Un amour meteque-LVC

Un amour métèque

Phan Huy Duong

DD-Forum, Juillet 1994 No 13

L.V.C

 

Le livre comprend trois nouvelles, Un squelette d'un mil­liard de dollars ( déjà paru dans Dien Dan-Forum, N°8, juillet 1993), Vacance, Un amour métèque , qu'il faudrait lire à rebours. Je donnerai mes raisons plus loin.

Un amour métèque peut se lire comme le banal récit d'un homme aux prises avec le démon de midi. Effectivement, il en a tous les signes extérieurs : homme de quarante ans pour qui "demain recommencera une journée pareille à au­jourd'hui" et qui "vit sans fard la finitude de son existence"; informaticien qui peut être aussi "fou qu'un amoureux" quand il "fouille un programme pour comprendre", pour qui, lire un programme, c'est comme "caresser une femme"; il se croit sans doute très charnel puisqu'il "fouille son texte comme on fouille une femme" (sans s'apercevoir que cette sensualité relève, au mieux, de la curiosité, au pire, du tra­vail d'archéologue); relation avec sa femme se déli­tant avec le temps ; et évidemment, une banale histoire d'amour avec une sécrétaire de bureau ! Comble de l'his­toire, pour qu'il y ait une histoire, cet amour est refusé ; de plus, par un être qui ne brille ni par sa beauté ni par son es­prit : "elle s'était fabriqué une pensée en amassant un cer­tain nombre d'opi­nions bien tranchées". Douleurs et souf­frances...Générées par cet amour refusé ? Non !

Que cet amour soit refusé, notre homme doit plutôt en bénir le ciel ; cela le fait souffrir, donc exister. En effet, sa vie, du moins jusqu'à l'âge de quarante ans, n'est rien d'autre qu'une recherche de la justification de son existence. De 6 à 2O ans, il traîne une "hantise du suicide"; il a quitté son pays, le Vietnam, sa famille "comme on quitte une cham­bre d'hô­tel pour une autre" ; il va publier un bouquin sur une mé­thode d'analyse - la renommée sera sans doute assu­rée ? - dont la correction finale lui devient "un acte comme un au­tre" et "sert à meubler le temps". Il s'est jeté dans "l'engagement dans la lutte pour la libération" de son pays, grâce à quoi sa hantise de la mort "s'estompa peu à peu et disparut", pour constater qu' "elle ne l'avait en fait jamais abandonné au long des années de certitude". Qu'elles étaient belles ces années de certitude ! Il avait toujours "quelqu'un à voir, quelque chose à apprendre, à expliquer, une action à accomplir, une promesse à tenir, un devoir à réaliser". Le vide était rempli !

Ils se sont mariés, lui et sa femme, par amour ou pour un idéal ? Laissons la raconter : "nous avons partagé le même engagement, la même lutte, la même vie ... Puis il y a eu la victoire, cette explosion de fraternité heureuse ... C'était en 75...Nous avions un monde à bâtir dans lequel nos enfants seraient heureux". Et puis ? "Maintenant c'est fini.. L'ave­nir dépend si peu de nous. Il dépend des autres, d'un tas de gens que nous ne connaissons pas, qui ne nous aiment pas...Notre avenir est un avenir d'immigrés. Ici on nous to­lère, là-bas on nous supporte". Et des paroles implacables : "la seule faute que je me reproche, c'est d'avoir fait des en­fants...Je leur ai rêvé un avenir avec moi...Je suis coupable de les avoir mis au monde".

Ici, on ne peut s'empêcher de s'interroger. Supposons que l'on puisse refaire l'Histoire et que le Vietnam soit autre, ces sentiments n'auraient - ils pas existé ? Ce serait sans doute illusoire, car, la vie, on ne peut l'inventer que pour soi et l'on est toujours responsable de la créer avec ses normes de bonheur ; et aussi parce que "la sincérité révèle toujours son arrière-goût de mensonge", et comprendre est impossi­ble - "on ne peut que mimer la douleur des autres, on ne peut jamais la partager" - On est seul au milieu des hom­mes et "on ne peut être seul tout seul. On ne peut pas se faire seul tout seul" : le piège se referme sur lui-même.

Dans Vacance, cet amour déçu - je ne parle pas de cet amour banal , mais de celui de cet idéal inaccessible - notre homme (c'est sans doute le même) l'a retrouvé, avec un brin de désinvolture et de dégoût, en Duc, cet ancien dirigeant d'un mouvement des Vietnamiens "patriotes" en France, qui "parle toujours du peuple travailleur" mais qui "gigote, fé­brile", sur les pistes de danse des dancings huppés de Sai­gon. Mais il a retrouvé aussi son pays, à travers Lan, cette guide mi-sérieuse, mi-allumeuse, dont il sera amou­reux, mais avec qui il n'osera pas faire l'amour. Pour pré­server ce qui pourrait encore l'être ?

Ce pays-là, dans Un squelette d'un milliard de dollars, se fait franchement pute en se couvrant d'ossements pour les dollars d'un milliardaire américain qui cherche à récupérer les restes de son fils disparu pendant la guerre du Vietnam. Comble de dérision, les cendres de ce fils, une fois son sque­lette retrouvé, seront laissées au Vietnam auprès de la fille du pays avec qui il avait eu un enfant. L'amour a triomphé parce qu'il a justifié un acte, celui de l'Américain ? Mais alors, la boucle sera complètement bouclée car "s'aimer est un double mensonge et une double solitude". Voilà pour­quoi il faut lire ce livre à rebours.

Lisez Un amour métèque pour savoir qu'il existe une géné­ration de Vietnamiens pour qui, en extrapolant un peu, les sentiments patriotiques ne sont pas forcément dans leur na­ture, mais peuvent résulter d'un choix, arbitraire, d'exis­tence.

L.V.C.