TuHuyRobbeGrillet

COLUMBIA UNIVERSITY

2006 Graduate Student Conference

Marking Loss / Marquer la perte

 

L’effacement chez Robbe-Grillet :

mécanismes de la production et de la reproduction du texte ;

 

Entre hier et demain il n’y a plus la place du présent

Robbe-Grillet

 

La productivité textuelle chez Robbe-Grillet se détermine, dans le processus de création et dans la réception, comme auto-destructive et annihilante. Il a fait de l’effacement un appel à restituer, à reconstruire, à remplir tout ce qui a été supprimé mais qui joue en même temps la double fonction de production et de reproduction du texte. La mécanisation textuelle se réalise par la multiplication d’effacements : l’effacement du temps grâce à la construction d’un présent vide et paradoxalement comblé par les moments durant lesquels un sujet cherche sans cesse à compenser son propre vide en remplissant ce vide du temps ; ce sujet annulé est mis à son tour dans une limite où l’intérieur et l’extérieur sont indiscernables ; et  quand l’écriture est l’espace de la répétition, elle a la force d’abolir ou celle de mettre en doute toutes les certitudes, et produit un effet d’effacement de l’identité : les personnages se lancent dans la quête d’une vérité de soi-même qu’ils ne parviendront jamais à atteindre. Il s’ensuit que Robbe-Grillet offre au lecteur une occasion pour continuer, à chaque lecture, à créer avec lui un monde qu’il a commencé - un monde partiellement effacé et volontairement inachevé -, c'est-à-dire à donner un retour éternel, un renouvellement infini à ce qui se présente dans l’œuvre ; et la réception devient donc la reproduction textuelle dans le sens strict du mot.

Le temps, une figure importante de ses romans, avec sa présence solide et son auto-suppression, manifeste une des recherches de Robbe-Grillet sur la perte ontologique. Il s’établit comme la forme de cette perte qui est marquée non seulement par le bouleversement de l’ordre linéaire du temps, par l’abolition de la continuité temporelle, par le placement de trois éléments (passé, présent, futur) sur le même plan du présent, mais encore par l’effacement du présent lui-même, ce qui ne s’oppose pas à l’idée irréfutable de son importance. Cette importance s’affirme à la fois à travers l’existence du présent et à travers son absence. J’insiste ici sur l’aspect absent du présent, ce dont Robbe-Grillet est très conscient. Il s’efforce de montrer qu’il est possible de réduire le présent à néant. On connaît une des conceptions du temps, celle qui montre son caractère irrationnel : « …le passé est passé, il n’est donc plus ; l’avenir n’est pas encore ; le présent se trouve ainsi entre deux néants ; mais le présent, le maintenant est un point sans étendue ; du moment que le présent est là, il n’y est déjà plus ; le maintenant est donc contradictoire et de ce fait aussi un néant. C’est ainsi que la réalité se réduit pour le temps à un néant situé entre deux néants »[2]. Robbe-Grillet réalise cependant une néantisation des trois parties temporelles en les maintenant sous la forme d’un présent éternel. La question se pose ici : comment peut-il néantiser le présent sur la surface duquel il a mis le passé et le futur, ce que je voudrais appeler, pour reprendre la formule de Julia Kristeva, la rencontre de la littérature avec l’impossible. Mes recherches faites jusqu’à ce moment m’amènent aux remarques suivantes.

Le premier procédé utilisé par Robbe-Grillet dans Les Gommes est un effacement mécanique du présent. Il existe en fait dans ce roman un déroulement du temps et un ordre chronologique des faits. C’est une durée bien déterminée du point de vue du temps narratif, de six heures du matin, le vingt sept octobre, à six heures du matin, le vingt huit octobre, sauf qu’on ne connaît pas  l’année. Dans le présent de ce jour précis, Wallas le protagoniste et les autres personnages mènent normalement leurs activités, ce qui donne au présent le sens plein du mot. Néanmoins le récit commence réellement à sept heures et demie du vingt six, au moment de la fausse mort de Daniel Dupont, et se termine à sept heures et demi du vingt sept, à l’instant de sa vraie mort. C’est dans ce laps de temps que la montre de Wallas s’est arrêtée. Physiquement, ces 24 heures ont été effacées du cadran ; en réalité, elles sont, sous l’angle de l’enquête du protagoniste, un temps pour rien. Ce jour-là est donc un vide dans l’écoulement du temps,  devenant par conséquent un trou dans la vie de Wallas. Grâce à cette disparition du présent, les événements tout à fait intratemporels sont revêtus, par l’intermédiaire de l’annihilation du temps du cadran, d’un caractère extratemporel. Cette métamorphose du présent en non-présent se réalise d’ailleurs par un vaste réseau d’allusions au mythe d’Œdipe qui vise à  revivifier  un sort dans le passé, et de cette manière elle remplace le présent par le non-présent en montrant que tous les deux ont des similitudes,  ce n’est pas en réalité que le présent a reculé dans le passé, mais c’est au contraire le passé qui peut basculer vers le présent et prendre ainsi  sa place. La limite entre les deux devient très fragile. « Promeneur insolite, Wallas s’avance à travers cet intervalle fragile. (Ainsi celui qui s’est attardé trop avant dans la nuit, souvent ne sait plus à quelle date appartient ce temps douteux où son existence se prolonge ; son cerveau, fatigué par le travail et la veille, essaye en vain de reconstituer la suite des jours : il doit avoir terminé pour demain cet ouvrage commencé hier soir, entre hier et demain il n’y a plus la place du présent... »[3]. Avec l’action de s’avancer, Wallas s’affirme et s’efface en même temps dans ce vide du présent, ce qui est exactement pareil au fonctionnement de la gomme : dans l’instant de sa vraie existence, elle affirme son utilité en gommant ce qui est inutile et en se dissipant. L’avancée de Wallas se fait par les promenades incessantes pendant lesquelles il implique ses mouvements corporels dans le temps. Son existence réside vraiment dans l’acte de marcher. « C’est volontairement qu’il marche vers un avenir inévitable et parfait. Autrefois il lui est arrivé souvent de se laisser prendre aux cercles du doute et de l’impuissance, maintenant il marche ; il a trouvé là sa durée »[4]. Ainsi le passé a-t-il rattrapé le présent. Ou bien le retour du passé dans le présent, ce qui est conforme à l’idée que tout passe et tout revient. C’est là que se situe le point de rencontre du mythe ancien et du sort d’un homme moderne. Une relecture du roman confirmera cet avenir inévitable et parfait qui attend Wallas. Du reste, puisqu’on ne connaît jamais d’autre autrefois du personnage que celui où s’est passé l’histoire de Thèbes en ruine, on le prend comme une référence pour comprendre la raison pour laquelle (même si on n’en était pas sûr) il s’est laissé prendre aux cercles du doute et de l’impuissance. L’action de marcher est prise comme une opposition à ce qu’il était avant. Le temps revêt ici un sens naissant du mouvement corporel et devient donc un temps humain : la durée trouvée de Wallas.  Il y a au complet dans ce paragraphe un avenir, un autrefois et un maintenant ; ils y figurent dans un présent perpétuel dont la force est créée par la marche, ce qui explique pourquoi Wallas aime marcher. La marche l’aide à trouver la continuité, l’ininterruption, l’union d’un passé dont il n’est pas conscient et d’un présent qui lui échappe. La vitesse régulière de son pas  l’aide à lier tous ceux qui sont absurdes, menaçants, anachroniques ou trompeurs pour qu’il puisse atteindre par là la nature de son être.

Le deuxième aspect de l’effacement temporel se révèle dans la propriété de labyrinthisation du temps (qui correspond d’ailleurs à la forme labyrinthique de l’espace, si le labyrinthe devient l’espace privilégié du monde robbegrilletien c’est parce qu’il est vraiment efficace pour élargir la limite du présent, pour donner une étendue au maintenant ; et la structure labyrinthique de l’espace et du temps est en effet une métaphore de l’angoisse ontologique) dans les romans de Robbe-Grillet[5], surtout dans La Jalousie. Le caractère d’écoulement du présent dans Les Gommes est aboli au profit d’un maintenant isolé de toute référence temporelle, le temps n’y coule plus.

La spatialisation du temps de La Jalousie s’effectue sous la forme d’une labyrinthisation structurale du maintenant. La grande fréquence du mot « maintenant » qui apparaît parfois trois fois dans une même page, certifie son importance et prouve son utilisation intentionnelle. Examinons au moins les phrases étant prises comme les titres des neuf parties du roman, présentés à la table, parmi lesquels cinq contiennent ce mot : Maintenant l’ombre du pilier…, Maintenant l’ombre du pilier sud-ouest…, Le long de la chevelure défaite…, Tout au fond de la vallée…, Maintenant, c’est la voix du second chauffeur. Maintenant la maison est vide…, Toute la maison est vide…, Entre la peinture grise qui subsiste…, Maintenant l’ombre du pilier…. Tout le récit est donc inscrit dans ce maintenant labyrinthisé. Tentant d’analyser le schéma du temps de l’œuvre, une évidence s’est progressivement imposée : la déschématisation de la structure temporelle est radicale. Il est non seulement impossible de rétablir la continuité selon la flèche du déroulement normal en ligne droite, que sont passé, présent et futur ; mais la possibilité d’une structure circulaire du temps mérite d’être mise en doute, nonobstant les répétitions multipliées dans le texte. Car le récit ne retourne pas du tout au début, c'est-à-dire il n’existe pas une coïncidence entre le commencement et la fin  sur le plan du temps pour qu’on puisse parler d’un schéma circulaire ; le récit est réellement construit sans commencement ni fin, il est impossible de préciser un point de départ ou un point d’arrivée, contrairement à ce qu’a pu réaliser Jean Ricardou avec Les Gommes. Et les répétitions se font sans qu’aucune règle de temps cyclique soit observée. Par contre, elles dessinent une forme dédaléenne avec laquelle on n’arrive jamais à reconstruire les relations entre les éléments temporels introduits dans le roman. La détermination de l’avant et de l’après est irréalisable. Les mouvements abondamment décrits (surtout ceux du corps) n’assument que la tâche de nier l’idée de changement des êtres dans le temps.  Ces mouvements se déroulant sur place donnent l’impression que la vie s’arrête en avançant dans un circuit labyrinthien, à la fois ouvert et sans issue. De plus, tous les maintenant de l’œuvre sont imprécis, « « Maintenant », ce qui ne fournit aucune indication satisfaisante »[6]. Ce maintenant atemporel, et en conséquence n’appartenant pas au monde extérieur, ne se présente que dans l’esprit de l’homme. Contrairement à la conclusion de Heidegger dans ses études sur être et temps, qui considère que « la suite des maintenant est ininterrompue et [qu’] elle ne souffre pas de vide »[7] , Robbe-Grillet invente une suite discontinue des maintenant entre lesquels se forment les vides que chaque maintenant s’efforce de remplir par leur juxtaposition sur l’espace textuel. C’est un temps impossible à mesurer, il n’y a plus ni datation, ni repères temporels, il n’y existe donc plus l’avant, ni l’après, seulement l’éternité construite par une présentisation de toutes les parties temporelles, et le présent est à son tour, faute de propriété d’écoulement, néantisé et parallèlement étendu à travers les parcours labyrinthiques.

Le présent et le maintenant sont toujours subjectifs (si l’on reconnaît une distinction entre un temps objectif du monde et un temps subjectif de l’homme), ils appartiennent à l’être humain, plus précisément à un sujet pensant et parlant, et restent relatifs au moment de sa pensée et de son énoncé. Les concepts de passé, de présent et de futur n’existant en réalité que dans la conscience, le temps a été choisi par Robbe-Grillet comme un substratum sur lequel il construit une littérature qui « ne vise qu’à une subjectivité totale ». Mais c’est à ce point qu’il nous a offert un paradoxe magnifique en créant une sorte de sujet non-pensant, non-parlant pour qui le temps n’existe pas, puisqu’il n’a d’autre forme temporelle que le maintenant et puisque le monde n’est autre chose que l’extériorisation de son intériorité. Il s’agit du mari « présent-absent » dans La Jalousie, un cas littéraire rare mais typique d’un effacement parfait de l’homme en tant qu’individu ; et paradoxalement, en dépit de cette destruction radicale, les traces laissées par l’auteur nous aident à apercevoir dans ce vide un être humain ; c’est la passion, l’angoisse, la souffrance, la jalousie, les obsessions…les états d’âme réellement présents mais sans être nommés et n’étant pas directement décrits, avec lesquels il mène une recherche infinie et sans but,  qui prouvent l’aspect humain en lui. Cet être humain dont l’intérieur se manifeste sur la surface lisse des objets neutres, froids, tout à fait objectivement représentés ne sort jamais hors de soi, il reste toujours à l’intérieur de lui-même. Mais il n’est pas du tout conscient (au moins aucun signe ne le montre) de ce qui se passe dans cet intime extériorisé. Ce qu’il a, c’est tout ce qui se déroule devant lui, mais qui ne lui appartient pas et de quoi il ne relève pas. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’il est aussi hors de soi que hors du monde. Cet homme sans moi, sans je ni relation avec les autres s’exprime dans un dehors mental où il est complètement isolé de l’univers externe, exilé dans son dedans désert. Sa présence invisible, marquée par celle des objets (la chaise, le couvert…) considérés comme ersatz, n’a aucun sens pour les autres, comme si tout se passait sans lui. Il n’est alors pas objet en tant qu’Autre. Et il n’est non plus sujet pour lui-même, bien que tout ce qui se trouve dans le monde romanesque soit mis dans le champ de son observation, touché par son regard. Il est donc un sujet non-subjectif, écarté de soi-même pour devenir « un sujet vide ».

En premier lieu, ce sujet vide est supprimé en tant que sujet parlant. Robbe-Grillet a réussi à supprimer le sujet-narrateur (sujet de l’énonciation) ainsi que celui de l’énoncé. D’une part, le « je » narrateur, auquel on pense  parce que le récit est raconté d’un point de vue très subjectif,  n’apparaît pas du tout et devenant par là un « je-néant », un je sans je, ce qui donne à l’histoire un caractère particulièrement objectif. La narration  de La Jalousie constitue un discours sans destinataire. Le narrateur ne s’adresse à personne, il ne vise pas à persuader, à éclairer l’histoire, ni à convaincre lui-même. Mais ce narrateur néant se parle-t-il à lui-même, communique-t-il avec lui-même ? Si oui, le roman se transforme en communication de soi à soi, et dans ce cas, il est incontestable qu’il s’achève dans son manque de finalité et dans sa subjectivité parfaite. Il est impossible de nier que tout le récit prend l’allure d’un monologue intérieur avec les interrogations, les questions sans réponse. Et d’autre part pour supprimer radicalement le sujet de l’énoncé, l’auteur a utilisé un procédé que j’appellerais la narrativisation du dialogue[8]. Cette façon de narrativiser le dialogue contribue effectivement à réduire à néant le sujet en gardant toujours ses traces pour qu’il soit toujours là, invisible mais consistant entre les lignes.

En second lieu, il n’y a pas de sujet en tant que sujet d’un savoir ou sujet pensant. En réalité le roman est traversé par des doutes, des soupçons, des passions, dont le sujet ne peut être déterminé. Comment l’auteur est-il parvenu à créer cette subjectivité sans sujet ? Les deux éléments, la subjectivité et le non-sujet, se rencontrent sur la surface neutre des objets, des choses, des scènes décrites comme résultats d’une observation purement scientifique ou d’une description totalement objective et en même temps comme interrogations tournées vers l’intérieur. C’est sur cette surface et dans cette rencontre que l’auteur  abolit la frontière entre dedans et dehors. L’homme de Robbe-Grillet regarde en lui-même à travers les objets sur lesquels se projette son propre regard. Pourrait-on en trouver une explication avec la conception lacanienne du sujet, qui considère que le sujet n’est pas celui qui pense, et que le langage et l’inconscient prennent sa place ? Mais le problème devient plus compliqué si l’on reconnaît un deuxième degré du sujet de l’œuvre robbegrilletienne : le sujet écrit. S’effaçant complètement dans ses romans, l’auteur déclare sérieusement dans son autobiographie : « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Comme c’était de l’intérieur, on ne s’en est guère aperçu. Heureusement. Car je viens là, en deux lignes, de prononcer trois termes suspects, honteux, déplorables »[9]. Ainsi, a-t-il fait face à soi même d’une façon particulière. Le sujet robbegrilletien n’est pas seulement la victime du lieu de passage de la pensée, mais il est l’inventeur de ce langage qui structure un inconscient exigeant toute sorte d’interprétations.

    À l’effacement par la réduction à néant du sujet s’ajoutent d’autres formes d’effacements : l’effacement par la multiplication du sujet, par la répétition ou la reprise selon le terme de l’auteur et par l’affirmation du non-vrai et de l’ignorance. Epuisé par la grande puissance de la vérité et de la vérité intérieure, le personnage de Robbe-Grillet ne s’arrête pas sur le chemin qui mène au non-vrai, et de ce non-vrai, au vrai, couvert, cette fois, par l’ombre d’un auteur- autobiographe qui existe en tant que devenir. En réalité, ce n’est pas une seule ombre, mais une série d’ombres créée par la mise en multidegré de la narration. Et la multiplicité du je conduit au « moi dissous » et à la non-identité, ce qui est vraiment la remise en question de la négation de profondeur de l’auteur lui-même.

La multiplication du sujet se fait par un double phénomène : un narrateur multiple et un sujet multinominal à maintes identités. La Reprise en fournit un exemple impeccable. A l’opposé du sujet néant dans La Jalousie, le narrateur de La Reprise existe à plusieurs degrés différents : le narrateur-personnage (le je de Henri Robin, de Markus von Brücke et le je de Walther von Brücke), le narrateur impersonnel (le récit est parfois raconté à la troisième personne), le narrateur-auteur, le narrateur-observateur-corrigeur, le narrateur-critique littéraire. Ces deux derniers apparaissent dans les notes pour relever, corriger les erreurs, les falsifications commises par le narrateur-personnage, ils jouent aussi le rôle  d’emmêler, et d’orienter en même temps, la réception de l’œuvre par les commentaires sur la technique et sur le sens, le contenu (surprenant !) du roman. Voici la note 4 : «…ce remplacement impromptu de l’indicatif présent par le passé indéfini, d’ailleurs temporaire, ne modifie à notre sens ni l’identité du narrateur ni l’époque de la narration. Quelle que soit la distance que semble prendre la voix narratrice par rapport au personnage, le contenu des énoncés ne cesse à aucun moment de reproduire une connaissance intérieure de soi-même, auto-perceptive et instantanée, même si elle est parfois d’inspiration mensongère. Le point de vue reste toujours bel et bien celui de notre sujet multinominal et volontiers pseudonyme. Une question problématique nous paraît concerner le destinataire de ces récits »[10]. Qui parle dans ce paragraphe ? Un narrateur-critique qui est en train d’analyser le texte et de poser le problème de sa réception ou le romancier qui se trouve toujours derrière chaque mot de son roman et qui donne généreusement les indications pour la compréhension de la profondeur de son œuvre ? On ne peut nier ni l’un ni l’autre. La mise en multidegrés du sujet narratif donne au récit des dimensions différentes. L’auteur n’a jamais parlé d’autre chose que de lui. Si cela est vrai, avec sa façon d’écrire, il s’est retourné à l’intérieur de lui-même en en sortant  sous forme de personnages caractérisés par la non-identité, la multipersonnalité …. Henri Robin ou Markus von Brücke dans La Reprise n’est en effet personne, ni Henri Robin, ni Boris Wallon, ni Mathieu Frank, ni Frank Mathieu. Il devient douteux avec la multiplicité de ses noms. Et en fin de compte, on ne sait pas exactement s’il est tué par Walther von Brücke ou s’il est encore vivant dans le corps de celui-ci qui est déjà mort. 

En réalité, poursuivant toute sa vie de créateur la quête inlassable de son double, Robbe-Grillet cherche toujours de nouvelles formes pour traduire cette quête, et de nouveaux types de personnages pour construire son double, qui sont tous les figures exprimant son for intérieur. Dans cette quête de l’identité, le thème de double joue un rôle très important. Le protagoniste de La Reprise se met à la poursuite de son double, laquelle devient en définitif un vrai conflit dont le résultat est la perte, la mort d’un des deux frères jumeaux – l’image d’un moi dédoublé. Le monde intérieur se sépare donc en deux parties se rejoignant rarement et étant prêtes à supprimer l’une l’autre. En ce cas, le Je est bien un Autre qu’on veut à la fois chercher et expulser de soi-même. L’usurpateur, le sosie, l’intrus, le double, le voyageur, ces mots ont le même sens chez Robbe-Grillet. Parce que le voyageur est celui qui chasse sans cesse son double, qui est suivi par son sosie, et qui est remplacé par son usurpateur ou par son intrus. Il s’ensuit que cet homme cherche continuellement sans rien trouver, ni son identité ni son origine ni le sens de sa vie, mais c’est dans cette recherche vaine qu’il affirme son existence. Et quand il est exclu hors de toute vérité, il affirme la nécessité de la présence du non-vrai dans le sens de Nietzsche : « En admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l’incertitude ? Ou même l’ignorance ? »[11]. Robbe-Grillet n’a pas voulu la vérité, il y voit une oppression qu’il faut éviter. Autrement dit, il s’est libéré de la vérité, laquelle « ne sert qu’à la bureaucratie » et est devenue dogme, pour viser plutôt une autre vérité, plus profonde et difficile à saisir, celle du non-sens, de l’inconscient, du « Je fêlé », et de l’exploration en train de se faire. L’incertitude et l’ignorance naissent de la répétition ou de la reprise, c'est-à-dire d’un élément textuel dans lequel la distinction de la forme et du contenu sera insignifiante. C’est en effet ici que se confirme l’idée de l’auteur que dans la forme de l’œuvre réside sa réalité ; une réalité, il me semble, ne refuse pas la profondeur métaphysique, surtout quand on dispose d’une référence  précise comme dans le cas de La Reprise. Je ne développe pas  ce problème auquel je reviendrai encore dans mes recherches. Au point de vue de l’écriture d’effacement,  la répétition n’a pas pour fonction d’affirmer, au contraire elle efface la certitude pour montrer que le faux, l’ignorance sont aussi nécessaire que le vrai et le savoir. Dans ce cas, le sujet se forme vraiment entre doute et certitude, entre savoir et vérité. La répétition se comprend ici comme  une ressemblance parfaite, et parallèlement comme, selon Gilles Deleuze, ce qui comporte en soi l’altérité, c'est-à-dire la différence. Et la reprise, en tant qu’ « un ressouvenir tourné vers l’avant » porte en elle-même la force de reconstruire. « Il y aurait en fait quelqu’un, à la fois le même et l’autre, le démolisseur et le gardien de l’ordre, la présence narratrice et le voyageur…, solution élégante au problème jamais résolu : qui parle ici, maintenant ? Les anciens mots toujours déjà prononcés se répètent, racontant toujours la même vieille histoire de siècle en siècle, reprise une fois de plus, et toujours nouvelle »[12]. Robbe-Grillet manifeste l’ambition de bâtir un monde uni dans l’altérité, un ordre désordonné, un homme à la fois le même et l’autre ; en employant des mots répétés et toujours nouveaux, des histoire vieilles et toujours renouvelées ; autrement dit  en réalisant son métier d’écrivain, il cherche indéfiniment, sans arrêt, l’unité des antonymies. 

L’effacement devient signe à la fois de la perte et de la capacité reproductrice. La compréhension du texte n’est pas le plus important dans la réception quand l’écriture ouvre les possibilités de coopération créatrice et demande fermement cette coopération. Le résultat d’une lecture ne s’assimile pas au fruit d’une interprétation des éléments existant dans le texte. La compréhension de l’oeuvre peut au contraire être remplacée par la reproduction textuelle. Celle-ci, partant des effacements, ne s’identifie pas au remplissage, bien qu’il implique sa nécessité dans tout le processus. L’acte de remplissage lui-même exige déjà la puissance inventrice grâce à laquelle, l’aventure commencée par l’auteur sera continuellement reprise par son lecteur. Le lecteur est invité, d’abord, à découvrir des choses effacées et, en suite, à recréer cette histoire qui soit en même temps celle de Robbe-Grillet et la sienne.

L’univers robbegrilletien est en définitif un chaos, un chaos délibérément construit. Et l’effacement n’est pas une annulation pour jamais, mais en corrélation avec la reprise et le retour éternel, il conditionne une reconstitution, il contient les possibilités de rebâtir de nouveaux mondes. En fait, l’effacement effectué n’envisage pas pour finalité d’annihiler ou de gommer, mais le dessein de nécessiter l’action de reconstruire. Cependant « « Reconstruire »  un roman de Robbe-Grillet […] c’est l’effacer »[13]. L’effacement est donc un vrai double mécanisme de production et de reproduction textuelle : quand le texte est reproduit à partir de l’original, il n’en sera jamais la version fidèle, en revanche il le détruira en exploitant ses anciens éléments. Le texte réécrit par un lecteur sera toujours une nouvelle version du texte original de l’auteur. Ce processus impose son indispensabilité dans l’acte de lecture.

 

     Nguyen Thi Tu Huy

Doctorante de Paris 7 Denis-Diderot

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

1. DELEUZE Gilles, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, 1993.

2. DOMOULIÉ Camille, Littérature et philosophie, Paris, Armand Colin, 2002.

3. DUPONT Pascal, Raison et temporalité, Ousia, 1996.

4. ECO Umberto, Lector in fabula, Paris, Bernard Grasset, 1990.

5. HEIDEGGER Martin, Etre et temps, Paris, Gallimard, 1986.

6. ISER Wolfgang, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga Editeur, 1985.

7. JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1991.

8. KIERKEGAARD Søren, La Reprise, Paris,  Flammarion, 1990.

9. KRISTEVA Julia, Le temps sensible, Paris,  Gallimard, 1994.

10. KRISTEVA Julia, Recherche pour une sémanalyse, Paris, Ed. du Seuil, 1969.

11. MINKOWSKI Eugène, Le temps vécu, Paris, Presses universitaires de    France,  1995.

12. RICARDOU Jean, Le nouveau roman, Paris, Ed. du Seuil, 1973.

13. RICOEUR Paul, Temps et récit, Paris, Ed. du Seuil, 1983.

14. ROBBE-GRILLET Alain, Pour un nouveau roman, Paris, Ed. de Minuit, 1986.

15. La Vérité, Ouvrage collectif dirigé par Roland Quilliot, Paris, Elipses, 1997.

16. Obliques, Numéro 16-17, revue trimestrielle, 1978.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CITATIONS

 

 

 

1.            …le passé est passé, il n’est donc plus ; l’avenir n’est pas encore ; le présent se trouve ainsi entre deux néants ; mais le présent, le maintenant est un point sans étendue ; du moment que le présent est là, il n’y est déjà plus ; le maintenant est donc contradictoire et de ce fait aussi un néant. C’est ainsi que la réalité se réduit pour le temps à un néant situé entre deux néants (Eugène Minkowski, Le temps vécu, Paris, Presses universitaires de    France,  1995, p. 18)

2.            Promeneur insolite, Wallas s’avance à travers cet intervalle fragile. (Ainsi celui qui s’est attardé trop avant dans la nuit, souvent ne sait plus à quelle date appartient ce temps douteux où son existence se prolonge ; son cerveau, fatigué par le travail et la veille, essaye en vain de reconstituer la suite des jours : il doit avoir terminé pour demain cet ouvrage commencé hier soir, entre hier et demain il n’y a plus la place du présent. (Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Ed. de Minuit, 1990, p. 51)

3.             C’est volontairement qu’il marche vers un avenir inévitable et parfait. Autrefois il lui est arrivé souvent de se laisser prendre aux cercles du doute et de l’impuissance, maintenant il marche ; il a trouvé là sa durée (Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Ed. de Minuit, 1990, p. 52)

4.            Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Comme c’était de l’intérieur, on ne s’en est guère aperçu. Heureusement. Car je viens là, en deux lignes, de prononcer trois termes suspects, honteux, déplorables (Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Paris, Ed. de Minuit,  1985, p.10)

5.            ce remplacement impromptu de l’indicatif présent par le passé indéfini, d’ailleurs temporaire, ne modifie à notre sens ni l’identité du narrateur ni l’époque de la narration. Quelle que soit la distance que semble prendre la voix narratrice par rapport au personnage, le contenu des énoncés ne cesse à aucun moment de reproduire une connaissance intérieure de soi-même, auto-perceptive et instantanée, même si elle est parfois d’inspiration mensongère. Le point de vue reste toujours bel et bien celui de notre sujet multinominal et volontiers pseudonyme. Une question problématique nous paraît concerner le destinataire de ces récits (Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, Ed. de Minuit,  2001, p.10)

6.            En admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l’incertitude ? Ou même l’ignorance (Friedrich  Nietzsche, Par delà le bien et le mal, Paris, Aubier Montaigne, 1978, p. 21)

7.            Il y aurait en fait quelqu’un, à la fois le même et l’autre, le démolisseur et le gardien de l’ordre, la présence narratrice et le voyageur…, solution élégante au problème jamais résolu : qui parle ici, maintenant ? Les anciens mots toujours déjà prononcés se répètent, racontant toujours la même vieille histoire de siècle en siècle, reprise une fois de plus, et toujours nouvelle (Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, Ed. de Minuit,  2001, p. 277)

8.            « Reconstruire »  un roman de Robbe-Grillet […] c’est l’effacer (Gérard Genette, « Vertige fixé » in Oblique,  Revue trimestrielle, numéro 16-17, 1978, p.101)



[2] Eugène Minkowski, Le temps vécu, Paris, Presses universitaires de France, 1995,  p. 18.

[3] Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Ed. de Minuit, 1990, p. 51.

[4]Ibid., p.52.

[5] Dans La Reprise, par exemple, malgré la précision apparente du temps narratif (le récit se passe pendant cinq jours en novembre 1949), le protagoniste se trouve toujours dans l’état de rêve où il est mis hors du temps et de l’espace. Grâce à la technique de surimpression, les scènes du passé (c'est-à-dire le passé du personnage ainsi que celui dans les romans précédents) sont remises au présent, ce qui crée pour de bon un lacis temporel et met le personnage dans une situation suspecte, d’où le fait qu’il se questionne souvent : « où et quand ? »

 

[6] Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Ed. de Minuit, 1990, p. 50.

[7] Martin Heidegger, Etre et temps, Paris,  Gallimard, 1986, p.491.

[8] Observons un des exemples abondants dans l’œuvre, où une partie du dialogue est narrativisée : « A une question peu précise concernant le moment où il a reçu cet ordre, il répond : « Maintenant » » (La Jalousie, op. cit.,  p 50).  Alors, la réponse « maintenant » se fait à une question qui a été supprimée et remplacée par une phrase narrative.

[9] Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Paris, Ed. de Minuit,  1985, p.10.

[10] Alain Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, Ed. de  Minuit, 2001, p.65.

[11]Friedrich  Nietzsche, Par delà le bien et le mal, Paris, Aubier Montaigne, 1978, p. 21.

[12] Alain Robbe-Grillet, La Reprise, op. cit. , p.227.

[13] Gérard Genette, « Vertige fixé » in Oblique,  Revue trimestrielle, numéro 16-17, 1978, p.101.