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LA RENAISSANCE LITTERAIRE AU VIETNAM

Le style, paraît-il, c'est l'homme. Pour un écrivain, on ose­rait presque dire : le style fait l'homme. Comme le lan­gage fait la civilisation. De tous les langages, la langue écrite est celle qui imprègne le plus la pensée : c'est un peu la cendre des jours, le sédiment de mil­liards de bé­gaiements quotidiens, c'est une res­capée du Temps. S'il est vrai que l'humanité renaît en cha­que être humain à travers le lan­gage, alors on peut parler de renais­sance au Vietnam dans les an­nées 87-89. On sait que l'être hu­main vient au monde en criant. La littérature vietnamienne de ces années ré­sonne comme ce cri. Elle a toutes les chances de se diluer dans le silence du Tiers-monde, de s'évanouir dans nos européennes préoccupations. Elle peut aussi, pourquoi pas, ré­sonner dans nos humaines conscien­ces.

Pour prétendre renaître, il aura fallu mourir. Les écri­vains viet­namiens ont vécu cette mort cin­quante ans. Il est bon de la connaître pour apprécier pleinement cette renais­sance.

La littérature vietnamienne a connu une révolution au début du vingtième siècle. Une culture agonisait, une autre es­sayait de naître. Une génération d'intellectuels abandonna les anciens idéogrammes pour l'écriture latine, les con­cepts confucéens pour les concepts oc­cidentaux, le langage des anciens lettrés pour le lan­gage populaire. En même temps ils contribuèrent à ratio­naliser les formes d'expres­sion, s'inspirant sans doute de la grammaire française. Ils avaient lu Descartes, Voltaire, Rousseau, Diderot. Ils avaient aimé Lamartine et Hugo. Ils avaient cru aux Droits de l'Homme. Pour l'essentiel, ils avaient créé le langage écrit contempo­rain. Ils avaient certes tué un monde qui étouf­fait. Mais ils n'eu­rent que le temps de tuer le passé. Juste le temps de tuer en rêve, avant les vraies tueries du présent, avant la guerre. En ce temps-là, dans ces pays-là, nul ne pouvait impu­né­ment se pré­tendre humain. Ils firent comme leurs ancêtres, ils fer­mèrent leurs cahiers, rangèrent leurs plumes, et pri­rent les ar­mes pour tuer pour de bon. Ils cessèrent de rêver, pour cin­quante ans.

Cinquante ans. Une si longue douleur ne peut se sup­por­ter sans illusion, sans idéal comme on dit. Pour souffrir si long­temps sans plier, il fallait une foi à la dimension du dé­sastre, ce fut celle de l'époque, la li­bération définitive de l'humain, l'accession au statut d'homme des damnés de la terre.

Une autre grande mutation eut alors lieu : l'introduc­tion du marxisme. Il apporta une nouvelle manière de voir, de com­prendre, d'exprimer certains aspects du monde contempo­rain. Comme en Occident, bien qu'il ne contribuât pas à créer un nou­veau langage, il laissa sa marque pro­fonde bien au-delà des textes politiques, dans les formes variées de l'expression écrite et par­lée. Plus tard, du fait de la pré­tention des hommes politi­ques à l'imposer comme cri­tère unique de toute vérité, moyen fondamental de connaissance et d'ex­pression du monde naturel et du monde humain, du fait de leur pouvoir effectif de l'impo­ser dans toutes les ac­tivités sociales, il se transforma en langue de bois. Aujourd'hui encore cette langue de bois écrase non seulement les dis­cours politiques, la presse, elle colonise toutes les formes d'expression sociale, des arts et des lettres jusqu'au langage quotidien !

La guerre est finie. Pour beaucoup, ce ne fut même pas la fin d'une époque, c'était tout simple­ment la fin de l'Histoire, car c'est déjà la fin de leurs vies. Il ne leur restait plus qu'à se figer dans l'évidence de la victoire, dans les certitudes du passé.

Pour beaucoup, notamment la jeune génération, c'est le dé­but d'un autre drame. Longtemps noyés dans le langage des armes, coupés du monde, expulsés des ancestrales tra­ditions, ils doi­vent tout inventer. On voit alors, à l'occasion d'une tentative de démocrati­sation déclenchée par le Parti Communiste, surgir une génération d'intellectuels, d'artistes, d'écrivains, de dramatur­ges ... qui réclame de pen­ser le monde et la condition humaine pour son propre compte, par ses propres moyens. Elle est naturellement amenée à bri­ser le carcan de la langue de bois, à se ré-ap­proprier l'Histoire, la culture, à inventer d'autres formes d'ex­pression, bref à réincarner le langage. Privée de con­tact avec le monde con­temporain par une censure et un blocus étouf­fants, elle se débrouille avec les moyens du bord. Pour le moment, les oeuvres les plus belles, les plus intéressantes se ré­vèlent comme un questionnement du monde, c'est-à-dire en fin de compte une mise en question de soi dans le plein sens du terme : appréhension douloureuse, révoltante de soi au monde. Ce renouveau du langage, il faut apprendre à le dé­tecter, à le com­prendre, à le sentir. Bref, pour le lecteur vietnamien, il faut tout bonnement réap­prendre à lire !

Cette nouvelle écriture, ces tâtonnements, ces interro­ga­tions, cette aspiration, cette volonté, cet amour, bref, cette tentative de restituer au langage son conte­nu humain, cette résurrection d'une langue, on la re­trouve dans une floraison d'oeuvres appa­rues en 87-89.

A tout seigneur, tout honneur. La nouvelle Un géné­ral part à la retraite de Nguyên Huy Thiêp[1], un instituteur de 40 ans, fit l'effet d'une bombe. L'intelligentsia vietnamienne lui consa­cra plus d'une centaine d'articles passionnés. Son lan­gage est comme la vie de chez nous : dur, tranchant, glacial ; l'éclat d'une lame d'acier faite pour couper, tailler, trouer. Pas la moindre sen­timentalité, pas l'ombre d'une explication, pas un soup­çon d'espoir. Pourtant, on comprit soudain que les mots pou­vaient non seulement évoquer la certitude des choses, mais aussi suggérer une exigence d'hu­manité. Ce langage neuf est une invitation à la liberté. Depuis, Nguyên Huy Thiêp a pu publier une cinquante de nouvel­les, un opéra rock, un essai. Il garde, dit-on, dans ses ti­roirs quelques deux mille poè­mes, pour un ultime adieu. On l'entend de moins en moins ces derniers temps.

Pham Thi Hoai, jeune femme de trente-et-un an, oc­cupe une place à part. Sa petite nouvelle Cinq jours (1988) a pro­voqué l'orage. Certains, hébétés, décou­vrent que l'être humain est sexué. D'autres ont com­pris que l'amour n'est pas que le contact de deux épi­dermes. Son recueil de nou­velles, Labyrinthe, sur­prend. On ne sait pas par quel bout le prendre, le comprendre. Mais on n'a aucune peine à le suivre de bout en bout. Il semble ensorcelé. Son premier roman La messagère de cristal[2]  laisse plus d'un inter­lo­qués. C'est qu'elle n'écrit comme personne dans ce pays. C'est qu'elle considère l'art d'écrire comme un choix d'exis­ter, comme une manière d'être face au monde. Des vieilles valeurs ve­nues des pro­fondeurs immémoriales de la société vietnamienne, et qu'elle traque dans le parler popu­laire et des ouvertures sur le monde contemporain qu'elle a connu à travers son séjour dans l'ancienne RDA, elle fait un humus sur lequel elle cul­tive un étrange jardin. Y naît une parole étrange, comme ve­nue d'ailleurs, tissée de mots qui sem­blent des camé­léons se colo­rant de si­lence et des lueurs d'un lointain et invisible soleil.

Luu Quang Vu mourut à jeune, avec sa femme et ses deux en­fants, dans un accident de circu­lation que certains trou­vent cu­rieux. Auparavant, en huit ans, il écrivit près de cin­quante piè­ces de théâtre, la moitié du théâtre contemporain du Vietnam. Sera-t-il un jour considéré comme un Molière vietnamien ? Tout y est, le rire populaire, irrépressible et douloureux, la mes­quinerie de l'existence, la tartuferie des hommes, et même la confrontation avec l'au-delà, avec l'an­goisse de la mort (L'âme de Truong Ba dans la peau d'un boucher).

Duong Thu Huong a le langage de sa vie. C'est la parole sans fioritures, sans courbettes, di­recte, im­médiatement ac­cessible et compréhensible pour tous. C'est la parole popu­laire, C'est le risque de dire haut et clair ce que chacun pense déjà tout bas, dans l'ombre du privé. Aussi n'est-il pas étonnant qu'elle soit l'écri­vain le plus po­pulaire du pays.

Dans une longue nouvelle "Histoire d'amour racon­tée avant l'aube[3]" elle nous montre la vie de tous les jours dans un système à tendance totalitaire, l'intru­sion systématique du Parti Communiste et de ses organisations dans la vie privée des gens, la lutte opiniâtre d'un homme et d'une femme pour affirmer leur amour. Lutte perdue d'avance, puis­que c'était, vingt ans du­rant, le temps de la nuit. Et pourtant, le refus de se soumettre des deux personnages, jusqu'à la mort, résonne dans cette nuit comme un appel à l'aube.

"Les Paradis Aveugles[4]" brise pour la première fois un tabou sur une période sombre et san­glante dans l'histoire de la révo­lution vietnamienne, la Réforme Agraire (1953-1957). Menée sous la houlette des conseillers chinois, elle visait très clairement à démanteler la structure du village traditionnel du Vietnam, à instaurer un ordre nouveau dans la campagne. L'une des conséquen­ces de cette Réforme fut l'élimination politique et physi­que d'un grand nombre de ca­dres communistes et non-communistes de la Résistance anti-coloniale. Ceux qui s'en­gagèrent dans la lutte révolutionnaire et au Parti sur la base d'une prise de con­science indivi­duelle libre, et c'était le cas de la plupart des intellec­tuels, des écrivains, des artis­tes vietnamiens des an­nées 40, furent éliminés au profit d'appa­ratchiks soumis, ignares et sans vergogne, dont le princi­pal mérite est de tout devoir au Parti, leur conscience comme leur pou­voir.

D'une écriture sensuelle, ce roman nous fait entrer dans la vie quotidienne du petit peuple de Hanoi et des villages vietnamiens, un petit monde clos avec ses misères, ses cou­leurs, ses odeurs, ses chants, ses ru­meurs et, lancinante, l'obsession du Tiers-monde : manger. Il nous fait voir le prolongement de ce sinis­tre tournant de la révolution viet­namienne dans le destin des hommes, l'effondrement géné­ral des va­leurs morales d'une société sur fond de désastre éco­nomique. Mais ils nous montre aussi la lutte de trois fem­mes pour défendre leur dignité, cha­cune à sa ma­nière, selon une voie différente. Deux d'entre elles (la mère et la tante de l'héroïne) finiront leur vie dans la fidélité au passé, à travers l'amour et la haine des liens du sang. La dernière, s'arrachant à la boue des mares, interroge l'avenir d'un rega­rd sans illusion, et pour­tant chargé d'espoir.

Un trait essentiel des écrits de Duong Thu Huong, c'est le refus des excuses. Pris dans le piège écrasant des cham­bardements gigantesques d'une époque de fer, de feu et de sang, ses princi­paux personnages as­sument et affir­ment leur responsabilité vis-à-vis de leur destin. Nous en saisissons toute l'importance dans un système où le pouvoir collectif couvre tous les crimes, tou­tes les incompétences, toutes les irrespon­sabilités. Ce n'est pas pour rien qu'elle fut arrêtée le 14 avril 1991 et détenue sans ju­gement pendant sept mois et six jours. On n'est pas étonné que, pendant cette détention, elle ait refusé de donner sa signature au bas d'une requête en grâce contre sa libération, exigeant d'être traduite devant un tribunal. Le sens profond de son oeu­vre, on le retrouve dans une décla­ration faite à l'issue de sa libé­ration : "Dans l'his­toire de la République Socialiste du Vietnam, c'est la pre­mière fois que les autorités ont dû re­connaître publi­que­ment l'existence d'un individu libre". Avec Duong Thu Huong, la conscience de la ci­toyenneté entre en littérature.

On peut encore citer bien d'autres noms, le poète Nguyên Duy, le romancier Nguyên Quang Thân[5]...

Rien n'est plus triste qu'une naissance dans le pays des pau­vres. L'enfant que personne ne sou­haite est plutôt une source de mi­sère que de joie. Mais ses cris, son sourire peu­vent aussi éclai­rer un aspect de notre monde, de notre cul­ture, de notre hu­manité.



[1] Editions de l'Aube, 1990

[2] Editions des Femmes, 1991

[3] Editions de l'Aube, 1991

[4] Editions Des Femmes, 1991

[5] Au large de la terre promise, Editions Philippe Picquier