AuLargeDeLaTerrePromise

Au large de la terre promise

Nguyễn Quang Thân

Traduit du vietnamien par Anh Bayard

Éditions Philippe Picquier

 

De Nguyễn Quang Thân la romancière Dương Thu Hương a dit qu’il fut le premier, dans les années quatre-vingts, à lever le drapeau de la révolte en publiant la nouvelle L’homme qui refuse de se laisser embarquer, texte qui lui valut les foudres de Lê Duc Tho, homme fort du régime de l’époque. Écrivain rebelle, Nguyễn Quang Thân a une longue oeuvre derrière lui, depuis 1957. Il continue de publier régulièrement, notamment des livres pour enfants.

Au large de la terre promise nous introduit dans la vie quotidienne du Vietnam à un moment particulièrement intéressant de son évolution, la fin des années quatre-vingts. Dans l’ombre et sous la houlette du vieux système totalitaire agonisant, un monde nouveau s’installe qui ne reconnaît qu’une mesure : l’argent. C’est ce que nous connaissons sous le nom de « đổi mới », renouveau, politique officielle du parti communiste vietnamien au temps de l’ouverture à l’économie de marché.

D’un côté, un pouvoir arbitraire, son hypocrisie, ses mensonges, sa corruption. De l’autre, la vie nue, sauvage. Un monde où :

« La vie tourbillonnait comme une mer sans balise. Les gens se jetaient les uns sur les autres, s’embrassaient, faisaient l’amour, s’entre-déchiraient, se riaient au nez et se dépouillaient réciproquement. »

Un monde où :

« L'or est partout. Il suffit d'étrangler un passant pour lui faire vomir de l'or. On trouve l'or dans l’infamie, la perfidie, la tromperie et même en restant muet comme une carpe. »

Pris en tenaille entre ces deux univers impitoyables, les héros cherchent leur voie. Tuân, l’ingénieur qui rêve en vain de mettre son savoir au service du pays ; Thao, l’écrivain qui se demande à quoi cela sert d’écrire dans un monde qui méprise la science, la poésie, l’art, la pensée, la culture ; Huy, le petit trafiquant sans état d’âme mais non sans dignité qui « passe » toutes les marchandises, des montres de contrebandes à la bile humaine, sans compter les vierges bon marché, et qui règle ses querelles au couteau ; Chi, l’intellectuelle qui refuse de se soumettre et qui réclame l’amour ; Bich, celle qui use du système en le méprisant, en se méprisant ; Thuc, l’homme « moderne » qui monte, intelligent, rusé, cynique, pour qui les hommes comme les chiens sont autant de moyens de son ascension ; et même le père Kinh qui tente de sauver ce qui peut l’être encore de la foi en conseillant à ses brebis de ne pas se dévergonder en public :

« Enfants de Dieu, cherchez toujours un endroit à l’abri des regards indiscrets. Ensuite, n’oubliez pas qu’il ne faut jamais s’exhiber en couple dans la rue, main dans la main, sous le regard des foules. »

Il y a encore bien d’autres personnages passionnants dans ce roman où même un chien devient un personnage, détermine le destin des hommes. Chacun tente de survivre en conservant le peu d’humanité que la situation lui concède encore. Mais « que faire quand on est pris dans l’engrenage comme une canne à sucre dans le pressoir. Les rouages vous entraînent et, de la vie, il ne reste que la bagasse, les déchets » ?

Telle est la question centrale que ce roman pose à chacun de ses personnages. La question est d’autant plus poignante qu’elle est l’aboutissement d’une guerre longue et sanglante où les Vietnamiens ont cru reconquérir leur dignité en tant que nation, en tant que culture :

« Si l’homme ne compte plus, toutes nos luttes passées méritent la poubelle » dit Tuân à son ami écrivain.

Voici le début d’une autre histoire du Vietnam, celle d’une génération trompée, écrasée, vendue. Perdue d’avance. Une génération sans référence. Sans peur, sans complexe aussi. De ses misères, de son humiliation, de ses interrogations, naîtra-t-il un monde meilleur ? Les économistes, les historiens, les sociologues nous l’apprendront peut-être un jour. Mais ce moment – celui du doute, celui de la culture –, appartient au romancier et à ses lecteurs. Il est magnifique. Comme l’amour et l’amitié qui, malgré tout, se gravent dans le visage nouveau et incertain d’une très vieille culture avant l’inévitable mue. Comme cette scène où Mai encourage Huong à vendre sa virginité pour soigner sa mère :

 « Nous sommes nées pour cette vie de chienne. Pleure un bon coup, cela te soulagera, mais il faut garder espoir. Il n’y a pas d’autres moyens, Huong. Tout le monde doit un jour faire le pas. Les hommes sont tous des salauds. Surtout les riches. Plus ils sont riches, plus ils nous écrasent dans la boue. Que tu te donnes à l’un ou à l’autre, c’est pareil. Ça fait un peu mal, comme une piqûre de fourmi, tu saignes un peu et c’est fini. »

« Il y avait deux Huong, celle-ci, et l’autre. Celle du miroir, intouchable, ne peut qu’être regardée. Celle-ci allait être vendue d’un instant à l’autre. L’autre Huong pourrait-elle rester la même ? Huong puisa l’eau d’une grosse jarre, elle en aspergea son corps, pensant à ce qui lui arrivait, légèrement gaie, sans peur, sans tristesse. »

La blancheur de la fleur de lotus au milieu d’une mare de boue. Une certaine mémoire, immémoriale, du Vietnam. Elle est belle. C’est la fierté de rester humain dans une existence qui, chaque jour, bafoue l’homme.

Phan Huy Đường

11-1996