur de guerre de la planète. Une Amérique chauvine et agressive, arrogante et militariste, une Amérique qui fait peur, et d’autant plus que rien ne semble pouvoir s’opposer à son projet hégémonique, à une Pax americana assise sur les ruines du droit international. Dans ce contexte d’hystérie (américaine) et d’angoisse (du reste du monde), le petit livre d’Emmanuel Todd — écrit et paru juste avant la guerre d’Irak — n’en paraît que plus iconoclaste. Le titre lui-même semble une provocation contre le mode (pour ne pas dire la mode) de pensée dominant : Après l’Empire — Essai sur la décomposition du système américain. Pourquoi « après l’Empire » ? Parce que, s’il y a peut-être eu un empire américain au XXe siècle, il n’y en aura pas au XXIe. « Le monde est trop vaste, trop divers, trop dynamique pour accepter la prédominance d’une seule puissance. L’examen des forces démographiques et culturelles, industrielles et monétaires, idéologiques et militaires qui transforment la planète ne confirme pas la vision aujourd’hui banale d’une Amérique invulnérable. » (Extrait de l’introduction.) Pourquoi « décomposition » ? Parce que, même si les États-Unis sont « une très grande nation dont la puissance a été incontestable, leur déclin paraît irréversible (…). Parce qu’elle n’a plus la force de contrôler les acteurs économiques et stratégiques majeurs que sont l’Europe et la Russie, le Japon et la Chine, l’Amérique perdra cette dernière partie pour la maîtrise du monde. Elle redeviendra une grande puissance parmi d’autres » (ibid.).

On pourra toujours rétorquer que ceci n’est que la énième variation sur un thème bien connu, celui du déclin américain. Sauf que l’auteur n’est pas le premier venu : démographe de formation, il avait été pratiquement le seul observateur à prédire, en analysant les statistiques de mortalité infantile, la décomposition du système soviétique, et ce, dès 1976  [3], à une époque où le “socialisme réel” semblait coulé dans l’éternité. Il récidive aujourd’hui en analysant la décomposition du système américain. Mieux, il propose, selon ses propres termes, un « modèle explicatif rigoureux du comportement international des États-Unis », tant il est vrai que « la trajectoire stratégique erratique et agressive de la “superpuissance solitaire” ne peut être [rationalisée] que par la mise à nu de contradictions non résolues ou insolubles, et des sentiments d’insuffisance et de peur qui en découlent » (p. 16).

 

Le siècle américain

 

Personne ne peut contester que le XXe siècle aura été le siècle de l’Amérique. Les raisons de la prédominance américaine remontent même au XIXe siècle, quand l’isolement des États-Unis, diplomatique et militaire, cachait en fait une « croissance économique [qui se nourrissait] de deux flux continus et indispensables venus d’Europe, l’un en capital, l’autre en travail. Investissements européens et immigration d’une main-d’œuvre à taux d’alphabétisation élevé ont été les véritables ressorts économiques de l’expérience américaine. [De sorte] qu’à la fin du XIXe siècle, l’Amérique disposait de l’économie non seulement la plus puissante de la planète, mais aussi la plus autosuffisante, massivement productrice de matières premières et largement excédentaire sur le plan commercial » (p. 23). L’émergence de l’Amérique au plan international date de la Première Guerre mondiale, qui a détruit la puissance de l’Europe [4], mais il a fallu attendre la Seconde Guerre pour que les États-Unis prennent enfin dans le monde la place qui correspondait à leur puissance. Une puissance à la fois économique, militaire et idéologique. « En 1945, le PNB américain représentait plus de la moitié du produit brut mondial et l’effet de domination ne pouvait être que mécanique, immédiat. Certes, le communisme couvrait, vers 1950, le cœur de l’Eurasie, de l’Allemagne de l’Est à la Corée du Nord. Mais l’Amérique, puissance navale et aérienne, contrôlait stratégiquement le reste de la planète, [avec l’appui] des protectorats allemand et japonais, deux adjonctions considérables par leur importance économique, et la bénédiction d’une multitude d’alliés et de clients » (pp. 24 & 77). Mais hégémonie n’est pas synonyme d’empire, et si l’hégémonie américaine des années 1950-1990 sur le monde non communiste a « presque mérité le nom d’empire », selon la propre expression de l’auteur, c’est qu’il s’y ajoutait une dimension idéologique, imposée mais, plus encore, acceptée : dans la seconde moitié du XXe siècle, étape après étape, la “république impériale” a mis en place, dans le monde qu’elle contrôlait militairement et politiquement, des règles du jeu correspondant à ses préférences idéologiques, et force est de reconnaître que, du moins dans un premier temps, sa prétention à assurer le bien-être de son camp selon ses principes libéraux (économie capitaliste, démocratie politique) n’était pas injustifiée. « Il serait absurde de considérer l’émergence de ce système comme un phénomène destructeur : la croissance des années 1950-1975 en témoigne. Le plan Marshall, qui a fourni à l’Europe les moyens de sa reconstruction et aux États-Unis ceux d’échapper à une nouvelle crise du type 1929, reste un exemple d’intelligence politique et économique (…). On doit parler pour cette période d’un impérialisme positif », du moins pour le camp occidental (p. 84). À cette prédominance idéologique, il ne faut surtout pas oublier d’ajouter l’effet psychologique et culturel, ce que Joseph Nye a théorisé sous le nom de soft power : l’Amérique ne régnait pas seulement par sa puissance, mais aussi et peut-être surtout par le prestige de ses valeurs, de ses institutions et de sa culture. Une théorie « magnifiquement vérifiée », fait remarquer l’auteur, par les réactions planétaires à l’attentat du 11 Septembre : « Une véritable crise psychique avait alors mis à nu l’architecture mentale de la planète, dont l’Amérique, unique et légitime superpuissance, constituait comme une clé de voûte inconsciente. [Devant la soudaine révélation de sa fragilité], pro- et anti-américains étaient comme des enfants, privés de l’autorité dont ils avaient besoin, soit pour s’y soumettre, soit pour la combattre. Bref, l’attentat du 11 Septembre avait révélé le caractère volontaire de notre servitude. » (p. 12.)

Admettons donc que dans le dernier demi-siècle, la puissance impériale américaine ait régenté la partie non communisée de la planète, et même que, pour les alliés et clients de l’Amérique, cette hégémonie se soit révélée “globalement positive”. « Le monde entier a même pu faire un rêve, à la chute du mur de Berlin : la reconnaissance par toutes les nations, ou presque toutes, [de la légitimité de la “puissance bienveillante” (benign power)] des États-Unis allait conduire à l’émergence d’un véritable empire du bien, les dominés planétaires acceptant un pouvoir central, les dominants américains se soumettant à l’idée de justice »* (p. 13).

Or c’est justement la dernière décennie du XXe siècle — c’est-à-dire, pour beaucoup d’historiens, la première décennie du XXIe — qui a vu l’émergence, ou la réémergence, de l’unilatéralisme américain le plus brutal : refus du traité d’Ottawa interdisant les mines antipersonnel, refus (et sabotage) du traité de Rome instituant une Cour pénale internationale, refus du protocole de Kyoto sur les émissions de gaz carbonique… Après le 11 Septembre, la lutte contre Al Qaïda, qui aurait pu institutionnaliser la légitimité des États-Unis si elle avait été menée modestement et raisonnablement, s’est au contraire transformée en une croisade contre “l’axe du mal” qui institutionnalise un état de guerre permanent à l’échelle planétaire. Même un observateur chevronné comme Eric Hobsbawm avoue sa perplexité : « Cet étalage de force soudain, extraordinaire, brutal et hostile est d’autant plus difficile à comprendre qu’il ne cadre ni avec la politique impériale éprouvée de longue date et mise en œuvre pendant la guerre froide, ni avec les intérêts économiques américains. La politique qui domine depuis peu à Washington paraît tellement insensée aux observateurs extérieurs qu’il est difficile d’en saisir la finalité réelle. » [5]

Les anti-américains structurels ont bien entendu une “explication” toute faite : « l’Amérique est mauvaise par nature, incarnation étatique de la malfaisance du système capitaliste (…). Après comme avant l’effondrement de la menace soviétique, l’Amérique est la même, militariste, oppressive, faussement libérale, en Irak aujourd’hui comme au Viêt-nam il y a un quart de siècle » (p. 15). C’est un peu court, et ça permet à Emmanuel Todd d’ironiser sur les horloges arrêtées, qui donnent l’heure exacte deux fois par jour.

 

 

D’un empire à l’autre

 

Si l’on postule que la puissance américaine possède une dimension impériale, alors il faut aller au bout de cet axiome pour expliquer le comportement stratégique actuel des États-Unis, son agressivité d’apparence incohérente. Même si l’Histoire ne se répète pas (mais elle bégaie), la comparaison avec certains empires du passé peut étayer la réflexion. L’exemple de l’Empire britannique est le plus proche dans le temps, mais c’est aussi le moins pertinent, à cause de sa spécificité coloniale. Les cas d’école préférés des historiens sont les deux empires antiques, Athènes et Rome, dont la comparaison avec le système américain est un exercice obligé. Le premier exemple a la préférence des pro-américains, le second celle des anti-américains, pour des raisons qui vont apparaître d’elles-mêmes. Que le lecteur nous pardonne de l’embarquer dans un brève rétrospective historique, indispensable à la compréhension de la dimension impériale (ou non) des États-Unis.

Athènes était à l’origine une ville de marchands et d’artisans, « le lieu de naissance de la tragédie, de la philosophie et de la démocratie » (p. 75). Son destin militaire lui fut en quelque sorte imposé par l’expansionnisme perse, qui la conduisit à prendre, avec Sparte, la tête de la résistance des cités grecques. « Après une première défaite de la Perse, Sparte, cité terrienne, se retira de la lutte, tandis qu’Athènes, puissance navale, la poursuivit par l’organisation de la ligue de Délos, confédération de cités. Les plus puissantes fournissaient des navires et les faibles de l’argent. Ainsi s’établit une sphère d’influence athénienne, sous une sorte de leadership démocratique. » (p. 76) Le parallèle avec l’établissement du leadership américain au XXe siècle est assez frappant pour qu’il soit inutile d’y insister. Mais il faut connaître la suite de l’histoire athénienne. Assez vite, la plupart des membres de la ligue de Délos préférèrent se décharger de leurs obligations militaires en payant à Athènes un tribut, le phoros, plutôt qu’en fournissant des vaisseaux et des équipages. La cité dominante finit par se saisir du trésor commun placé dans l’île de Délos et s’en servit pour financer non seulement la construction des temples de l’Acropole, mais aussi la mise au pas des cités récalcitrantes. Encore un exemple à méditer pour les “modernes” que nous sommes ! Athènes fut finalement abattue par Sparte, transformée par la force des choses en défenseur des libertés grecques. « Malheureusement, déplore Emmanuel Todd, les données historiques qui ont survécu ne permettent pas d’analyser avec précision ni les bénéfices économiques tirés par Athènes de son empire, ni l’effet de ces bénéfices sur la structure sociale de la cité elle-même. » (p. 76.)

L’établissement de l’empire romain s’est fait tout autrement. « Pour Rome, l’accroissement territorial a constitué le sens même de son histoire. Le code génétique de la cité semblait inclure un principe d’expansion par la force armée. Tout le reste — vie politique intérieure, économie, art — était secondaire. » (p. 75) Durant les cent ans qui suivirent sa victoire décisive sur Carthage, au terme de la seconde guerre punique, Rome s’étendit rapidement en Orient et se rendit maître de l’ensemble du bassin méditerranéen, s’emparant de ressources illimitées pour l’époque en terres, en argent, en esclaves. Le cas de Rome est mieux documenté que celui d’Athènes sur le plan économique et social. Il nous permettra, le moment venu, de « mesurer la déformation de la structure sociale entraînée par l’accumulation au centre politique de la richesse produite dans l’espace de domination militaire » (p. 77). Mais il convient dès maintenant de corriger notre première vision d’un impérialisme romain uniquement guerrier et prédateur. Rome, ce sont aussi les routes, les ponts, les aqueducs, le droit romain, la “Pax romana”… C’est également, même si le mot peut surprendre, un certain universalisme, une perception homogène de l’humanité et des peuples. Il ne s’agit pas ici de morale mais de pragmatisme. C’est son universalisme qui a permis au système romain de démultiplier son potentiel militaire en dépassant sa base ethnique et culturelle initiale, en intégrant au noyau central les peuples conquis et le meilleur de leurs cultures. On en voit pour preuve l’hellénisation des élites romaines (les Romains avaient su reconnaître la supériorité philosophique et artistique de la Grèce conquise), ou l’édit de Caracalla accordant le droit de cité romaine à tous les habitants libres de l’Empire (alors qu’il fallait avoir deux parents athéniens pour bénéficier du droit de cité athénienne).

Il n’est pas besoin d’aller plus loin pour voir que la comparaison du modèle américain avec les modèles antiques est riche d’enseignements, par les ressemblances comme par les différences. Qu’elle s’appuie sur l’exemple d’Athènes ou celui de Rome, elle met en évidence deux caractéristiques, fonctionnellement liées, de la formation des empires et de leur pérennité :

·        l’empire naît de la contrainte militaire (qui n’est pas toujours une conquête) et cette contrainte permet l’extraction d’un tribut qui nourrit le centre de l’empire. On examinera plus loin en détail comment ce schéma s’applique au prétendu empire américain, mais disons d’ores et déjà qu’il met à nu « l’origine politique et militaire de la sphère de domination économique. Cette vision politique de l’économie corrige, au sens optique du terme, la vulgate actuelle, qui nous représente la globalisation comme un phénomène apolitique, [alors que] la constitution d’une économie mondiale globalisée est le résultat d’un processus politico-militaire, et que certaines bizarreries de l’économie globalisée ne peuvent être expliquées sans référence à la dimension politico-militaire du système » (p. 76) ;

·        pour sa pérennité, le centre a besoin d’une idéologie universaliste. La dynamique du pouvoir mène au développement d’un égalitarisme universaliste, certes né du despotisme, mais qui permet le développement d’un espace politique où dominants et dominés sont en théorie également responsables.

Or, diagnostique Emmanuel Todd, « au regard de chacun de ces deux critères, les États-Unis présentent des insuffisances notables, dont l’examen permet de prédire à coup sûr qu’il n’y aura pas, vers l’an 2050, d’empire américain. Deux types de ressources « impériales » font spécialement défaut à l’Amérique : son pouvoir de contrainte militaire et économique est insuffisant pour maintenir le niveau actuel d’exploitation de la planète ; son universalisme est en déclin et ne lui permet plus de traiter les hommes et les peuples de façon égalitaire, pour leur assurer la paix et la prospérité autant que pour les exploiter » (p. 96).

 

Après l’Empire II

 

L’insuffisance militaire

 

À l’heure de l’“hyperpuissance” américaine (un concept inventé par l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, et qui a connu la fortune que l’on sait), il peut paraître incongru de s’interroger sur les limites de cette puissance. Et pourtant, si la guerre, selon la formule célèbre de Clausewitz, n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens, quoi de plus légitime que d’examiner, sans se laisser impressionner, l’adéquation des moyens militaires à la politique impériale des États-Unis ? Or ce que révèle un tel examen, c’est que « l’appareil militaire américain est surdimensionné pour assurer la [simple] sécurité de la nation, mais sous-dimensionné pour contrôler un empire, et plus largement pour maintenir durablement une hégémonie en Eurasie, loin du Nouveau Monde » (p. 97). Affirmation étonnante, alors que le budget militaire US, en augmentation de 15 % depuis 1999 (une décision antérieure au 11 Septembre) dépasse un milliard de dollars par jour. Mais la constitution et la défense d’un espace impérial, si l’on se réfère à tous les exemples historiques, sous-entendent l’occupation du terrain, ce que ne permettent pas les effectifs d’une armée de métier. Les quatre armes américaines (Air Force, Navy, Marines, Army) comptaient 3,5 millions d’hommes en 1968, au plus fort de la guerre du Viêt-nam. Elles n’en comptent plus aujourd’hui que… 1,6 million, dont moins du tiers pour l’US Army, la plus sollicitée, dont un soldat sur deux est actuellement engagé à l’étranger. Si l’on retranche des effectifs combattants plus de 300 000 postes administratifs, ainsi que les personnels affectés à l’intendance et à la logistique (c’est-à-dire 40 % à 50 % du total), on s’aperçoit qu’avec 167 000 hommes stationnés dans le Golfe, 79 000 en Asie orientale, 36 000 en Europe occidentale, l’armée américaine atteint ses limites d’engagement. Ce que reconnaît d’ailleurs son numéro deux, le général John Keane, cité par Time : « Clearly, we ’re stretched », avance-t-il, paraphrasant involontairement l’historien Paul Kennedy [6] dans son analyse de l’“étirement impérial” des États-Unis. S’il y a au moins un enseignement à tirer de l’aventure irakienne, c’est que la prétendue “hyperpuissance” a besoin de supplétifs, sinon d’alliés. L’US Army fait penser à la Légion étrangère quand elle recrute des « latinos » au Mexique, en Amérique centrale, en leur faisant miroiter la nationalité américaine. Et la République impériale s’éloigne de Rome pour se rapprocher de Carthage quand elle engage des mercenaires pour ses opérations terrestres, comme ce fut le cas en Afghanistan avec les tribus de l’Alliance du Nord. Ajoutons à tout cela l’émergence récente du concept de “guerre sans mort” qui « admet, formalise et aggrave l’incapacité traditionnelle au sol de l’armée américaine (…). Faire la guerre au moindre coût pour soi-même et à un coût maximal pour l’ennemi peut découler d’une saine logique utilitariste. Reste que l’absence d’une tradition militaire américaine au sol interdit l’occupation du terrain et la constitution d’un espace impérial au sens habituel du concept » (p. 100). *[ce n’est peut-être pas la bonne analyse]

La faible efficacité des légions américaines ne doit pas être masquée par l’aspect high tech de leurs plus récentes équipées, que ce soit en Afghanistan ou en Irak. Ces campagnes ont certes redémontré l’écrasante suprématie aéronavale des États-Unis (mais en était-il besoin ? On le savait depuis la guerre du Pacifique, contre le Japon). Mais elles ont surtout révélé, en creux, l’incapacité fondamentale de la superpuissance à s’engager sur le terrain, c’est-à-dire, en termes impériaux, à contrôler directement l’espace géographique. Au fond, plus qu’à la campagne d’Afghanistan ou à la guerre du Golfe, c’est au conflit vietnamien qu’il faudrait faire référence. Le public américain a la mémoire courte et peut bien se griser de “victoires” dont la facilité évoque les jeux vidéo. Mais l’establishment militaire, lui, n’a pas oublié la défaite vietnamienne. Il « connaît l’incapacité au sol de ses propres troupes et ne manque jamais de rappeler — qu’il s’agisse du lapsus d’un général confondant l’Afghanistan et le Viêt-nam ou de la peur évidente d’engager des troupes au sol — que le seul type de guerre possible pour les États-Unis est contre un adversaire faible et dépourvu de défenses antiaériennes. Il est d’ailleurs hors de doute qu’en ciblant un adversaire insignifiant (…) l’armée américaine retrouve une certaine tradition militaire, celle des guerres indiennes [dans l’ancien Far-West], qui ont opposé, de façon radicalement asymétrique, des tribus analphabètes et sous-équipées à une armée moderne de type européen » (pp. 97 & 166). Quand on dit que la guerre d’Irak a opposé l’“hyperpuissance” mondiale à un pays sous-développé de 20 millions d’habitants, on a tout dit.

 

La dépendance économique

 

Autre formule célèbre : « L’argent est le nerf de la guerre ». Quand on sait que l’entretien du corps expéditionnaire dans le Golfe coûte 100 millions de dollars par semaine, que l’équipée irakienne a commencé il y a six mois avec une enveloppe budgétaire de 72 milliards de dollars, mais que le président Bush réclame déjà une rallonge de 87 milliards de dollars (sans aucune garantie de ne pas récidiver), voilà effectivement une formule d’actualité. La première guerre du Golfe avait été entièrement payée par l’Arabie Saoudite et le Koweït. Dans l’euphorie de la “victoire”, ce détail était passé inaperçu, mais il refait surface maintenant que les “bushmen” cherchent en vain qui financera la seconde guerre du Golfe [7]. On pense au phoros athénien. On devrait penser, d’après Emmanuel Todd, à la dépendance économique des États-Unis d’Amérique.

Que voilà une thèse provocante alors que depuis les années 80 au moins, la majorité de l’establishment — théoriciens et commentateurs confondus — célèbre le fantastique dynamisme de l’économie américaine, la naissance d’un nouveau paradigme combinant force de l’investissement, gains de productivité, faiblesse de l’inflation, et surtout vigueur d’une consommation devenue locomotive mondiale de la croissance. Mais si l’on ne se laisse pas impressionner, on peut choisir au moins deux points de vue pour ausculter la puissance d’une économie comme celle des États-Unis :

·        étudier les chiffres du PNB, qui dérivent de l’agrégation des valeurs ajoutées que dégagent les activités de toutes les entreprises à l’intérieur du pays ;

·        examiner la réalité décrite par la balance commerciale, qui mesure les échanges entre pays, et donc la compétitivité de tel ou tel d’entre eux.

Or l’examen de la balance commerciale américaine révèle une tendance lourde depuis le début des années 70 : « la nation autonome et surproductive de l’immédiat après-guerre est devenue le cœur d’un système dans lequel elle a vocation à consommer plutôt qu’à produire. » (p. 79) Quelques chiffres pour mesurer l’ampleur du phénomène mais aussi son accélération : de 1990 à l’an 2000, le déficit commercial américain est passé de 100 milliards de dollars à 450 milliards [8], c’est-à-dire qu’à la fin du siècle, les États-Unis avaient déjà besoin de plus de 1,2 milliard de dollars par jour de rentrées financières pour continuer à consommer. La liste détaillée des déficits commerciaux américains comprend tous les pays importants du monde : Chine, Japon, Union européenne, Mexique, Corée, et même Israël, la Russie et l’Ukraine… Elle révèle aussi que l’importation de matières premières n’est pas la cause principale du déficit — situation qui pourrait être normale pour un pays développé. Par exemple, le pétrole, obsession de la stratégie américaine, ne compte que pour 80 milliards dans le déficit de 2000, qui est dû pour l’essentiel à l’importation de produits manufacturés. On peut donc s’interroger sur l’existence d’un processus de désindustrialisation aux États-Unis. « Si nous rapportons le déficit commercial américain, non pas au produit national brut global, incluant l’agriculture et les services, mais au seul produit industriel, nous arrivons à ce résultat stupéfiant que les États-Unis dépendent, pour 10 % de leur consommation industrielle, de biens dont l’importation n’est pas couverte par des exportations de produits nationaux. » (p. 80) Pis encore, ce déficit ne se concentre pas seulement sur les biens de basse technologie, car si l’industrie américaine reste leader dans un certain nombre de domaines de pointe (pour la plupart liés à des applications militaires), son avance ne cesse de fondre : dans l’aéronautique civile, Airbus a rejoint Boeing ; dans le secteur informatique, seule la fabrication des puces reste une spécialité américaine (spécialité partagée au demeurant avec le Japon)… De fait, la balance commerciale américaine pour les biens de technologie avancée, excédentaire de 35 milliards de dollars en 1990, de 5 milliards de dollars en 2001, est devenue déficitaire en 2002. « La vitesse à laquelle ce déficit industriel américain est apparu est l’un des aspects les plus intéressants du processus en cours. À la veille de la dépression de 1929, 44,5 % de la production industrielle mondiale se trouvaient aux États-Unis (…). Soixante-dix ans plus tard, le produit industriel américain est un peu inférieur à celui de l’Union européenne et à peine supérieur à celui du Japon. » (p. 81.)

À l’aune des échanges commerciaux, l’Amérique du troisième millénaire apparaît ainsi comme une nation qui ne peut plus vivre de sa seule production. Cette dépendance économique devient flagrante quand elle se manifeste par la pénurie de biens techniquement difficiles à importer, telles que l’électricité (on se souvient encore des gigantesques pannes californienne et new-yorkaise). Mais peut-être sommes-nous prisonniers d’une vision archaïque et que, comme le professe le secrétaire au Trésor O’Neill (qui a même donné son nom à cette doctrine), l’équilibre des comptes extérieurs n’a plus aucune importance dans une économie globalisée. Mais quiconque veut se pencher sur les comptes intérieurs se heurte d’emblée à une difficulté méthodologique. Emmanuel Todd avoue avoir « longuement hésité sur la réalité du dynamisme américain », mais que l’affaire Enron, et plus encore le scandale Andersen qui l’a suivie, ont emporté sa décision. « La faillite d’Enron, entreprise de courtage en électricité, a entraîné la volatilisation de 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires, chiffre magique, virtuel, mythique. La falsification des comptes par le cabinet d’audit A. Andersen ne permet pas de dire aujourd’hui quelle fraction de cette somme représentait de la “valeur ajoutée” et aurait dû être intégrée comme telle au calcul du PNB américain. Mais 100 milliards de dollars représenteraient environ 1 % du PNB des États-Unis. Combien d’entreprises, avec l’aide d’Andersen ou d’autres officines de comptabilité et d’audit, falsifient leurs comptes ? La multiplication récente des affaires suggère que la majorité d’entre elles sont concernées. » (p. 82) Mais passons, et accordons quand même aux statistiques américaines plus de confiance qu’à celles de l’ex-Union soviétique. Quelle économie voit-on apparaître ? Une économie où les services financiers, l’assurance, l’immobilier ont progressé deux fois plus vite que l’industrie entre 1994 et 2000, pour atteindre une production en “valeur” égale à 123 % de celle de l’industrie. Or ce qui distingue la “valeur” de ces services de celle des biens industriels réels, c’est qu’ils « ne peuvent pour la plupart être échangés sur les marchés internationaux, à l’exception bien sûr de la fraction de cette activité qui assure l’approvisionnement de l’économie américaine en capital, en argent frais nécessaire à la couverture des importations » (p. 83). En clair et en gros, les “services” de l’économie américaine sont avant tout au… service de la consommation américaine. Certes, l’activité financière peut se suffire à elle-même, dégager du profit hors de la sphère de production réelle, mais ce n’est possible que dans une période limitée (voir l’éclatement des “bulles” spéculatives). Mais à long terme, « un taux de profit élevé dans des activités à faible potentiel technologique et industriel guide l’économie vers l’improductivité. Les activités de courtage d’Enron étaient, de ce point de vue, archétypales puisqu’il s’agissait de dégager du profit dans une opération intermédiaire non directement productive (…). [Ce type d’activités] a contribué au guidage de l’économie réelle vers la sous-production » (p. 109). On aboutit à ce paradoxe : alors même que la rétraction de l’activité industrielle américaine transforme les États-Unis en un espace spécialisé dans la consommation, « la propension de l’Amérique à consommer plus qu’elle ne produit finit par être considérée comme un bienfait par la planète entière. À chaque récession, on s’extasie sur le persistant dynamisme de la consommation américaine, qui devient la caractéristique positive fondamentale dont on ne veut plus voir la fondamentale improductivité. Le taux d’épargne des ménages américains est proche de zéro [9]. Mais chaque “reprise de l’économie” des États-Unis gonfle les importations des biens en provenance du reste du monde » (p. 87). La théorie économique libérale, si bavarde lorsqu’il s’agit de vanter les mérites du libre-échange, l’optimisation de la production et de la consommation, les ajustements par le marché etc., reste muette devant ce paradoxe : aucun équilibre entre exportations et importations ne s’établit aux États-Unis ; le monde, de plus en plus, produit pour que l’Amérique consomme. « La globalisation actuelle n’est pas organisée par un principe de symétrie, mais d’asymétrie » (p. 79). D’après l’auteur, aucune scolastique orthodoxe ne peut appréhender ce phénomène, qui ne peut être saisi qu’à travers une “représentation impériale”.

 

Le tribut impérial

 

Il y a bien une hyperpuissance américaine, hyperspécialisée dans l’hyper consommation. L’Amérique n’est plus indispensable au monde par sa production, mais par un tour de passe-passe, elle l’est devenue par sa consommation. Alors que l’orthodoxie américaine actuelle, politique et économique, est par nature hostile à l’État (c’est l’essence de la dérégulation reaganienne), le pays de l’Oncle Sam est paradoxalement considéré par le reste du monde comme “le consommateur keynésien de dernier recours”, celui dont on attend que la consommation, justement, relance une demande globale devenue structurellement atone. « Effectivement, note Emmanuel Todd, du point de vue de Keynes, l’une des fonctions de l’État est de consommer pour soutenir la demande. À la fin de sa Théorie générale, il a un petit mot gentil pour les pharaons constructeurs de pyramides, dépensiers mais régulateurs de l’activité économique. L’Amérique serait notre pyramide, entretenue par le travail de toute la planète. On ne peut que constater l’absolue compatibilité entre cette vision de l’Amérique en État keynésien du monde et [notre] interprétation politique de la globalisation. Le déficit commercial des États-Unis doit être qualifié, dans ce modèle, de prélèvement impérial. » (p. 88.)

Mais le mot “prélèvement” n’est peut-être pas approprié, car si Athènes, on l’a dit, prélevait le phoros, contribution annuelle des cités alliées, d’abord volontaire puis exigée par la force ; si Rome a accaparé les ressources du monde méditerranéen, puis pillé, en nature ou en impôts, les trésors de Sicile et d’Égypte, « les États-Unis, eux, ne prélèvent autoritairement qu’une fraction des signes monétaires et des biens qui leur sont nécessaires » (p. 105) : il y a le logement et l’approvisionnement des troupes américaines au Japon et en Allemagne ; il y a eu le financement direct de la première guerre du Golfe par les États alliés qui n’ont pas participé aux opérations militaires (nous étions là très proches du phoros athénien) ; il y a aussi les exportations d’armes, « dont la valeur n’est pas définie, conformément à la théorie économique libérale, par les préférences des consommateurs individuels, mais par des rapports de forces entre États (…). Les ressources monétaires que ces ventes d’armes rapportent aux États-Unis sont bien l’équivalent d’un prélèvement par des voies politiques et militaires » (p. 105), mais même 32 milliards de dollars de ventes annuelles et 60 % du marché mondial des armes, ça ne représente pas grand chose par rapport aux 450 milliards de déficit commercial de l’an 2000. On n’oubliera pas, bien sûr, le contrôle de certaines zones de production pétrolière, fixation obsessionnelle de la politique étrangère américaine. Mais même si « la position dominante des multinationales américaines du pétrole, politique autant qu’économique, permet l’extorsion d’un rente planétaire » (p. 106), le niveau de cette rente ne suffit plus aujourd’hui, loin s’en faut, à financer les importations américaines de biens de consommation (1,2 milliards de déficit par jour, faut-il le rappeler).

Un mot plus adapté serait “tribut” — un tribut impérial payé à l’Amérique par tous « les sujets planétaires et keynésiens » que nous sommes. Reste que la façon dont ce tribut est récolté prend une forme « originale, bizarre, pour ne pas dire mystérieuse (…), jamais vue dans l’histoire des empires » (p. 104) : pour forcer le trait, l’arme américaine absolue, celle qui se passe de toute contrainte politique ou militaire, ce sont les placements sécuritaires. Expliquons-nous : « C’est le mouvement du capital financier qui assure l’équilibre de la balance des paiements américaine : année après année, si nous simplifions à outrance le mécanisme observé, c’est le mouvement du capital vers l’espace intérieur américain qui permet l’achat de biens venus de l’ensemble du monde (…). Concentrons-nous sur les années 90, décennie décisive durant laquelle le monde digéra l’effondrement du communisme et vécut l’apothéose de la globalisation financière. La montée en puissance des flux de capitaux vers les États-Unis a été saisissante : de 88 milliards de dollars en 1990, à 865 milliards en 2001 » (pp. 108 & 111). L’interprétation dominante, fournie par les “gourous” de l’establishment, explique bien sûr que les investissements planétaires vont à l’économie la plus dynamique, la plus innovante, le plus performante etc., et donc que l’apothéose financière des années 90 correspond à l’apothéose du capitalisme libéral, simutanément efficace et spéculateur. Mais en cherchant à distinguer, dans le financement du déficit américain, les positions relatives tenues par les achats de bons du Trésor, d’obligations privées, d’actions, et par les investissements directs, on s’aperçoit immédiatement que :

·        primo, si les achats de bons du Trésor ont toujours tenu une place importante, et même prépondérante entre 1991 et 1996 (35 % du total en 1996 contre seulement 20 % d’investissements directs), ils sont tombés à presque zéro dans les années 2000, contredisant l’idée reçue selon laquelle les Américains vivent à crédit grâce au rôle de monnaie de réserve du dollar (la fameuse “planche à billets verts”) ;

·        secundo, si les achats d’actions et d’obligations privées ont monté en puissance à partir de 1997, passant de 28 % à 58 % du total (contre 18 % seulement d’investissements directs), une analyse affinée montre la prépondérance des obligations (taux fixe) sur les actions (taux variable) : « À leur apogée en l’an 2000 (…), si l’on évalue les volumes de transaction en pourcentage de l’argent frais prélevé dans le monde par les États-Unis, nous obtenons 19 % pour les actions, 30 % pour les obligations. En 2001, année de récession et de frayeur terroriste, le volume représenté par les actions est tombé à 15 % du total, mais on a assisté à l’apothéose des achats d’obligations, qui en constituaient 43 % » (p. 112).

Voilà qui met à mal l’image classique (et pour tout dire idéologique) de la recherche du profit maximal par le risque maximal. « Contrairement à ce que suggère l’idéologie du néolibéralisme moderne, l’histoire vraie de la finance actuelle évoque une prédominance de l’impératif de sécurité dans le choix des États-Unis comme lieu de placement. Voilà qui nous éloigne de la saga du capitalisme libéral, mais nous rapproche d’une conception politique, impériale de la globalisation économique et financière, car les États-Unis sont bien le cœur politique du système économique et semblaient, jusqu’à très récemment, le lieu le plus sûr pour placer de l’argent. L’insécurité récente résulte du dévoilement des fraudes comptables [affaire Enron, affaire Andersen…], nullement de l’attentat du 11 Septembre. » (p. 113.)

 

La décomposition impériale

 

La comparaison avec le modèle impérial romain s’impose, et elle peut être poussée beaucoup plus loin. On a vu plus haut que contrairement au cas d’Athènes, celui de Rome est suffisamment bien documenté pour que les historiens puissent étudier la déformation de la structure sociale entraînée par l’accumulation au centre politique de la richesse récoltée dans l’espace de domination impériale [10]. La période qui nous intéresse se situe dans les quelque cent années qui suivirent la mainmise de Rome, après sa victoire définitive sur Carthage, sur l’intégralité des richesses du bassin méditerranéen. Le prélèvement de ressources monétaires dans l’ensemble de la sphère romaine ouvrit les vannes de l’importation massive de produits alimentaires et manufacturés, créant une économie méditerranéenne “globalisée” dont les premières victimes furent les paysans et les artisans du Latium. « La société se polarisa en un couple opposant une plèbe [devenue] économiquement inutile et une ploutocratie prédatrice. Les notions de ploutocratie et de plèbe [ne doivent pas] évoquer ici simplement des niveaux de richesse, mais le fait que cette richesse, importante ou insignifiante, ne découle pas d’une activité directement productive mais d’un effet de domination politique sur le monde extérieur (…). Les classes moyennes implosèrent, processus qui entraîna la disparition de la république et l’établissement de l’empire, conformément à l’analyse d’Aristote sur l’importance que présentent les catégories sociales intermédiaires pour la stabilité des systèmes politiques. Comme on ne pouvait éliminer la plèbe, indocile mais géographiquement centrale, on finit par la nourrir et la distraire, aux frais de l’empire, avec du pain et des jeux (panem et circenses). » (pp. 78 & 91). On ne peut pas ne pas faire de parallèle avec le dernier quart du siècle américain, plus précisément les années 1970-1990 et 1994-2000, quand l’évolution “impériale” a transformé, en deux phases, le tissu socio-économique des États-Unis. Dans une première phase, « l’industrie et une classe ouvrière considérée jusque-là comme intégrée aux classes moyennes ont été frappées de plein fouet (…). [Dans cette période 70-90,] on peut parler de paupérisation, relative et parfois absolue des ouvriers américains, de stagnation ou de croissance très modeste des revenus de la majeure partie de la population (de + 3 % à + 11 %), et d’un gonflement prodigieux des revenus de la partie supérieure (+ 33 % à + 59 %) » (pp. 89 & 90). Cette période d’augmentation dramatique des inégalités, transformant les strates supérieures de la société américaine en strates supérieures d’une société impériale dépassant le cadre de la nation, a consacré la prise du pouvoir effectif, politique et économique, par une ploutocratie que le sociologue américain Michael Lind [11] a appelée la “white overclass”, définie non seulement par ses revenus, mais aussi par ses habitudes culturelles et mentales (études juridiques, privilèges universitaires etc.). Puis, dans une seconde phase (1994-2000), la “mutation impériale” change de sens et de nature, l’avantage de croissance des revenus les plus élevés se réduit, + 19 % pour les 5 % plus riches, tous les autres groupes, y compris les plus pauvres, bénéficiant d’une augmentation presque uniforme comprise entre 13 % et 16 % (tableau page 90). Interprétation “orthodoxe” : on atteint la phase égalitaire d’un processus de modernisation qui devait nécessairement comporter, dans un premier temps, une phase de croissance des inégalités. Interprétation “impériale” : le système du tribut impérial est arrivé à maturation, et l’ensemble de la plèbe peut désormais bénéficier du panem et circenses, ce que semble confirmer la coïncidence de cette phase avec l’explosion du déficit commercial américain.

Quelle que soit l’explication, nous subissons déjà, à l’échelle mondiale, les effets de cette “mutation impériale” (on peut aussi l’appeler “globalisation”) puisqu’elle a intégré, dans un premier temps, l’ensemble du monde non communiste, puis, après l’effondrement du système soviétique, virtuellement la totalité de la planète. Dans notre optique, il s’agit plutôt de “décomposition impériale”, dont chacun peut constater — toute considération éthique mise à part — au moins deux tendances lourdes :

1) La première, c’est la montée des inégalités à l’échelle mondiale. « Conformément à la théorie économique, une fois n’est pas coutume, [la globalisation] tend à introduire dans chaque pays les écarts de revenus qui caractérisent la planète dans son ensemble. Partout, la concurrence internationale a favorisé une stagnation de la masse salariale et une montée, mieux une explosion, des profits. La compression des revenus du travail induite par le libre-échange réactive le dilemme traditionnel du capitalisme, dont nous observons aujourd’hui une résurgence planétaire : des salaires écrasés ne permettent pas l’absorption d’une production qui s’accroît » (p. 86). Rien de bien nouveau, ce phénomène banal a été étudié par Malthus et Keynes, et la plupart des économistes socialistes. Mais si les économistes de l’establishment américain admettent en général la montée des inégalités qui résulte du libre-échange (et qu’ils expliquent comme étant une étape préliminaire, un mal nécessaire), « la stagnation de la demande, constate Emmanuel Todd, est en revanche un sujet tabou. (…) Pourtant c’est bien la stagnation de la demande à l’échelle mondiale qui permet aux États-Unis de justifier leur rôle de régulateur et de prédateur de l’économie “globalisée”, d’assurer et de revendiquer la fonction d’un État planétaire keynésien » (p. 87). Or la dépression de la consommation, la baisse des taux de croissance, les récessions de plus en plus fréquentes…, tous ces phénomènes sont liés de façon évidente (si évidente qu’elle en devient “naïve”) à la compression des salaires et l’explosion des profits. Voici l’analyse d’Emmanuel Todd : « La hausse du taux de profit accroît les revenus des classes supérieures, mais ces revenus (…), les possédants ne peuvent bien entendu [les] utiliser pour leur seule consommation. Ils peuvent multiplier leur dépenses en personnel, redistribuant vers le bas de la société, par l’achat de services, une partie du revenu accaparé. Ce mécanisme est déjà très important aux États-Unis, où le développement des services n’est plus celui d’un tertiaire moderne, mais un retour à la vieille gabegie humaine des sociétés aristocratiques du passé. Les nobles, alors détenteurs de la richesse, nourrissaient une kyrielle de dépendants, employés à des tâches domestiques ou guerrières. La nouvelle ploutocratie s’attache les services d’avocats, de comptables, de gardes privés. Les meilleurs analystes de ces mécanismes de redistribution restent sans doute les premiers économistes anglais comme Adam Smith, qui avaient encore sous les yeux, à la fin du XVIIIe siècle, une redistribution vers le bas de la richesse par l’emploi massif de domestiques : “Un homme s’enrichit en employant une multitude d’ouvriers ; il devient pauvre en entretenant une multitude de petits serviteurs.” » (p.114) Or, fait remarquer perfidement Emmanuel Todd, au sens économique où l’entend Smith, la notion de servant inclurait sans nul doute une bonne partie de la nouvelle économie de services américaine.

2) La seconde, c’est le recul de la démocratie dans les pays développés. Si l’on prête quelque crédit à la définition (étonnamment moderne) qu’Aristote donne de la démocratie, dans laquelle il associe la liberté (ελευθερiα) à l’égalité (iσονομία) pour permettre à l’homme de « mener sa vie comme il veut », alors on doit admettre que la progression des inégalités entraîne mécaniquement une régression démocratique. Le phénomène de l’overclass (M. Lind) par lequel la société américaine se transforme en un système de domination profondément inégalitaire n’est pas l’apanage des États-Unis. Par l’effet de “décomposition impériale” évoqué plus haut, il s’est propagé dans la plupart des satellites développés de l’empire, où « émerge une nouvelle classe pesant, pour simplifier, 20 % de la structure sociale sur le plan numérique et 50 % sur le plan économique. (…) C’est un surprenant retour au monde d’Aristote, dans lequel l’oligarchie pouvait succéder à la démocratie (…). Curieuses “démocraties” [en effet] que ces systèmes politiques au sein desquels s’affrontent élitisme et populisme, où subsiste le suffrage universel, mais dans lequel les élites de droite et de gauche sont d’accord pour interdire toute réorientation de la politique économique qui conduirait à une réduction des inégalités » (p. 28). C’est naturellement au centre de l’empire que le dépérissement oligarchique de la démocratie est le plus visible, et depuis des décennies : taux d’abstention record (les présidents américains sont régulièrement élus par moins de 50 % des inscrits), jeu politique transformé en jeux du cirque (voir le récent scrutin californien, où “Terminator” affrontait une centaine de candidats, dont un roi du porno et une mémé de 99 ans), élections sous influence de l’argent et des lobbies (le lobby pétrolier a pris le pouvoir avec Bush), détournement du suffrage universel (Bush vs. Gore)… Sans parler du délire sécuritaire de l’après-11 Septembre qui a engendré des mesures liberticides (vote du Patriot’s Act, création d’un ministère de la Sécurité…) quasiment orwelliennes : le citoyen américain peut désormais être fiché pour avoir participé à une manifestation, ou acheté un livre “politiquement incorrect” dans une librairie, ou même consulté un tel livre dans une bibliothèque publique… Et que dire des non-citoyens ? Un étranger sans papiers peut être mis en détention administrative pour une durée indéfinie ; les prisonniers de Guantanamo sont au secret depuis deux ans sans aucune inculpation, et sans avocat… Emmanuel Todd diagnostique une dégénérescence en profondeur : « La rhétorique américaine de l’“empire du mal” est une évidente ineptie. Elle doit pourtant être prise au sérieux, mais décodée. Elle exprime objectivement une obsession américaine du mal, dénoncé à l’extérieur, mais qui vient en réalité de l’intérieur des États-Unis. La menace du mal y est en effet partout : renonciation à l’égalité, montée d’une ploutocratie irresponsable, vie à crédit des consommateurs et du pays, application de plus en plus fréquente de la peine de mort, retour de l’obsession raciale (…). L’Amérique dénonce partout le mal, mais parce qu’elle tourne mal. Cette régression peut nous faire prendre conscience de ce que nous sommes en train de perdre : l’Amérique des années 1950-1965, pays de la démocratie de masse, de la liberté d’expression, de l’élargissement des droits sociaux, de la lutte pour les droits civiques, était l’“empire du bien” » (p. 142).

 

Après l’Empire

 

Il est temps de conclure. Le XXe siècle a été le siècle américain. Le XXIe siècle ne sera pas celui de l’empire américain, à cause de la double inversion qu’on vient de voir : inversion du rapport de dépendance économique entre le monde et les États-Unis ; inversion de la dynamique démocratique, désormais négative en Amérique. Tôt ou tard, cette double inversion détruira l’actuelle hégémonie américaine, qui est largement artificielle, qu’on considère le pouvoir des États-Unis sous l’angle du hard power ou du soft power. En effet :

·        si l’on veut bien écarter les mirages hollywoodiens, c’est-à-dire le strass et les paillettes inhérents à une certaine culture “pop” américaine, l’exercice du soft power cher à Joseph Nye s’apparente essentiellement à cet universalisme qui faisait la force de l’empire romain. Or pour les peuples aujourd’hui aux marges de l’empire américain (disons le Tiers Monde), que représentent les États-Unis sinon le champion planétaire de la brutalité armée et d’une révolution inégalitaire ? Et pour les nations intégrées partiellement à l’empire (disons les autres pays occidentaux), alors que le principe même de toute dynamique impériale devrait commander de les inclure de plus en plus dans la société dominante centrale, elles sont au contraire ravalées par le nouvel unilatéralisme américain au rang de sujets de seconde catégorie (voir les propos de Donald Rumsfeld sur la “vieille Europe”). Loin de toute considération stratégico-impériale, les combats que mènent certains pays européens pour défendre leur “exception culturelle” ou préserver leur système de protection sociale montrent assez que loin d’être un exemple, le modèle américain est devenu un repoussoir. « Le recul de l’universalisme est, malheureusement pour le monde, la tendance idéologique centrale de l’Amérique actuelle (…). Elle prétend incarner un idéal humain exclusif, posséder la clé de toute réussite économique, produire le seul cinéma convenable. Cette prétention récente à l’hégémonie culturelle et sociale, ce processus d’expansion narcissique n’est qu’un signe parmi d’autres du dramatique déclin (…) de l’universalisme de l’Amérique. Incapable de dominer le monde, elle nie son existence autonome et la diversité de ses sociétés » (p. 119 & 143) ;

·        incapable de dominer le monde et sa diversité ? On a vu plus haut les limites, militaires et économiques, des États-Unis. Le moteur du hard power américain, c’est cette capitalisation boursière, aussi astronomique qu’irrationnelle (13 451 milliards de dollars en 1998), dont la périphérie nourrit le centre de l’empire. Or si nous admettons que l’économie américaine est, dans sa réalité physique, faiblement productive, que les capitaux financiers entrant aux États-Unis devraient en majorité correspondre à des investissements à moyen ou long terme, alors qu’en fait ils servent, à court terme, à alimenter la consommation américaine, alors « nous devons considérer que la capitalisation boursière est une masse fictive et que l’argent dirigé vers les États-Unis entre, littéralement, dans un mirage (…). Nous ne savons pas encore [comment], et à quel rythme, les investisseurs européens, japonais et autres seront plumés, mais ils le seront. Le plus vraisemblable est une panique boursière d’une ampleur jamais vue suivie d’un effondrement du dollar, enchaînement qui aurait pour effet de mettre un terme au statut économique “impérial” des États-Unis. » (p. 117-118.)

Reste à rendre compte d’une dernière bizarrerie, la “démarche de géant ivre” de la politique américaine actuelle [12]. Dans l’optique “post-impériale” adoptée ici, la réponse est à chercher du côté, non pas de la puissance américaine, mais de sa faiblesse. À la fin du XXe siècle (vers 1995-1996), « l’option impériale est peut-être apparue aux États-Unis parce que l’hypothèse d’un monde déséquilibré, totalement dominé militairement par les Américains, [acquérait tout à coup] un élément de vraisemblance » (p. 149) à cause de la désintégration de l’Union soviétique. Mais le monde du XXIe siècle ne s’est pas recomposé “comme souhaité”. Pour bien comprendre le paysage géostratégique, il suffit de « faire tourner devant soi un globe terrestre et prendre conscience de l’extraordinaire isolement géographique des États-Unis : le centre politique du monde est en réalité loin du monde (…). La représentation [géopolitique] d’une population et d’une économie mondiales concentrées en Eurasie, une Eurasie réunifiée par l’effondrement du communisme et oubliant les États-Unis, isolés dans leur Nouveau Monde, est quelque chose de fondamental, (…) la véritable menace qui plane sur le système américain » (p. 18). Or le cauchemar des analystes géostratégiques américains (Gilpin, Kissinger, Brzezinski) est en train de se réaliser, à savoir la formation de régions économiques intégrées d’échelle continentale en dehors de l’Amérique du Nord, et qui déplacera le centre de gravité mondial loin des États-Unis. L’exemple le plus frappant est la construction de l’Europe, et plus spécifiquement le lancement de l’euro, qui « crée de fait une collectivité économique de masse comparable ou supérieure à celle de l’Amérique, capable d’une action uniforme dans une seule direction, avec une force suffisante pour perturber les équilibres, ou plutôt pour aggraver les déséquilibres des États-Unis (…). L’émergence d’une politique budgétaire à l’échelle du continent [européen] aura des effets macroéconomiques planétaires et brisera de fait le monopole américain de la régulation conjoncturelle. Si les Européens commencent à faire des politiques de relance globales, ils annihileront du même coup le seul service réel de États-Unis au monde, le soutien keynésien de la demande. Si l’Europe devient un pôle autonome de régulation keynésienne, ce qui est souhaitable, elle casse de fait le système américain » (p. 229).

Du point de vue américain, il y a même pire : le jeu des forces économiques condamne aussi l’Europe, par effet de contiguïté et de diffusion, à annexer sur ses marges de nouveaux espaces, vers l’Europe orientale, vers la Turquie, « là où les industries naissent, où la société s’éveille et se démocratise, [là aussi] où l’inexistence économique et matérielle de l’Amérique devient le phénomène flagrant » (p. 210). Les stratèges américains sont de grands consommateurs de scénarios de crise. « Le développement de l’Europe orientale, de la Russie, de pays musulmans comme la Turquie ou l’Iran, et virtuellement de l’ensemble du bassin méditerranéen, semble faire de l’Europe un pôle naturel de croissance et de puissance. Sa proximité avec le golfe Persique apparaît sans doute aux “penseurs” de la politique américaine comme la menace la plus dramatique à la situation des États-Unis dans le monde » (p. 213). Mais peut-être est-on en train de faire de la politique-fiction, de prêter aux stratèges américains une lucidité de vision et une capacité de manipulation, alors que sans doute « la classe dirigeante américaine est encore plus dépourvue de volonté et de projet positif que ses homologues satellites d’Europe, et que le choix de l’option impériale résulte simplement de l’abandon au cours naturel des choses » (p. 150).

Toujours est-il que, « ne pouvant contrôler les vraies puissances de son temps — tenir le Japon et l’Europe dans le domaine industriel, casser la Russie dans le domaine du nucléaire militaire — l’Amérique a dû, pour mettre en scène un semblant d’empire, faire le choix d’une action militaire et diplomatique dans l’univers des non-puissances : “l’axe du mal” et le monde arabe, deux sphères dont l’intersection est l’Irak » (p. 222). Mais faire de la théâtralisation militaire en prétendant détenir le monopole de la violence légitime, c’est aussi s’exposer à des rétroactions négatives, comme l’affaire irakienne est en train de le montrer. « Le monde qui se crée ne sera pas un empire, contrôlé par une seule puissance. Il s’agira d’un système complexe, dans lequel s’équilibreront un ensemble de nations ou de métanations, d’échelles équivalentes (…). Laissons l’Amérique actuelle, si elle le désire, épuiser ce qui lui reste d’énergie dans sa lutte contre “l’Empire du mal”, ersatz de lutte pour le maintien d’une hégémonie qui n’existe déjà plus. Si elle s’obstine à vouloir démontrer sa toute-puissance, elle n’aboutira qu’à révéler au monde son impuissance » (pp. 226 & 233).

 

Paru dans DD Forum nos 133 à 135 (octobre à décembre 2003).


L’Amérique en déficit historique, par Philippe Martin +1[13] (Libération, le 17 novembre 2003.)

 

En réponse aux crises financières des années 90 dans les pays émergents, les économistes ont tenté d’identifier une liste de signes précurseurs. Les résultats furent décevants : il reste impossible de prédire le moment où peuvent se produire de telles crises. Certains indicateurs sont cependant jugés inquiétants : déficit commercial financé par la dette extérieure, déficit budgétaire, dette publique, dette nette vis-à-vis du reste du monde. Il se trouve qu’au regard de tous ces critères, un pays est aujourd’hui au rouge. Son déficit courant devrait atteindre plus de 5 % du PIB l’année prochaine. Son déficit budgétaire dépassera 4 % du PIB. Sa dette publique elle-même est en très forte augmentation. Et surtout, sa dette nette vis-à-vis du reste du monde, après avoir plus que doublé entre 1999 et 2001, devrait bientôt atteindre 40 % de son revenu.

Il ne s’agit ni de la Thaïlande, ni de l’Argentine, ni de la Russie… mais des États-Unis ! C’est la première fois dans l’histoire que de tels niveaux de déficit et d’endettement sont atteints par un grand pays industrialisé. Jusqu’à ce jour, seuls quelques pays émergents ou de petits pays industrialisés s’étaient aventurés dans ces zones dangereuses.

Le déficit commercial est ancien. Alors qu’il reflétait un investissement élevé dans la deuxième moitié des années 90, il est aujourd’hui le produit d’une consommation qui reste forte.

Plus récent, le renversement de l’équilibre budgétaire est dû en partie aux cadeaux fiscaux de Bush. Le taux d’épargne des Américains restant très faible, ce sont les étrangers qui ont, de manière croissante, financé ces déficits en achetant en particulier des bons du Trésor américains. Les Japonais, les Anglais et les Chinois en sont les plus gros acheteurs.

L’accumulation de déficits aux États-Unis n’est pas seulement due aux cigales américaines. C’est aussi l’œuvre des fourmis européennes et japonaises. Voilà longtemps, en effet, qu’elles demandent systématiquement à l’Amérique de jouer le rôle de « consommateur en dernier ressort ». En somme, nous avons donné une carte de crédit aux Américains pour qu’ils achètent nos biens, ce qui nous arrangeait lorsque nos propres consommateurs faisaient défaut. La contradiction est qu’aujourd’hui, si nous ne sommes plus certains de vouloir leur prêter toujours davantage, nous comptons encore sur eux pour importer nos trop-pleins de production.

L’accumulation insoutenable des déficits américains appelle une correction. L’expérience montre qu’elle nécessitera une dépréciation du dollar et une diminution du différentiel de croissance entre les États-Unis et le reste du monde. Le taux de change du dollar jouera un rôle important dans cet ajustement, mais on sait que les marchés de change peuvent laisser perdurer longuement un déséquilibre « fondamental » avant de s’ajuster, parfois brutalement.

L’ajustement a déjà commencé avec une dépréciation du dollar de 30 % par rapport à l’euro depuis deux ans. Selon une étude récente du Cepii (Centre d’études prospectives et d’informations internationales), l’appréciation de l’euro nécessaire pour ramener le déficit extérieur américain à un niveau « soutenable » de 3 % du PIB, dépend fortement du niveau d’appréciation des autres monnaies par rapport au dollar.

Le rôle hégémonique du dollar dans le système monétaire international rend l’ajustement par une dépréciation du dollar à la fois plus facile et plus difficile. Plus facile parce que, contrairement à celle des pays émergents, la dette américaine est libellée à 90 % dans sa propre monnaie. Lors de la dévaluation du peso argentin, la dette argentine [exprimée en pesos mais qui est due] en dollars a automatiquement explosé. C’est l’inverse qui se passe dans le cas américain. Plus difficile parce que 80 % des importations des États-Unis sont libellés en dollars et les exportateurs préfèrent rogner sur leurs marges que perdre des parts de marché. Une baisse du dollar n’implique donc pas automatiquement une hausse des prix des produits importés et un gain de compétitivité pour les produits américains.

Ainsi, le scénario d’une crise financière déclenchée par le refus des investisseurs mondiaux de financer les déficits américains existe. Mais, du fait du rôle du dollar et de la résilience de l’économie américaine, sa probabilité reste faible. La baisse du dollar n’est nullement le résultat d’une « guerre » monétaire comme on l’entend dire parfois mais la conséquence d’une accumulation de déficits qui nous ont beaucoup servi. Reste que l’Europe ne peut continuer à attendre son salut du consommateur américain.

 



[1]. Gallimard, 2002, 223 pages.

[2]. Faut-il rappeler qu’il y a un autre 11 Septembre, celui du coup d’État chilien, dont on commémore ces jours-ci le trentième anniversaire ?

[3]. Emmanuel Todd : La chute finale – Essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Robert Laffont, 1976.

[4]. Voir par exemple Eric Hobsbawm : L’Âge des Extrêmes, compte rendu dans DD Forum nos 105 à 109.

[5]. E. Hobsbawm : Où va l’Empire américain ?, le Monde Diplomatique, juin 2003.

[6]. Paul Kennedy : The rise and fall of great powers, Fontana Press, 1989.

[7]. À la conférence de Madrid sur la reconstruction de l’Irak (estimée à 56 milliards de dollars pour 2004-2007), les États-Unis ont promis 20 milliards, les autres pays 13 milliards en tout.

[8]. Il s’agit du déficit annuel. Le déficit cumulé (c’est-à-dire la dette) atteignait en 2003 40 % du PIB américain . Voir P. Martin : L’Amérique en déficit historique, Libération du 17/11/03.

[9]. À titre de comparaison, le taux d’épargne des ménages français est proche de 20 %.

[10]. Voir par exemple G. Alföldy : Histoire sociale de Rome, Picard, 1991.

[11]. Michael Lind : The next American nation – The new nationalism and the fourth American revolution, The Free Press, New York, 1985.

[12]. Dans un sondage récent, les Européens plaçaient les États-Unis au second rang des pays les plus dangereux du monde, juste derrière Israël, à égalité avec l’Iran et la Corée du Nord.

[13]Philippe Martin est professeur à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne et chercheur au Ceras (Centre d’enseignement, de recherches et d’analyses socio-économiques, CNRS).