Une source de poésie

 

Une source de poésie

 

de A à Z , aucune place pour Moi

Từ Huy

 

Nous sommes venus trop tard dans un monde trop vieux où tout a été dit.

Dans la première moitié du 20e siècle, cette pensée fameuse hantait encore maints poètes : que resterait-il à la poésie ? Le « destin » des poètes est de créer, d’ouvrir la voie — pour le fond comme pour la forme. Si tout a été dit, il ne reste qu’à redire sous des formes nouvelles, la poésie ne serait que préciosité.

Fin du 19e siècle, début du 20e, les Français, notamment les poètes surréalistes, ont utilisé l’espace blanc de la page comme matériau de la poésie, lui apportant une dimension sensuelle qu’elle n’avait pas auparavant. Il semblerait qu’ils aient eu cette idée en contemplant les idéogrammes chinois et japonais sur les peintures : les mots sont images, les images sont mots, des symboles au même titre. Depuis, nombreux sont ceux qui appartiennent aux cultures possédant l’alphabet latin à les imiter, utilisant les mots pour dessiner. Peu d’œuvres ont survécu. Quand les mots sont exténués, exsangues, sans amour ni loyauté, la beauté formelle n’est que divertissement.

Néanmoins, partout au monde, brûle un désir de poésie : nous restons très jeunes ; le monde lui-même ne cesse de changer, dévoilant continuellement d’innombrables visages si étranges que nous n’arrivons pas à nous les dire. Les mots sont une relation de l’homme à l’humain à travers nos relations communes au monde, à l’homme. Le monde n’est vieux que dans la mesure où notre impuissance à le dire nous réduit à le peinturlurer. La poésie retrouvera sa place en ce monde quand nous saurons rénover, ranimer les mots. Pas facile !

Contrairement à tous, Từ Huy utilise l’image pour effacer les mots, pour anéantir un certain langage ! Elle efface tout. Il n’en reste rien : ses images sont abstraites à l’extrême justement parce qu’elles sont extrêmement concrètes ! Si concrètes que d’elles-mêmes elles ne signifient rien ! Elles ne sont quedes caractères, des lettres, des instruments pour fabriquer des mots. Dès lors les mots eux-mêmes sont des instruments. Comment pourraient-ils se transfigurer en parole, en poésie ?

Ce recueil de poèmes en 19 lettres est d’une étrangeté, d’une richesse jamais vues dans la poésie vietnamienne ou d’autres pays. Dans le contenu comme dans la forme. Il est, néanmoins, profondément sensuel. La postface de l’auteur est en réalité une proclamation ouvrant la voie à une nouvelle source de poésie. Le recueil débute avec la lettre T, comme Từ ou Je[1], s’achève avec la lettre H comme Huy ou Fin[2]. Tout part de Moi, Tư Huy. De la Fin, Je m’envole. Dès que Je renie, Je n’existe plus, tout de ce Moi vient de Moi. Je cesse d’être Từ Huy. Etc. Splendide !

Il y a tant à sentir, sur quoi réfléchir, discuter. Je ne soulèverais sommairement ici que deux points.

La différence entre le langage poétique et la prose, selon Jean-Paul Sartre[3]

Dans la prose, les mots sont utilisés comme des signes pour indiquer quelque chose en dehors d’eux : un objet, une idée, etc. Ils sont accessoires, le sens qu’ils pointent sont l’essentiel. Exact : d’ordinaire, c’est ce que le lecteur recherche, les mots en eux-mêmes importent peu. Exemple : tu peux me parler en vietnamien, français ou anglais, peu importe du moment que je te comprends.

En poésie, il en va autrement. Je dois pouvoir te sentir ! Rien en dehors de toi ne me permet de te sentir sinon tes propres mots. En poésie, le mot est utilisé pour lui-même. Il constitue le matériau fondamental de la poésie comme les couleurs pour la peinture et les sons pour la musique. Un poème est beau par lui-même, il l’est en soi. Comme l’être-en-soi, il est fondement de soi. Il est lui-même comme l’être-en-soi mais, en même temps, il est l’œuvre d’un humain, d’un être-pour-soi. Il est l’être-pour-soi existant sur le mode de l’être-en-soi.  Il est, dans le monde imaginaire de l’art, l’être-en-soi-et-pour-soi, la « passion inutile[4] » des hommes. Car, naturellement, si l’objet d’art peut hanter la passion d’être des hommes, rien, y compris lui-même, ne peut le hanter : figé en objet, il n’a ni pour-soi ni soi[5]. Sartre recourt ainsi à sa philosophie pour comprendre la poésie, la littérature... Dans Qu’est-ce la littérature ?, il n’utilise pas son vocabulaire philosophique, peu de gens à l’époque le comprendraient, mais quiconque connaît cette philosophie reconnaîtrait aisément L’Être et le Néant derrière son argumentation. Ce point de vue se vérifie pour un certain nombre de poèmes, notamment les vers de Rimbaud commentés par Sartre lui-même.

Ce qui me plait ici : ce point de vue s’applique à la poésie de Từ Huy, à... moitié ! Chaque lettre de Từ Huy est en soi un poème. En tant que lettre de l’alphabet, elle est elle-même, elle n’a ni sens ni sentiment ni sensation d’aucune sorte. Elle est fondement d’elle-même et, par-là, éternelle comme beaucoup le croient. Mais dès que je m’en approche, dès que je plonge en elle, elle me submerge soudain de sens — sensation, sentiment, signification. Elle cesse d’être un instrument pour fabriquer des mots. Elle est en elle-même enivrée d’innombrables mots dans un état à la fois strictement ordonné et anarchique. Soudain, elle se transforme en Je ! Le Moi des lettres. Qui ne peut supporter cette rencontre devrait s’en éloigner, la lettre se refermera aussitôt sur elle-même, redeviendra elle-même, une chose-en-soi, sans signification, sans sentiment, sans chair... Et pour qui ose s’y enfoncer ? Dehors ! Pourquoi ? Parce que lorsque l’auteure ose commencer par une lettre, l’être sans signification, sans soi, sans âme, sans chair pour s’écrire, obligeant même une simple lettre à s’étonner, à acquérir un Moi, le lecteur ne rencontrera sa poésie que s’il ose la lire à partir de ce monde sans Verbe.

Selon le point de vue de Sartre, chaque lettre de Từ Huy est un poème achevé. Mais elle ne se contente pas de n’être que cela. Elle déchire l’horizon de notre réflexion, de notre sensibilité. Elle est poésie. Ou, pour mimer notre philosophe, elle se poétise... En cela, elle est étrange, originale, passionnée, tendre.

Le mot est une prison

Effectivement. Le mot est une cage étouffante. Il enchaîne l’esprit, étrangle le corps et l’intelligence des hommes car nous vivons, nous sentons le monde et autrui à travers notre pensée et il n’y a pas de pensée sans langage. On le sait, pas la peine de le répéter sans fin[6] ! Néanmoins, telle est la plus douloureuse des vérités de la condition humaine. Nous sommes devenus humains et Vietnamiens dans la plus tendre des chaînes : la langue vietnamienne. Poésie et littérature méritent l’attention justement parce qu’elles constituent l’unique moyen nous permettant, avec autrui, de nous libérer radicalement de nous-mêmes, de recréer et d’inventer un monde humain digne de notre temps, avec cette vie si brève en nous.

Un point mérite réflexion : pourquoi les mots sont-ils si exigus, étouffants ? Parce qu’ils sont ligotés par les chaînes A-Z ? Non. L’alphabet français est plus pauvre que l’alphabet vietnamien. Pourtant, avec cet alphabet réduit à 26 signes et les possibilités d’assemblage actuelles, nous disposons déjà d’un nombre inimaginable de mots, largement suffisant pour exprimer tout ce que nous voulons si nous avons quelque chose à dire. Dans le langage mathématique, « l’alphabet » courant ne comporte que 10 signes, 0-9. Mais si nous développons la valeur de Pi[7], en elle-même infinie, à l’intérieur de cet alphabet indigent, nous trouverons certainement, dans une relation bi-univoque, n’importe laquelle des symphonies de Beethoven, la totalité de La comédie humaine ou La divine comédie. Pour vivre et communiquer avec autrui dans n’importe quelle langue, il suffit de connaître un millier de mots[8]. Pour lire les grands journaux de n’importe quel pays, France, Angleterre, Chine, etc. quelque deux mille mots suffisent, selon les statistiques des linguistes.

La prison réelle que constituent les mots ne réside pas dans les 26 signes dénués de sens qui les composent.

Ce n’est là qu’un aspect insignifiant du problème.

À supposer que je sois capable d’utiliser la totalité des mots que les gens ont créés, je ne ferais que mimer les morts. Totalement passif, je suis l’esclave du langage, je ne me fais pas en tant que sujet du langage, je ne fais[9]pas l’homme. C’est seulement quand, avec le maigre capital de mots que j’ai appris à connaître, à utiliser, j’ose et je sais m’écrire et, par-là, m’unir à autrui par le langage, à travers une relation singulière entre deux êtres singuliers, que j’arriverais à briser la cage des mots, à ouvrir une voie pour moi-même et autrui pour faire l’humain ensemble. Aujourd’hui même. Un laps de temps si court. Qui ne reviendra jamais.

La poésie de Từ Huy y parvient. Elle transcende le joug des mots, la geôle des lettres, ouvrant une source nouvelle à la poésie.

Phan Huy Đường

06/2006

 



[1] En vietnamien : T comme Từ, le prénom de l’auteure ; et T comme Tôi : Je ou Moi. Intraduisible. Từ a plusieurs sens dont : renier, abandonner, commencer par...

[2] En vietnamien : H comme Huy, prénom de l’auteure ; H comme Hết, Fin. Intraduisible. Huy tout seul n’a pas de sens, mais associé à d’autres mots, il donne toujours un sens positif.

[3] Qu’est-ce la littérature ?

[4] L’Être et le Néant.

[5] Sartre n’a pas exprimé explicitement ces conclusions. Pour moi, elles découlent de sa philosophie.

[6] Une célèbre réplique d’un personnage dans le grand roman Số đỏ, Né huppé, de Vũ Trọng Phụng.

[7] Selon un mathématicien, dans une émission de France culture.

[8] Le comte de Monte-Christo, Alexandre Dumas.

[9] Une manière de parler typique des Vietnamiens qui montre un trait fondamental de leur conception de l’humain. En vietnamien, làm a un double-sens : être et faire ! J’en ai donné une discussion approfondie dans Penser librement, Éditions Chronique Sociale, Lyon, 2000.