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LA FIN D'UNE HISTOIRE ?

1789. La bourgeoisie se proclamait universelle. Il lui fallait, au bas mot, le monde et l'éternité. Sans état d'âme, elle tran­cha la tête d'un présumé innocent, d'un roi incontesta­ble. Et elle partit soumettre la terre, conquérant son Destin.

1989. La quête s'achève. La foi est devenue certitude, voire réalité. Le bon peuple de RDA a éternué, et le communisme mondial s'est effondré. L'Histoire, enfin, s'est arrêtée. Bien sûr, il reste encore quelques repaires de bri­gands récalci­trants, quelques bouges où végète la sous-hu­manité. Qu'à ce­la ne tienne, c'est une affaire de mois ou d'années. Rien ne peut plus s'opposer au Saint Marché. Les marxistes, à la poubelle. Les intellectuels aussi. A moins que, guéris enfin par l'expérience, ils fassent ce qu'ils au­raient toujours dû faire : se la boucler.

1789 vit naître la première véritable révolution de l'Histoire. Pour la première fois le bon peuple se chargeait de son des­tin.

1989 vit naître la première révolution non sanglante de l'Histoire. Pour la première fois un peuple se débarrassait d'un régime sans tirer un seul coup de feu.

Que pourrait-on retenir de 1993 ? Eh bien, pour la première fois dans l'Histoire, des communistes accèdent au pouvoir par des élections libres ! Pas dans n'importe quel pays, mais en Lituanie, premier pays à se libérer de l'empire soviétique, et en Pologne, fer de lance de l'anticommunisme militant.

Le bon peuple serait-il devenu fou ? Sans aucun doute. Il en a toujours été ainsi. Chaque époque sécrète sa propre fo­lie. Chaque poison génère son propre antidote, et chaque anti­gène son anticorps. Chaque système économique et so­cial finit par engendrer son contraire.

Le "socialisme réel", les formes historiques particulières du socialisme au 20ième correspondent bien aux formes parti­culières du capitalisme qui les ont engendrées, celles du 19ième siècle, de la Russie, des colonies. Là où le capita­lisme a semé le vent, il a récolté la tempête, engendré les dictatures. Il lui aura fallu deux boucheries universelles pour comprendre qu'il porte en lui sa propre mort. Alors, devenu frileux pour un moment, il a appris à semer la brise, à récolter la social-démocratie, à engendrer l'égoïsme mou. Mais il n'est pas donné aux hommes de ré­soudre les vraies contradictions avec de faux compromis, même historiques.

Chassez le naturel, il revient au galop. Seul maître sur terre après Dieu, en quatre années de liberté sans entrave, le capi­talisme, qu'il soit blanc, rouge, rose ou vert, mène les socié­tés à la déchirure, à la dérive. De nou­veau, comme au beau temps de sa suprématie, il se retrouve face à ses inti­mes mi­roirs : la guerre des marchés au dehors, le fascisme au de­dans. Réagira-t-il comme au beau temps de sa suprématie ? Nous aurons alors droit à quelques sinistres bégaiements de la même Histoire. Mais peut-être n'avons-nous pas encore oublié les charniers exaltés de ce siècle, peut-être que de tous les Hiroshima, au détail et en gros, naîtra-il un amour. Alors la politique, la vraie, pas la parodie dont on nous gave depuis si longtemps, se­rait de re­tour. Car pour la première fois s'esquisse la possi­bilité de clore une Histoire, celle qui s'accouche par la violence, et d'ouvrir une autre Histoire, celle que nous faisons, à nos risques et périls, avec notre coeur et notre raison, pas celle du dix-neuvième siècle, pas celle du ca­pitalisme triomphant. Celle d'un monde où la rai­son du plus fort, du plus riche, est devenue, pour presque tous, la pire. Le socialisme réel n'était pas éternel. Le capi­ta­lisme réel ne le sera pas non plus. Il n'est d'éternel que ce qui, au-delà de la mort, renaît à l'avenir des vivants. Du moins, tant qu'il y aura des hommes... En la matière, quitte à être vieux jeu, quelles qu'en soient les formes futures, les désirs de liberté, d'égalité et de fraternité restent l'horizon indépassable de notre temps.

10-1993