Trương Quốc Dũng

La dernière nuit

C’était la dernière nuit de la longue et périlleuse marche. Demain, Xuanzang serait reçu par le Bouddha, demain il deviendrait lui-même bouddha. Xuanzang n’arrivait pourtant pas à dormir, tiraillé par l’angoisse. Il avait consacré sa vie à cette quête. Maintenant, au moment de quitter le monde des hommes, il se sentait anxieux.

Depuis quelques jours déjà, Xuanzang sentait son corps s’étioler, son esprit s’égarer dans les rêves, ses doigts s’engourdir sur les grains du chapelet. Quelque chose en lui renâclait. Il sentait son sang lui ronger le cœur, charriant un passé déchirant. Il se souvenait de ceux qui l’avaient enfanté. Depuis des années et des années, il n’avait plus brûlé d’encens pour honorer la mémoire de son père et de sa mère. Il n’en avait plus parlé.

Sur la longue la route qui mène au Nirvana, son cœur s’était endurci, pétrifié. Trop souvent il avait courbé la tête pour supplier les saints et les génies de tous les échelons, trop souvent il avait piétiné des cadavres de démons et de fantômes variés, dans un but unique : le Salut. Il aimait l’humanité. Cette nuit, face à la ligne de démarcation entre le monde humain et le monde saint, il comprit soudain les racines de cet amour. Chaque fois qu’il aidait ou sauvait quelqu’un, il se créditait d’une marche sur l’échelle qui mène au Nirvana.

Plus d’une fois Xuanzang s’était demandé pourquoi ses larmes se glaçaient davantage chaque jour. Maintenant il savait. La route menant aux Saintes Écritures qui devaient sauver l’humanité l’avait peu à peu éloigné des hommes.

Il se retourne, il soupire : quand je ne serai plus humain, qui serai-je ? Les démons qui entravaient ma quête de leurs pouvoirs magiques venaient d’ici, nombreux, impitoyables. En les rejoignant, que deviendrai-je, un bouddha ou un démon ?

Soudain, Xuanzang sent son cœur se tordre. Il gémit doucement, la poitrine effondrée. Ouvrant les yeux, il voit ses disciples penchés sur son lit, inquiets. Ils semblent ne pas avoir dormi.

Xuanzang, le souffle court : « Ce n’est rien. Je me suis soudain souvenu d’autrefois. »  Et il referme les yeux.

Il entend Singet : « Maître, ne fuyez pas la voix de votre cœur. Le monde humain hante votre nostalgie – Xuanzang frémit en écoutant la voix lugubre – Je suis né de la pierre, je dédaigne Dieu et le Diable, je n’avais qu’une aspiration, devenir humain. Vous étiez un homme, mais vous vous êtes renié pour acquérir une autre âme. Comment n’en souffririez-vous pas cette nuit ? »

Porcet rit doucement : « Ce n’est pas marrant d’être humain. Nous nous sommes dévoués à la Voie, demain nous pénétrerons en terre sainte, un immense bonheur nous attend. Ne regrettez rien, Maître. »

Satet, consolant : « Nous allons bientôt nous transformer en bouddhas, nous apporterons la Voie aux hommes pour les éclairer. C’est une œuvre grandiose ! »

Xuanzang secoue la tête, il reste longtemps allongé, immobile, les mains sur le cœur. De ses yeux fermés les larmes débordent, de plus en plus ardentes. Puis, comme pour exprimer ses derniers vœux : « Je voudrais que cette nuit jamais ne s’achève. La mémoire de ces années d‘errance  me déchire. Pauvre Singet ! Tu n’aspirais qu’à devenir humain, et moi, je t’ai forcé à me suivre pour devenir Bouddha. Porcet, tu te mens en te persuadant d’avoir atteint l’Éveil, tu ne cherches en fait que de nouvelles jouissances. Et toi Satet, tu as abandonné un monde d’ignorance pour un monde d’illusions, comment peux-tu espérer éclairer les hommes ? Et moi ? Je ne suis plus humain, comment pourrais-je éclairer, sauver les hommes si je ne suis plus capable de compatir avec eux ? »

Singet se jette à genoux, il serre la main du Maître dans ses mains, et dans un sanglot : « Maître, tu as trouvé la vérité. Mais il est trop tard. »

Sur le chemin du retour. En traversant le fleuve. Le messager céleste rit, il montre à Xuanzang son propre cadavre qui dérive sous le pont.

Mais Xuanzang n’entend plus rien. Ses yeux sans âme ne voient plus.

1994

Traduit du vietnamien par Phan Huy Đường

 

 

NDT : Les personnages de cette nouvelle sont tirés du grand classique chinois Xiyou Ki (La Pérégrination vers l’Ouest, Gallimard, La Pléiade). Singet, Porcet, Sablet, (un singe, un porc, un buffle) sont les trois disciples de Xuanzang, un bonze chinois qui alla en Inde recueillir les écrits bouddhistes. Cette nouvelle a été couronnée par un premier prix au concours de nouvelles très brèves (moins de mille mots) organisé par la revue vietnamienne Thế giới mới, Le Monde Nouveau en 1994. Le recueil Quarante Nouvelles Très Brèves des Éditions de l’Association des Écrivains qui l’a publiée a été retiré de la circulation sur l’ordre de M. Trần Hoàn, Ministre de la Culture et de l’Information de la République Socialiste du Vietnam.