Trần Đức Thao et La philosophie de Staline

D'étranges hasards croisent nos vies.

Je viens de recroiser un vieux texte de Tran Duc Thao sur la dialectique. Je l'ai relu. Il fait une cinquantaine de pages. Qui valent la peine d'être lues : La philosophie de Staline, Éditions May, Paris, 1988.

Quelques remarques pour désennuyer le temps qui passe.

1/ En 1988, Tran Duc Thao, qu'on dit schizophrène ou paranoïaque, est resté lucide, du moins dans le domaine de pensée dont traite ce texte.

2/ Tout ce qu'il cite dans ce texte à propos de Staline, Marx, Engels, Lénine, est juste.

Je souscris entièrement à son analyse de la philosophie de Staline et de ses conséquences pratiques, dans le cadre conceptuel de la pensée académique à propos du "marxisme" au 20e siècle.

Néanmoins, cela me fait rire de disserter sur la Philosophie de Staline. La philosophie ? Staline s'en foutait. C'était un homme de pouvoir, point final. Il n'a pas écrit une thèse philosophique. Il a écrit (ou simplement revu, corrigé, signé et imposé ? ) un texte de propagande destiné à assoir son pouvoir sur des esprits incultes dont la masse lui permet d'écraser la minuscule minorité de communistes ayant quelques connaissances en philosophie marxiste (belle illustration de la loi hégélienne de la transformation de la quantité en qualité !) C'est exactement ce qui s'est passé et se passe au Viet Nam aujourd'hui où tout le monde est obligé d'apprendre le marxisme-léninisme selon le Parti Communiste Vietnamien.

3/ Son illustration de la manière dont Marx a remis sur ses pieds la dialectique hégélienne qui marchait sur la tête est conforme à ce qu'ont écrit Marx et Engels à ce sujet. Remarquable, dans le cadre académique. Pourtant, tout ce discours, paradoxalement, est profondément hégélien : tout passe par les concepts, jamais la réalité matérielle vivante, brutale et sensuelle, n'a voix au chapitre, ni la réalité culturelle des humains :  les valeurs qui font vivre et agir les humains sont naturellement, dès qu’on en parle, des concepts, mais ces concepts-là n'ont rien à voir avec les concepts kantiens ou hégéliens.

On sait ce que j'ai pensé à ce sujet (Cf. Penser librement) :

a- il est dommage que Marx, par reconnaissance envers Hegel, ait mêlé le jargon hégélien à ses textes : il obscurcit sa pensée et masque ce qui est vraiment nouveau dans sa conception de l'homme.

Il est dommage que TĐT se livre aussi à ce jeu pour érudits marxistes ou marxiens : confusion, et perte de temps…

b- parfois Marx n'est pas fidèle à sa propre philosophie (implicite).

Par exemple quand il définit la valeur d'usage des marchandises. Il sait bien que les mots valeur d'usage signifient valeur d'usage pour quelqu'un (une relation de l'homme à la matière) en fonction de ses besoins concrets en ce monde. Ce besoin peut être satisfait à travers un échange de marchandises (une relation de l'homme à l'homme à travers la matière), ne serait-ce qu'un tas de sable ramassé sur une plage et n'ayant nécessité aucun travail de production, une relation sociale génératrice de valeur. Pourtant, dans Le Capital, il a défini la valeur d'usage d'un objet comme l'ensemble de ses propriétés physiques seulement ! De ce fait, la valeur d'usage, quoique nécessaire à la compréhension de l'économie politique, n'appartient pas au monde économique et le travail du commerçant qui permet au consommateur de satisfaire son besoin de consommation, ne crée pas de valeur. D'un trait de plume, tout un plan de l'économie politique réelle disparaît de la théorie économique de Marx : les services. Quelque chose qui est nécessaire à la compréhension du monde économique n'en fait plus partie dans la théorie économique ! Allez comprendre pourquoi. Cette définition n'est pas dialectique. Elle est purement et simplement scientiste, voire mécaniquement matérialiste.

Cela ne m'étonne pas que Marx qui a promis d'écrire un texte de quelques dizaines de feuillets d'imprimerie pour expliciter ce qu'est la méthode dialectique selon lui, n'a jamais trouvé le temps de le faire…

Mais je comprends. La résolution de la contradiction entre la capacité infinie de comprendre de l'esprit humain et le caractère fini de chaque existence humaine, se résout dans le développement infini du Savoir. Si ma mémoire est bonne, ce doit être une pensée d'Engels. De la poésie, magnifique. Du pur Hegel en somme.

c- Si on veut appréhender le caractère spécifique de la philosophie de Marx, vaut mieux l'appréhender à travers ses propres écrits, notamment dans sa mise en œuvre pour comprendre le monde réel qu'il affronte et non ses coquetteries de langage avec Hegel (Marx dixit).

d- C'est ici qu'on peut apprécier l'apport de Husserl aux élucubrations philosophiques contemporaines quand il a écrit : la Conscience est toujours conscience de quelque chose. Explication de texte, magnifique digression sur le langage des hommes, sur la condition humaine. La conséquence ? La valeur d'usage (= conscience de la valeur d'usage d'un objet) sera nécessairement valeur d'usage pour quelqu'un. C'est exactement ce qu'ont dit Marx et Engels. Ce quelqu'un n'existe pas en dehors de ses relations sociales, notamment en économie politique. Dans ce cadre, la valeur d'usage est :

- soit une abstraction philosophique scientiste (c'est la définition de Marx dans le Capital !)

- soit une réalité humaine : elle devient possible à travers une relation sociale, notamment économique.[1]

Idée nouvelle ? Je n'en suis pas sûr. Chez Kant, cette conscience de quelque chose porte un nom : phénomène, par opposition à noumène, la chose-en-soi.

Bon, ne pinaillons pas. La phrase de Husserl décrit un rapport, une relation, étrange. Entre quoi et quoi ? Ou plutôt entre qui et quoi ? Car cette phrase présuppose : quelque chose existe, quoi qu'il en soit ; et une Conscience qui existe aussi, mais toujours en relation avec ce quelque chose, jamais indépendamment d'elle. Sacré problème.

Il y a deux manières d'interpréter cette pensée de Husserl.

- A supposer que Conscience et Chose puissent être sans être de même nature, on retombe dans le dualisme intenable de Descartes (du point de vue épistémologique) et, finalement, se soumettre à la logique également intenable, aujourd'hui, de Kant avec ses deux intuitions transcendantales, l'Espace et le Temps.

- Mais supposons que ce que nous appelons Conscience ou Chose ne sont que des formes décomposées à travers le langage humain à certaines époques historiques de son développement, d'un rapport unique de l'homme au monde, tout change. L'homme étant tridimensionnel, matériel-vivant-pensant, ce rapport au monde est lui-même tridimensionnel :

- matériel : il y a bien des choses ;

- vivant : nous les percevons à travers nos 5 sens sous des formes variées (forme, couleur, son, odeur, saveur, consistance, e tutti quanti) ;

- spirituel : il porte un sens, des valeurs, qui s'expriment entre humains par des mots : la totalité de ce que nous savons, aimons, haïssons de ce monde, du point de vue du savoir scientifique, du point de vue de notre propre capacité de perception, du point de vue des valeurs que les cultures qui nous ont créé : un être humain.

Destiné à mourir, bien sûr. L'Être-pour-mourir (ou autre traduction) de Heidegger m'ennuie. C'est joli, poétique, super intello. Un agréable jeu de société entre gens de bonne compagnie. Cela n'aide pas à vivre humainement, au ras des pâquerettes, à aimer, à lutter. Ni à mourir décemment. Encore moins, à mourir sereinement, dans l'indifférence à soi.

Avant de mourir, comment vivre et que faire pour que cette vie en vaille la peine ? Dans tous les domaines de la condition humaine ?

Par exemple, dans le rapport d'un homme avec une femme.

Si tu n'étais pas un être matériel, je ne pourrais jamais avoir aucune relation avec toi. Si tu n'étais pas un être vivant, je ne pourrais jamais te désirer. Si tu n'étais pas une femme, je ne pourrais jamais t'aimer.

Mais qui peut jamais dire ce qu'est une femme ? Le fond de la philo, peut-être, est là.

Pour moi, vivre sans aimer n'en vaut pas la peine.

4/ Culture

Dans ce texte, Tran Duc Thao ne mentionne presque jamais la dimension culturelle de l'homme, fondement des civilisations, le seul être qui puisse créer une valeur quelconque dans le monde humain. Marx, dans le Capital, discutant de la valeur marchande de la force de travail et du degré d'exploitation de cette force de travail a écrit :

- valeur marchande de la force de travail = valeur de l'ensemble des marchandises nécessaires pour la reconstituer, "physiquement" (matériel et vivant) et intellectuellement.

- l'exploitation de cette force de travail a une limite biologique au-delà de laquelle il n'y a plus rien à exploiter.

- l'exploitation de cette force de travail a aussi une limite culturelle : les hommes d'une certaine époque historique refusent de vivre sous certaines conditions. Voilà qui nous libère de la dialectique hégélienne. La culture crée l'homme, c'est certain, mais, en fin de compte, c'est bien l'homme qui crée la culture. Comme l'Histoire. Classique du Marxisme.

Conclusions étranges :

1/ On ne peut rien comprendre de ce monde capitaliste sans être marxiste.

2/ On ne peut pas être marxiste sans être, d'une manière ou une autre, artiste.

3/ L'art, dans ce contexte, surtout l'art des mots, doit être "scientifique", ouvert à l'infinité des perceptions du monde par l'infinité des hommes passés, présents, à venir. Il se doit d'être humain.

En somme, c'est l'art de faire l'humain. Il ne peut être que le fait des hommes aujourd'hui.

Bientôt, je n'en ferais plus parti. C'est ainsi, la Vie.

Ce n'est pas ainsi, la culture. Espérons-le.

2015-09-26



[1] Je m'en suis expliqué ici.

http://amvc.fr/PHD/LangThangChuNghia/GiaTriSuDung.htm

http://amvc.fr/PHD/LangThangChuNghia/ThaoLuanVoiDTLong.htm