Citoyennete-NHDong

Ce texte très érudit et très actuel invite à réfléchir.

Le mot démocratie, du fait de la Guerre Froide, est devenu un slogan idéologique servi à toutes les sauces. Il risque de nous faire perdre de vue l'essentiel : ce n'est que l'une des formes possibles d'organisation de la vie en société afin de réaliser des droits humains fondamentaux. Ces droits ne tombent pas du ciel, ne sont pas des phénomènes naturels. Ils sont l'œuvre des humains, ils ont une histoire. Humaine. Le fruit de la longue marche de l'humanité vers elle-même : un monde de plus en plus humains. Un fruit culturel.

Les droits humains fondamentaux sont des abstraits. Ils ne peuvent se réaliser qu'à travers des formes d'organisation concrètes de la vie en société, à travers des lois conçues, édictées et librement consenties, par des citoyens libres et égaux. D'où l'importance de l'organisation démocratique de la société, de l'État de droit.

Depuis le Siècle des Lumières, ces droits humains se prétendent universels, inaliénables pour tout être humain. Mais ils ne peuvent se réaliser que dans le cadre des État-Nations, le seul cadre où le mot citoyen ait un sens, une virtualité d'action. Mais les temps ont changé. Le citoyen français peut voter à sa guise à gauche ou à droite, au milieu ou aux extrêmes, il ne pèse plus grand-chose sur le cours du monde qui décide de sa vie la plus quotidienne.

Ne serait-il pas temps de repenser les droits humains fondamentaux dans un autre cadre moins fictif ?

Phan Huy Đường

 

Citoyenneté, démocratisation : une lecture de l’expérience du Mexique

 

Je travaille sur les élections au Mexique depuis 1994. Après des élections plus que controversées en 1988, les autorités mexicaines ont décidé de faire appel aux Nations Unies pour que les élections présidentielles de 1994 ne retombent pas dans les mêmes ornières. Cet appel à des éléments extérieurs s’est accompagné de toute une série de réformes internes visant toutes à rendre les élections plus transparentes, plus sûres, en un mot plus crédibles.  Depuis 1994, j’ai suivi les différentes réformes dans le domaine électoral et ai pu monter avec les autorités mexicaines une série de projets, destinés au Mexique mais aussi aux autres pays de la région et dans d’autres continents. L’objectif est le même : dans le respect des conventions internationales, dans le respect absolu de la souveraineté nationale, faire avancer dans un domaine très précis, celui de l’organisation des élections, les droits humains fondamentaux.

A l’occasion du 20è anniversaire de l’Institut Fédéral Électoral Mexicain (IFE) et profitant de la célébration de la Journée Internationale de la Démocratie, décidée par l’Assemblée Générale des Nations Unies en Septembre de l’année 2007, j’ai eu l’occasion de présenter ce papier devant la Cour Suprême de Justice de la Nation. L’objectif est de rendre compte, avec mes propres limites bien entendu, de ce que j’ai cru apprendre de ces années de travail avec des autorités électorales probablement les mieux équipées et les plus professionnelles que je connaisse. Ces réflexions débordent bien sûr le domaine électoral et ouvrent à des débats plus amples.

Je commencerai donc par une anecdote. Il y a quelques années, quand la tradition était encore de poser devant les intervenants aux réunions de l’IFE leur nom précéder de leur titre universitaire. Lic. (pour Licencié) Dr. (pour Docteur) etc., devant mon nom, je trouvais un jour un C. Une collègue m’a expliqué en riant que c’est pour Citoyen et d’ajouter avec malice que l’IFE devait se tromper car un étranger ne saurait être un citoyen. Elle avait partiellement raison : dans une première lecture, le citoyen est un sujet de droit,[1] des droits civils et politiques, lesquels entraînent aussi des obligations. L’impôt, le respect des lois ou encore, obligation suprême, le service militaire. De plus, la citoyenneté c’est aussi un principe de légitimité politique, celle qui veut que l’obligation d’obéir aux lois découle du fait que ces lois ont été édictées par les représentants librement et consciemment choisis et contrôlables sinon à tout moment, au moins périodiquement. La citoyenneté est enfin la source du lien social dont la nature est profondément politique et qui est fondé sur l’égale dignité de tous[2]. Jusqu’à présent, cette citoyenneté est limitée dans un espace national et on sait combien le débat est passionné lorsqu’il s’agit de droit politique (et surtout électoral) des non membres de la communauté nationale, ou le droit de vote pour des nationaux qui ne vivent pas dans les limites des frontières nationales.

J’ai dit qu’elle n’avait que partiellement raison car en regardant de près, je me suis aperçu que l’IFE va au-delà de cette lecture dorénavant classique de la citoyenneté. Il y a une autre lecture possible que je ferais mienne avec les risques habituels. Par une lettre, le C. l’IFE a affirmé que la citoyenneté telle que nous la connaissons, celle qui est à la base de notre régime politique, c’est une citoyenneté à vocation universelle. Les grecs nous ont donné la formalisation des principes de vie dans la cité[3]. Ce que nous savons, c’est que la citoyenneté des cités grecques excluait les femmes, les esclaves et les « métèques». C’est avec l’empire romain que s’est répandue l’idée d’une citoyenneté ouverte aux non romains, bien que soit toujours exclue ce que nous savons être la moitié du ciel. Il a fallu attendre jusqu’aux révolutions américaine et française du 18è siècle pour retrouver l’idée de citoyens comme membres d’une communauté d’êtres égaux et libres. Ici, une première remarque s’impose : s’il est vrai que la citoyenneté a changé de contenu au cours de notre histoire, elle n’est donc ni donnée, ni permanente et qu’elle se recrée, s’invente en fonction des mouvements insurrectionnels que nous appellerons aujourd’hui, les moments constituants.[4] Un exemple entre autres: le mouvement pour les droits civils aux États-Unis des années 60 a permis à la population afro-américaine d’intégrer vraiment la communauté des électeurs.

En relisant ces textes fondateurs de la politique moderne que sont la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique (Juillet 1776), la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyens (août 1789) (DDHC), ou, plus proche de nous, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (décembre 1948) (DUDH), en les comparant aves les débats actuels sur le fonctionnement de nos sociétés, je reste étonné devant leur actualité. Qu’il s’agisse de représentation politique, de transparence ou de la nécessité de rendre compte de l’usage des fonds publics, ou qu’il s’agisse encore des formes de contrôle du pouvoir afin que personne ne puisse en abuser au détriment des autres membres de la communauté, tout s’y trouve.[5]

La Déclaration d’Indépendance des États-Unis est trop bien connue pour que je m’étende dessus. Je ne résiste pourtant pas au plaisir de souligner à nouveau cette phrase célèbre (qui a été d’ailleurs été reprise dans la première Déclaration d’Indépendance du Vietnam en 1945) : » tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » Vous vous souvenez encore des débats récents, initiés en 1950 par Marshall[6], sur la citoyenneté civile, politique, et sociale. (La version actualisée de ce débat a été reprise par le Premier Rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) sur la Démocratie en Amérique Latine en 2004.) Ou encore : lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre au despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité future. (Lettres en italique par moi). Que sont ces nouvelles sauvegardes si ce ne sont les différentes formes de contrôle du pouvoir afin d’empêcher leur abus?[7]

A suivre ces textes, surtout celui qui est aujourd’hui encore, le fondement de notre civilité, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, il me vient quelques commentaires suivants :

Le premier c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie dans l’importance entre les droits/libertés[8] : liberté d’expression, liberté d’association, de participation directe ou indirecte à la formulation des lois… et les droits qu’on appellerait des droits créances ou dans notre vocabulaire d’aujourd’hui, des droits sociaux, tels que sont ceux du travail, de la protection sociale, de salaire égal et «suffisant» etc.

Le second, c’est l’importance des principes d’égalité (particulièrement devant la loi et garantie par la loi) et de dignité. Ce dernier concept tend à devenir désuet aujourd’hui, et le gouvernement d’Haïti, il y a quelques années, a été un des rares à prendre des distances avec la mode linguistique telle que «les pays en voie du développement » pour parler avec simplicité et raison, de la sortie du pays de la misère afin de réaliser une « pauvreté digne ».

Le troisième commentaire, c’est que ces principes sont ceux de la vie communautaire, nationale ou internationale. Ils prennent des formes spécifiques liées aux traditions, à la culture propre de chaque peuple. Je ne donnerais qu’un exemple : si le principe de la représentation est bien connu, on ne peut pas par exemple imposer l’âge de vote d’une façon mécanique : 18 ans c’est en général la norme. Mais au Nicaragua, le service militaire était à 16 ans (pour les hommes) et le vote à 18. La défense de la patrie serait-elle moins importante que le vote? Ou encore l’Afghanistan où les femmes pouvaient avoir des enfants dès 15 ans. La responsabilité de vie humaine serait-elle moins importante que la responsabilité civique si ces dernières ne pouvaient voter qu’à 18 ans?[9]

Enfin un dernier commentaire: si partout dans ce texte, on retrouve l’idée que la souveraineté émane du peuple, que toute personne a droit…« à un ordre tel que les droits et les libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet »[10], on ne trouve pas mentionné jusqu’au mot de démocratie. On se souvient du philosophe Alain pour qui la démocratie, c’est le règlement pacifique des conflits dans la légalité. Le propos peut être renversé: il suffit de régler les conflits d’une façon pacifique dans l’état de droit pour atteindre la démocratie, puisque cette approche permet le respect de la liberté, la dignité et l’égalité des membres de la communauté. Relisez la Charte des Nations Unies et relisez la recommandation de la Cour Internationale de Justice en Mai 1948 sur les conditions d’adhésion à l’ONU. La porte est ouverte aux États « amants de la paix ». Elle n’est pas fermée aux pays pour défaut de démocratie. De nombreux pays considérés par la Freedom House comme « non démocratiques » sont membres, et membres éminents de l’Organisation.

La démocratie est un concept populaire. Des milliers d’ouvrages lui sont consacrés. Et son prestige est immense. Le monde entier lui a dédié une journée, celle que nous célébrons aujourd’hui. Mais il y a aussi un autre aspect qui mérite réflexion. Récemment, un groupe de colonels d’un pays d’Afrique, après un coup d’État pour renverser le président constitutionnel, s’est organisé en «Haut Conseil pour le Rétablissement de la Démocratie.» En vérité, sa définition reste sujet de controverses, balancée qu’elle est entre l’utopie, l’idéal ou collection de procédures dans lesquels on trouve pêle-mêle les élections, la transparence, l’État de droit, les institutions. On se perd dans les subtilités de la différence entre une approche « constructiviste », « procédurière » ou « normative » de la démocratie.[11] Dans les discussions politiques au Mexique, mais aussi dans d’autres pays de culture politique semblable, toutes les critiques de la politique publique sont acceptables du moment qu’elles s’appuient sur les principes démocratiques, parfois inventés pour la bonne cause. En d’autres termes, la démocratie, dont tous se réclament, serait un idéal tellement puissant qu’il faudrait par tous les moyens la mettre en œuvre.

La faiblesse de cette approche réside dans son caractère idéologique lequel ferme la porte aux analyses sur son caractère «paradoxal»[12]. Le risque est de suggérer que la démocratie serait plus un ensemble de règles (institutionnelles et politiques) qu’un principe d’organisation et d’entendement de la réalité sociale.

Au lieu de vous parler abstraitement, je voudrais raconter les discussions avec certains d’entre vous lorsque les Nations Unies m’ont envoyé dans des endroits tels que l’Afghanistan, l’Irak ou Haïti pour aider à l’organisation des élections. La question souvent est de savoir si la « démocratie » est possible dans les conditions de la présence militaire étrangère ou de la pauvreté et l’analphabétisme. En bref, ma réponse est celle-ci : les NU n’ont pas le mandat de faire du prosélytisme démocratique. Il est plutôt d’aider à construire les moyens et les procédures qui permettent de concrétiser socialement et politiquement les droits fondamentaux des populations et des états qui en font la demande.

L’organisation des élections est la mise en place de procédures pour rendre à un citoyen(ne) son droit fondamental à contrôler son destin, à sauvegarder ses libertés (libre parce qu’obéissant à des lois qui ont été adoptées par soi-même ou par des représentants qu’on a librement choisis et qu’on peut contrôler). Je répète ce que je disais plus haut car il me semble nécessaire d’insister sur les exigences de la citoyenneté plutôt que de s’alourdir sur le principe organisateur de ces dernières.

Un exemple : en Afghanistan, afin de voter, les femmes (en particulier chez les Pashtoun) doivent avant tout, être reconnues comme des personnes, avec leur identité, avec leur appartenance à une communauté politique nationale. Jusqu’alors, elles appartenaient, littéralement, aux membres masculins de sa famille. Leur droit à la dignité, à la liberté et à l’égalité passe donc par cette reconnaissance sociale et civile, quelque soit le nom donné au principe d’organisation de cette dernière. Les NU n’ont donc pas imposées (comme si elles le pouvaient!) un modèle de démocratie fondée sur des élections. Elles ont seulement aidées à la mise en place de certaines procédures qui pourraient traduire en acte cette exigence des hommes et femmes libres et égaux.[13]

De perdre de vue cette séquence historique, on perd aussi de vue le fait que ces procédures ont parfois un nom mais toujours une histoire: celle des obstacles à leur implémentation, celle des revers ou régressions. La mode a été pendant longtemps de parler de «déficits de la démocratie», comme s’il existait une démocratie au monde sans déficits. Il était aussi de mode de qualifier la démocratie, de délibérative à populaire. Dernière invention dans un journal mexicain il y a quelques semaines, la «démocratie citoyenne»[14] comme si la démocratie est à la base de la création de la citoyenneté alors que dans l’histoire, ce serait plutôt le contraire et il serait peut-être plus exact de parler d’une recherche d’une démocratie qui appartiendrait aux citoyens.

On comprend bien l’engouement et le succès du concept de démocratie dont le rôle dans la guerre froide a été aussi important que la religion elle-même. Mais le danger de poursuivre cette approche à la fois idéelle et utilitariste est de conduire, maintenant qu’il n’y a plus d’ennemis idéologiques à combattre, à un désenchantement envers la démocratie, d’entraîner son rejet et de faire oublier que sa fonction fondamentale reste de tracer une voie vers la réalisation des aspirations fondamentales de la citoyenneté.

Il m’est arrivé de dire que la démocratie c’est l’honneur de l’esprit politique[15]. Je le pense toujours car c’est dans cette recherche de son honneur que la politique s’est épanouie et qu’elle sert le mieux nos exigences citoyennes.

La rigidité idéologique conduit aussi à l’absence de lucidité. Un exemple : on entend de plus en plus lors des débats sur les réformes politiques ou électorales, faire mention des pouvoirs factices, un nouveau nom pour les groupes d’intérêts ou les groupes de pression. On oublie ainsi que ces groupes, je pense en particulier aux moyens de communication, sont aussi partie du principe démocratique, lequel ne signifie ni consensus, ni homogénéité ni uniformité. Pour suivre les enseignements de Benedict Anderson, on dira que ces moyens contribuent de manière essentielle à la formation du sens de l’appartenance sans lequel il n’y a pas de nation possible.[16] Toutes les notions considérées comme essentielles à la conduite de la démocratie se trouvent en fait dans les conceptions sur les droits de l’homme : check and balances dans l’acte d’Habeas Corpus (1679) ou dans la Grande Charte de 1215. Et s’il faut remonter plus loin dans l’histoire de la pensée politique, on répètera que pour Aristote, ce qui peut conduire à la tyrannie, quelle que soit la constitution (démocratique ou aristocratique), c’est la négation du caractère pluriel, diversifié et composite de la société. [17]

De fait, la pensée démocratique s’est toujours tournée vers la résolution des rivalités et des conflits entre les groupes sociaux - « selon les règles de l’espace public commun » ajoute Dominique Schnapper[18] et cette règle est valide depuis la création de la science politique comme science. Il faut une certaine dose de naïveté pour penser que c’est le monde d’aujourd’hui, d’après le communisme, qui aurait inventé cette vision de la démocratie.[19]

Si cette dernière est une des voies (la moins mauvaise dirait Churchill) pour réaliser les droits humains fondamentaux, il faut aussi souligner que cette voie a une histoire, qu’elle n’est nullement une voie royale mais que son enrichissement vient aussi des femmes et des hommes qui l’ont créée. On a pu parler des formes différentes de démocratie représentative, celle des notables, celle des partis ou celle du public (de l’opinion publique)[20]. Je voudrais, de nouveau sur la base de ma lecture des débats au Mexique, reprendre une discussion sur une autre démocratie, celle des droits.[21]

L’idée est simple: les sociétés actuelles donnent l’impression d’avoir épuisé les voies politiques pour faire face aux défis de la globalisation, aux montées des particularismes, ou tout simplement de faire face aux tensions nées de ses choix démocratiques. On s’aperçoit maintenant que l’égalité peut être contraire à la liberté, que des élections libres ne sont pas nécessairement justes et vice-versa, que l’intérêt public n’est pas nécessairement la somme des intérêts privés et que le modèle de la République une et indivisible qu’il soit de coupe américain ou français arrive à un point de tension insoutenable.

Dans sa sagesse, le PNUD a mit l’accent sur l’importance des problèmes de gouvernabilité (et l’on trouve immanquablement l’adjectif « démocratique », j’aurais tendance à penser qu’il s’agit plus d’opportunisme politique que de rigueur conceptuelle), c’est qu’il sait combien l’État est fragile devant ces tensions et que sans une politique publique aussi efficace que respectueuses des droits fondamentaux, il ne pourra pas surmonter ces tensions, qui, je répète, sont structurelles à la pratique démocratique ou à ses ambitions antinomiques. Et on sait aussi que l’absence d’État est pire que tout[22]. C’est pour cela que les droits viennent combler souvent le vide laissé par les législateurs ou les techniciens. Les décisions récentes sur le mariage « gay », sur l’avortement, sont là pour prouver que le droit n’est pas nécessairement en harmonie avec l’opinion publique (qui peut se refléter dans celle des législateurs) mais que le droit assure ici un rôle fondamental dans la réconciliation des intérêts et des visions forcément différentes afin de permettre une vie civile[23]. Pour dire les choses de manière plus abstraite, je pense que le droit, les droits, jouent de plus en plus un rôle crucial dans la réduction des différences entre le principe politique de nos sociétés (les citoyens sont libres et égaux) et son principe sociologique (les personnes concrètes sont de sexe différent, d’âge différent, de santé et de fortune différentes). Comme appareil d’État, le pouvoir judiciaire partage avec celui-ci la responsabilité de faire respecter tout autant les droits citoyens que leur droit à la différence et celui de « la recherche du bonheur ».

Ces commentaires sur la prééminence du droit dans nos sociétés ne sont pas faits seulement pour plaire aux habitants de ces murs. Ils veulent aussi transmettre l’idée que les débats actuels tournent également autour de ces thèmes, que les modèles anciens de « We the People » ou de « la République une et indivisible » sont en train de se rapprocher, et que ce rapprochement traduit non pas un modèle démocratique unique, mais le caractère universel de la citoyenneté accompagné qu’il est par le caractère particulier de l’état de droit. C’est cette leçon que je pense avoir tiré de la simple lettre C. de l’IFE évoqué plus haut.

Mexico 2 Septembre 2010

Nguyen Huu Dong

 



[1] Dominique Schnapper: Qu’est-ce que la Citoyenneté. Gallimard. Paris 2000

[2] Il y a également un aspect culturel important dans la constitution de la citoyenneté, doublé d’un sentiment d’appartenance, d’identité, construit qu’il est par le temps, les rites et les symboles sociaux à côté de l’histoire et la langue. Voir en particulier Siobhán Harty & Michael Murphy : Para una Ciudadanía Multicultural. 451 Editores. Madrid 2005 (Traduction du même libre publié à la University of Wales Press en 2003. Cette dimension culturelle est à la base des discussions actuelles sur les droits collectifs (Oaxaca) comme sur l’intégration des populations issues de l’immigration.

 

[3] On comprend d’ailleurs la séduction du modèle grec dans les milieux comme le vôtre : le citoyen type, c’est le juge ou le magistrat ! Voir Bernard Manin: Principes du gouvernement représentatif. Calmann-Lévy. Paris 1994

[4]  Etienne Balibar: La Proposition de l’Égaliberté. Presses Universitaires de France. . Paris 2010

[5] “Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée » (Article XIV DDHC). L’article XV : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Leticia Santin m’a fait remarquer que ces clauses ne se retrouvent plus dans les grands textes qui ont suivi la DDHC. Ce serait en effet intéressant d’en comprendre la raison. On trouvera dans E. Balibar, op.cit. une analyse remarquable de la structure théorique et politique de la DDHC. Larry Diamond (auteur prolixe sur la démocratie, y compris en Iraq de l’après guerre de 2001) a redécouvert la Transparence et la reddition des comptes dans son dernier ouvrage : The Spirit of Democracy. New York 2009

[6] Thomas Humphrey Marshall:”Citizenship and Social Class” (1949). In Class, Citizenship and Social Development. New York 1965

[7] Sans anticiper sur la suite de l’exposé, je pense que les débats et réflexions de grande actualité sur le fédéralisme, sur les droits des minorités trouvent leur origine dans ce texte. Voir par exemple: Ferran Requero (coordinador) Democracia y Pluralismo Nacional. Ariel Barcelona 2002. (Traduction d’un libre publié par Routledge en 2001.

[8] Dominique Schnapper: Op.cit.

 

[9] Une partie du débat sur ce thème se trouve dans Kimberley Coles: Democratic Designs : International Intervention and Electoral Practices in Postwar Bosnia-Herzegovina. The University of Michigan Press. Ann Arbor 2007

[10] DUDH, art.28. De cette affirmation, on peut déjà avancer l’idée que la forme de l’État devrait s’ajuster aux exigences de la citoyenneté, et non le contraire. Voir Siobhán Harty & Michael Murphy, op.cit.

 

[11] Deux publications récentes résument bien ces discussions: Ian Shapiro: The State of Democratic Theory. Princeton University Press. 2003; et Laurence Whitehead: Democratization: Theory and Experience. Oxford University Press 2002.

[12] Chantal Mouffe. The Democratic Paradox. Verso. London 2000

[13] Voir aussi la Résolution A/62/7 de l’Assemblée Générale des Nations Unies de 2007 célébrant la Journée Internationale de la Démocratie.

[14] Pendant un temps, la mode en Europe était de parler de café citoyen ou de rencontre citoyenne.

[15] Pour paraphraser un ami mathématicien qui me disait que « les maths sont l’honneur de l’esprit humain ».

[16]  Benedict Anderson: The Imagined Community: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. Verso London 1991 (first edition 1983).

[17] Voir à ce sujet Simone Goyard-Fabre: Qu’est-ce que la démocratie? La généalogie philosophique d’une grande aventure humaine. Armand Colin. Paris 1998.

[18]  Op.cit. page 50

[19] L’essai le plus remarquable sur l’histoire de la démocratie reste celui de John Dunn: Democracy: a History. Atlantic Monthly Press. New York 2005

[20]  Bernard Manin: Principes du gouvernement représentatif. Calmann-Lévy. Paris 1994.

[21] Philippe Raynaud: Le Juge et le philosophe. Armand Colin. Paris 2008.

[22] Samuel Huntington: Political Order in Changing Societies. Yale University Press. 2006.

[23] Voir l’analyse des décisions du Tribunal Suprême du Canada dans les cas des méti. In Harty & Murphy, op. cit. page 24