As Time Goes By...

 

Nguyễn Hữu Động

 

Nous sommes des millions à avoir vu, une fois, plusieurs fois Casablanca. Film mythique, acteurs encore plus. Je l'avais vu et revu dans les années 60 à la cinémathèque de la rue d'Ulm, plus de vingt ans après sa sortie. Dans ces années, j’étais un militant de l'Union des Etudiants Vietnamiens en France. Lors de nos camps de vacances, nous présentions souvent un spectacle de chants et danses du Vietnam à la population des municipalités "rouges", celles qui nous recevaient. Avant la présentation, nous chantions l'hymne officiel du Front National de Libération du Sud Vietnam, suivi de la Marseillaise. Je ne peux garantir que nous chantions aussi l'hymne national de la République Démocratique du Vietnam, mais qu'importe. Il s'agissait moins de la RDV que de la libération du Sud. (Une précision : quand je dis nous, c'est une façon de parler. Je chantais tellement faux qu'on m'a prié, gentiment bien sûr, d'aller renforcer le service d'ordre) 

Mais la seule Marseillaise qui a eu le pouvoir de nous émouvoir profondément, c'était celle chantée, avec accent américain, dans Casablanca. Chant guerrier, certes. Chant suivi de "Vive la France", certes. Nos ainés se sont battus contre la France coloniale jusque dans les années 50. Mais pour nous, dans le bar du Rick, à Casablanca, la Marseillaise représentait avant tout la France résistante. Plusieurs décades après, il m'était donné de visiter Casablanca, la vraie. Des cafés Rick, une flopée. Mais personne n'a pu m'indiquer celui dans lequel le film a été tourné, pour la simple et bonne raison qu'il a été tourné en Californie, que c'était une œuvre de pure fiction. Les palmiers de l'aéroport ont été plantés dans les sables de la Californie et les laissez-passer sont signés par un certain Charles de Gaulle, un des rares noms connus des américains comme symbole de la France au combat. 

Il m'arrive maintenant de penser que Casablanca, c'est la Maison Blanche, un coup de pub génial pour annoncer l'entrée en guerre des Etats Unis. Du début jusqu'à la fin, nous avons été bercés (bernés ?) par des mythes et des symboles, envoutés que nous étions par le talent de Humphrey Bogart et la beauté de Ingrid Bergman. 

Sachant cela, je m'aperçois que les vérités sur le tournage n'altèrent en rien la magie du film, ne diminuent en rien l'attachement pour les valeurs que ce film communique ni notre admiration pour les acteurs.  

C’est comme si nous avions intériorisé ces valeurs et ces symboles (sans parler de la beauté du tout) et en avions fait une réalité qu'aucune rectification ou mise au point ou transparence ne sauraient remettre en cause. Dans bien de situations, la réalité (construite) cède la place à la fiction (adoptée). Ce n'est certainement pas de l'aveuglement ou de l'inconscience. C'est simplement parce qu'une société est faite de mythes, de rituels et de croyances collectives. A la limite, je suis tenté de penser que ce film fiction nous est devenu plus attachant lorsque nous découvrons sa vérité. 

Dans un ouvrage sur Claude Lévi-Strauss, un de ces élèves raconte l'histoire d'une tribu africaine profondément divisée par la question de savoir s’il y a ou non des hyènes femelles. Pour couper court à la polémique, les anciens décident de faire une battue pour trouver ces hyènes. Au bout d'une semaine, les chasseurs sont rentrés bredouilles de hyènes mais ont capturé deux biches. La tribu décide de consommer ces animaux et décrète que oui, il y a des hyènes femelles. Plus proche de nous, le Liban. Après une longue guerre de 1975 à 1990, la réconciliation s'est faite sur la base d'un partage du pouvoir entre les communautés ethniques et religieuses existantes, distinguées en deux groupes égaux de chrétiens et de musulmans. Cette égalité est purement fictive. Dans les faits, personne ne connait avec certitude la composition ethno-religieuse du pays, les recensements de population étant interdits. Fiction bénéfique, fiction indispensable.

Ma génération a grandi dans la guerre qui a tellement duré qu’elle est devenue un fait social auquel nous devions nous adapter. Autour de moi, les gens, proches ou moins proches, prenaient position, pour l'un ou l'autre côté. Tous défendaient leur cause avec fougue et conviction. Mais je ne me souviens de personne embrassant avec enthousiasme les calamités de la guerre, sauf bien sûr ceux qui se sont enrichis grâce à elle. Nos familles divisées, notre passé émietté, notre avenir menacé, nos certitudes ébranlées, nos pertes irréparables. Dire comme certains aujourd'hui que les Vietnamiens vivant à l'étranger faisaient de la guerre leur fonds de commerce, c'est simplement faire de la psychologie au niveau des caniveaux comme chantait Aragon. 

Prendre position, c'est simplement assumer un devoir citoyen, ou, disait Sartre, faire son métier d'homme (et de femme). Ni plus, ni moins. Comme je ne prétends parler pour quiconque d'autre que moi-même, je dirais que la valeur la mieux partagée entre tous les protagonistes, c'est le sentiment de dignité. Résistants, nous l’étions tous, me semble-t-il, même si chacun choisissait son propre envahisseur. Si je dois donner une image qui pour moi, symbolise la résistance vietnamienne, c'est celle de l'avocat Nguyen Huu Tho, président du FNL du Sud Vietnam, dans son uniforme (vert olive ? la photo est en noir et blanc), avec une cape bariolée, l'air martial à souhait, passant en revue une unité des forces de libération quelque part dans la zone du même nom à l'occasion d’un anniversaire de la fondation du FNL dont la date de naissance est le 20 décembre 1960. 

En ces temps, nous ne nous sommes guères intéressés aux débats sémantiques et à la signification de cet acronyme. Quelle est la différence entre le Front National de Libération et le Front de Libération Nationale (Algérie) ? J’avoue mon incapacité à faire une distinction subtile entre les deux sigles. Au cours d’une session de la Conférence de Paris sur le Vietnam je me souviens que la délégation américaine a fait un éloge marqué du FLN algérien et une critique sévère au FNL sud vietnamien. S’en est suivi un long échange acerbe sur le caractère représentatif des deux. 

A y réfléchir, c’est vrai que le concept de front n'est pas d'une clarté de cristal. Dans les cas de l’Amérique Centrale où j’ai un peu travaillé, les fronts étaient d'une texture idéologique relativement simple. Le Front Sandino pour la Libération Nationale au Nicaragua, le Front Farabundo Marti de Libération Nationale au Salvador sont des agroupements de volonté autour d’un nom, d’une légende et d’un symbole de la lutte pour la libération. Qu'importe si tous deux sont nés de la nécessité de regrouper des forces dispersées, si dans le cas du FMLN, l'union de ces forces était imposée de l'extérieur. On ne retiendra de leur histoire qu'ils étaient l'expression d'une véritable aspiration populaire à la liberté et à la dignité. 

Dans le cas des pays dénommés socialistes réellement existants, pour lesquels le mois de Novembre 1989 fut fatal, le front signifie quelque chose de différent et se présente comme un concentré de la population dans sa totalité à l’image aussi du Parlement. Cette mécanique n'est pas compliquée: il suffit de prendre la structure de la population active (ouvriers, paysans, intellectuels etc.,) de mettre en place une institution comprenant une proportion plus ou moins exacte de membres correspondant à cette structure de population active et le tour est joué. On se garde de prendre comme référence la structure démographique car on ne saurait où mettre 50 % des femmes. Et ces autorités frontistes n’auront qu’une seule tâche, celle de proclamer leur représentativité! Et gare aux contradicteurs, à ceux qui questionnent ce caractère représentatif. 

Pour l’instant, on dira seulement que ce débat qui est loin d’être clos. Les gouvernants continueront à se parer de la légitimité que leur octroient les élections. Celle qui vient des armes ou du rôle historique n’étant plus vraiment au goût du jour, certains s’en réclament encore, je dirais : faute de mieux. Les contestataires continueront à questionner cette représentativité au nom de la justice et de la liberté (la révolte des parapluies) ou de la dignité (le printemps arabe). On y retrouve pêle-mêle, les insuffisances (ou les carences) de la gestion gouvernementale, la limitation de l’exercice des droits fondamentaux (ou par endroit leur absence), la pauvreté ou l’inégalité croissante et persistante. Pour ma part, je doute qu’une « vraie » représentation aurait été la solution miracle à l’ensemble de ces problèmes (vrais, certes, mais dont la solution ne vient pas de la formule magique, il n’y a qu’à…). Mais je m’éloigne de mon propos, marqué que je suis par les slogans criés dans les rues de Paris dans ces années de feu « Le FNL, seul représentant authentique… » et par tout mon parcours professionnel.

Des années après le retour de la paix, lors d'une de mes visites à Hanoi, les amis m'ont montré la villa où vivait le président Nguyen Huu Tho. Par ailleurs, les livres politiquement corrects abondent de détails sur les décisions prises à Hanoi en ces temps-là pour faire face à la guerre américaine, spéciale ou ouverte. On y apprend les noms des stratèges de cette résistance. Je dois avouer pourtant qu'aucune photo de tel ou tel personnage historique n’a le pouvoir de m'émouvoir comme celle de cet intellectuel désormais transformé en combattant. Il est très probable que cette émotion vient de ma propre condition d'intellectuel aux identités multiples. Et comme nous nous sommes identifiés à plusieurs des responsables du FLN puis du GRP, nous les avons aussi adoptés comme de véritables symboles de la volonté et de l'unité nationale, comme véritables représentants de notre désir de liberté. 

Est-ce dire que je privilégie cette alliance des pensées, d'idéologies différentes comme expression de la vraie représentation ? C'est fort probable. Car si on ne dispose pas d'instruments fiables pour mesurer la représentativité, (les élections avec 5 % de participants sont dénués de légitimité, celles avec 99 % encore plus) l'ouverture d’esprit, la tolérance et les débats rigoureux, raisonnés et respectueux me semblent constituer des indices significatifs de cette représentativité.  Loin de moi l'idée de comparer Madame Nguyen Thi Binh à Ingrid Bergman et le président Tho à Humphrey Bogart. Ce qui me semble important de rappeler, 54 ans après la création du FLN, c'est que les symboles qu’ils représentaient restent vrais malgré les vérités qui se sont révélées au cours de l'histoire. Beaucoup d'entre nous les connaissaient alors qu'elles circulaient, pour les nécessités du moment, sous le manteau. Maintenant qu'elles apparaissent au grand jour, je m'aperçois que ces réalités ne peuvent rien changer notre attitude ni remettre en cause le choix de vie que nous avons fait. Peut-être aussi parce que nous avions le privilège de réfléchir à notre engagement, de choisir en toute conscience et lucidité, malgré les difficultés, malgré les déchirements. Débattre, argumenter et choisir les yeux ouverts sur les faits mais aussi sur leur symbolique, ce fut le cheminement que j'ai pu faire, non seul, mais avec de nombreux compagnons. L'un d'entre eux m’a dit: on remet en cause les choix aveugles ou les décisions imposées, pas ceux et celles qui sont libres. 

C'est peut-être pour cela qu'aujourd'hui, quand tout ce temps d’union semble révolu, quand d'autres débats surgissent, quand d’autres conflits nous interpellent et nous séparent, je suis tenté de dire : As Time Goes By… que vive le Front National de Libération, même si, nous le savons bien, les solutions des problèmes auxquels nous sommes confrontés de viennent pas d’un retour aux sources, mais certainement d’un renouveau de débats et de réflexions. 

NHD

Décembre 2014