LaSomnambule

 

La somnambule

Scénario

Duong Thu Huong

1995

Titre original : Mộng Du

Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong

 

Ce scénario utilise des éléments de la nouvelle

"La femme dans le train express"

de feu l'écrivain Nguyên Minh Châu

 

Dans les années 1980, Nguyen Minh Chau était le premier ou l'un des tous premiers écrivains vietnamiens à proclamer "L'oraison pour une littérature d'illustration" de la politique du Parti communiste vietnamien, à réclamer l'autonomie des écrivains.

Duong Thu Huong lui a rendu visite juste avant sa mort. Elle lui a promis de faire un film inspiré de son œuvre. Le film en cours de montage, financé avec l'argent de Duong Thu Huong, a été détruit par un mystérieux (?) incendie.

En 1994 et 1995, Duong Thu Huong est venue en France, a essayé de trouver du financement pour réaliser ce film. Le projet n'a pas abouti.

Ce texte, dans sa version française, est publié ici pour la première fois.

PHD


 

La somnambule

 

Scénario

Duong Thu Huong

Studio No 1

 

Ce scénario utilise des éléments de la nouvelle

"La femme dans le train express"

de feu l'écrivain Nguyên Minh Châu

Copyrights © Duong Thu Huong

Copyrights © de la traduction française Phan Huy Duong


1. Extérieur - Jour - Lieu indéterminé

 

Deux mains de femme s'appuyant sur la vitre d'une fenêtre d'un train.

Son visage masqué par les mains apparaît par intermittence à travers les soubresauts du train.

 

Un souffle de vapeur couvre la vitre, l'efface.

Un halo se forme, évapore la tâche humide sur la vitre, le soleil irradie la fenêtre.

 

Un train vapeur vétuste roule avec fracas sur les rails.

On n’en voit que le bas (moitié inférieure des images)

Deux rails, des roues, l'axe, les poignets.

Le tout trébuchant au rythme du train.

 

La sirène hurle.

Soudain, elle se fait stridente, déchirant les tympans.

De temps en temps, elle halète comme une bête blessée, traquée.


2. Extérieur - Jour - Gare de la Plaine

 

Une seule lumière oranger scintille dans la gare.

Le gardien se tient debout à côté de la lampe de signalisation, il porte un par-dessus grossier. Son immense dos bossu se découpe sur le ciel. Le crépuscule luit sur ses bottes de caoutchouc fissurées, projetant des ombres grandes comme deux barques. Le sol de la gare est recouvert de grands carreaux de pierre grise. Entre les carreaux poussent des herbes jaunies et des plantes de Thu sâu.

Une voix :

 – Le train entre en gare. Préparez vos bagages.

La femme abaisse la vitre. Son visage surgit au soleil dans le cadre de la fenêtre d'un wagon vide. Elle est la seule voyageuse du train.

La femme :

 – Pardon, dans quelle gare sommes-nous ?

La voix :

 – La gare de la Plaine. Attention, arrêt en Gare de la Plaine.

La femme :

 – Non, non, je ne veux pas descendre ici...

La femme rabaisse la fenêtre. Un bruit lourd, sec.

La voix :

 – Attention, départ dans 3 minutes et 15 secondes.

 

La main rugueuse du gardien tourne le levier de commande de la lampe signalisation.

Une lumière verte remplace la lumière orange.

La femme plaque son front sur la vitre. Son visage reflète la lumière verte.


3. Extérieur - Jour - Hauts Plateaux déserts

 

Le train traverse les hauts plateaux.

Une lumière trouble, triste baigne le paysage.

Balayage rapide :

des collines nues.

des dunes de sables blancs.

Sur les collines arides, des broussailles, des herbes rigides.

Quelques chevaux blancs, squelettiques, broutent.

 

Quelques buissons de cactus couverts de fleurs couleur de sang.


4. Intérieur - Jour - Dans le wagon

 

La femme est assise, seule, elle attend.

 

Une lumière rouge s'allume devant la vitre.

 

La voix :

 – Le train entre en gare. Préparez vos bagages.

La femme :

 – Quelle gare est-ce ?

La voix :

 – La Gare du Passé.

La femme :

 – Je ne veux pas descendre ici.

La voix :

 – Où allez-vous ?

La femme :

 – À la Gare du Bonheur.

La voix :

 – Aucun train n'y mène.

 

La sirène hurle longuement.

La femme se lève, descend.

Elle entre dans la gare.


5 - Extérieur - Nuit - Salle d'attente de la Gare du Passé

 

La femme traverse la cour de la Gare du Passé. Une grande cour inondée de boue. Les gens marchent sur des blocs de pierre éparpillés à travers la cour.

Des grenouilles halètent au milieu des herbes mouillées. Elles regardent les gens de leurs yeux écarquillés.

La femme se dirige vers la grande salle d'un bâtiment délabré, envahie par des lierres qui couvrent le toit et les murs, masquent les fenêtres.

Un panneau indique : salle d'attente. À gauche du panneau, une termitière s'élève jusqu'au toit. Des araignées se balancent autour du ventre bouffi, rempli d'oeufs de leur mère.

 

La femme écarte les lianes, pousse la porte, entre dans la salle.

Dans la salle, les voyageurs dorment au milieu des bagages qui commencent à être ensevelis sous le lierre et les herbes.

Au fond, un homme dort profondément, le visage masqué par un chapeau de jonc. Il est grand, il porte l'uniforme automne-hiver bien sanglé. Sous son bras, un AK à la crosse repliée. Pantalon retroussé jusqu'au genoux, bottes maculées de boue.

La femme s'approche, le secoue :

 – Hoà, Hoà... Tu m'attends ?

L'officier se réveille, se découvre. Il est beau. Il la regarde, il secoue la tête :

 – Non.

La femme le regarde droit dans les yeux :

 – Hoà, tu ne m'aimes plus ?

 – Ne dis pas ça.

 – Pourquoi ?

 – Ici, il est interdit d'attendre... Pardonne-moi, Quy.

L'officier remet le chapeau sur son visage :

 – Adieu...

La femme regarde, atterrée.

L'homme retombe dans le sommeil.

 

Après un moment, la femme se dirige vers la fenêtre au fond de la salle. Elle enfonce les portes pourries, se fraie un chemin à travers les lianes qui semblent vouloir la retenir.

Dehors, une immense étendue d'herbe verte.

L'herbe s'étale jusqu'à l'horizon où les entiers se perdent dans la jungle.


6 - Extérieur - Nuit puis Jour - Lieu indéterminé

 

Voix off :

 Il y a longtemps déjà, j'ai commencé cette quête.

 J'étais jeune alors...

Un grand feu de camp flambe au milieu de la jungle. Les flammes lèchent le bois. La résine coule des troncs encore verts. Aux entailles, la résine boue, mousse comme de la bière.

Quelqu'un jette une brassée de feuilles mortes sur le feu. Les feuilles s'enflamment dans l'air, s'évapore en cendre jaillissante vers le ciel.

Le feu siffle comme le vent.
Des milliers d'étincelles, comme une gerbe d'étoiles.

Le crépitement du bois vert résonne comme des rafales de mitraillettes étouffées.

Le feu se dilate de plus en plus envahissant le ciel.

 

L'aube.

Le vent fait tourbillonner des gouttes de cendre dans l'air.

Quelques traînées de fumées errent dans le ciel bleu, limpide.

 ...J'étais très jeune alors..


7 - Intérieur - Jour - Antenne chirurgicale du régiment

 

La salle principale, profondément enfouie sous terre, entourée de bambous sauvages. La terre tassée par les pas.

Deux rangées de lits en planches de bois grossièrement rabotée.

Quelques rares rayons de soleil filtrent à travers les fenêtres en bambou.

Les blessés, pour la plupart éveillés, regardent fixement les rayons de soleil.

Un lieutenant, la quarantaine, fabrique un peigne en limant un morceau de carlingue d'avion.

Deux blessés plus jeunes, l'un avec un bras en bandoulière, l'autre à la poitrine bandée, jouent aux échecs chinois.

Un bidasse chante :

 C'était hier, au printemps

 Nous nous aimions

 La lune scintille haut dans le ciel

 Les feuilles murmurent dans les arbres

Les deux joueurs, tendus :

 – Allons, c'est ton tour... Qu'attends-tu ? T'es coincé ?

 – Du calme... Y a pas de quoi s'exciter...

Le joueur en difficulté se tourne vers le chanteur :

 – Petit, arrête la radio, veux-tu ?

Le bidasse, énervé :

 – Foutez-moi la paix.

Le lieutenant, apaisant :

 – Allons, allons, c'est l'heure de la visite...

 

La voix d'une jeune femme tombe dans le souterrain :

 – Hutte numéro 9, préparez-vous...

Les blessés tendent le cou, comme des vers à soie dévorant les feuilles de mûrier. Le lieutenant range son peigne et sa lime. Il s'essuie méticuleusement les doigts.

Les joueurs d'échec mettent précipitamment leurs chemises.

Le bidasse cesse de grimacer, il attend, ahuri.

Les visages se tournent vers la porte, impatients.

 

Au fond de la salle, un homme immobile regarde un lézard ramper sous la toiture. Il est beau, vigoureux, il a des yeux noirs, une barbe luisante. Sa poitrine et son bras gauche sont entourés de bandelettes.

 

Du dehors, une conversation :

 – Je dois passer voir le régiment. Je vous rejoindrai tout à l'heure, d'accord ?

 – Oui.

 

Deux jambes sveltes, roses, apparaissent sur les marches de l'escalier en terre battue et en bambou.

Puis les jambes d'un pantalon en soie noire, souple, luisante.

Puis des cuisses droites, tendues, sous une blouse d'infirmière.

Enfin, l’infirmière apparaît.

Elle dit :

 – Camarades, préparez-vous pour les médicaments et les bandages.

Des voix d'hommes se bousculent :

 – Nous sommes prêts, camarade Quy.

 – Nous vous attendons depuis le premier chant du coq.

 – Accordez-moi la priorité, camarade...

Quy :

 – Aujourd'hui, il y a peu de brouillard, l'aviation ennemie peut attaquer plus tôt.

L'infirmière consulte son carnet.

Elle relève la tête, balaie la salle des yeux. Elle voit le nouvel arrivé. Il regarde un lézard sous le toit, l'air indifférent.

Quy se détourne. Elle se dirige rapidement vers un blessé dont la tête est entourée de bandage :

 – Camarade Can, je vais changer votre bandage, d'accord ?

 – Oui.

 – La douleur se calme ?

 – Oui... Ça va beaucoup mieux... Merci camarade...

 

Un éclair embrase la fenêtre.

Des éclats de bombes.

Le roulement des détonations secoue l'atmosphère. La terre, les branches brisées tombent devant les fenêtres, envahissent la salle. Les blessés s'entraident pour évacuer la salle et rejoindre le souterrain à côté.

Une voix hurle dehors :

 – Les brancardières, faites venir les brancardières...

 – Brancardières, oh, brancardières...

Les cris se perdent dans les détonations.

 

À travers les fenêtres, on voit des hommes courir dans tous les sens. Les brancardières descendent les blessés dans les souterrains. L'air saturé de poussière, de fumée se cabre sous les détonations.

 

Dedans, les blessés légers grimpent vers la porte, l'aveugle portant l'éclopé sur son dos, l'estropié rampant avec les bras, chacun luttant pour sa vie.

Quy aide l'aveugle à franchir l'escalier et passer dans le souterrain à côté.

Elle redescend pour aider d'autres blessés.

Dehors, la marée de flammes s'étend.

Quand elle redescend pour la quatrième fois, il ne reste plus que le nouveau. Il reste immobile, comme un bloc de pierre. Quy s'approche :

 – Je vous porte dans le souterrain.

 – Pas la peine. Les bombes sont trop proches maintenant.

 – J'appelle les brancardières.

 – Inutile, ne les grillons pas.

Une détonation violente, suivie d'un jeu de flamme incandescente devant la fenêtre. Quy sursaute, plaque son visage sur la poitrine du blessé. Elle relève le visage, rouge de honte.

L'homme ne profère pas un mot.

Une autre vague de bombes éclate.

L'homme dit :

 – Continuez à changer les bandages. Que chacun fasse son travail, c'est tout ce qu'on peut faire.

Quy sort les bandages, opère en silence. La pince à coton tombe sur le sol. Le blessé la ramasse avec sa main indemne, et la donne à Quy. Ils se regardent.

 

Thuong plonge dans la salle. Blouse blanche, cheveux au vent, élégant. Un visage chaleureux :

 – Pourquoi ne transportez-vous pas le blessé dans les souterrains ?

 – C'était trop tard. Il ne le voulait d'ailleurs pas.

Hoà éleva la voix :

 – Les bombes étaient trop proches. On sacrifierait inutilement les brancardières.

Thuong secoue la tête :

 – Vous ne pouvez pas rester ici, camarade.

Hoà reste silencieux. Le médecin continue :

 – Quy et moi, nous allons vous emmener dessous.

Quy :

 – Je vais chercher une canne.

Elle sort en courant.

 

Les deux hommes la suivent des yeux.

Thuong demande :

 – Vous connaissez Quy, camarade Hoà ?

Le blessé secoue la tête :

 – Non.

Thuong :

 – C'est la meilleure infirmière de notre antenne chirurgicale.


8 - Extérieur - Jour - Au bord d'un ruisseau

 

Une vallée, un ruisseau s'étalant sur un lit de cailloux. Des berges bordées d'arbres verts. Le vent court en bruissant dans le feuillage.

Les oiseaux gazouillent.

Quy traverse la rivière. Un soldat ployant sous de lourds ballots la suit. Un homme de la foule. Banal. De taille moyenne. La peau verdâdre des hommes frappés par le paludisme. Un visage laid, triste.

Quy avance en faisant jaillir l'eau à coups de pied, les jambes de son pantalon retroussées jusqu'aux cuisses, un chignon haut tressé. Elle sautille comme une écolière.

Arrivée au milieu du ruisseau, elle se retourne :

 – Attention, Hâu, c'est lourd, tâchez de ne pas glisser. Nombreux sont ceux qui ont bu la tasse sur ce tronçon du ruisseau.

Hâu acquiesçe de la tête, il courbe le dos pour garder l'équilibre, marche prudemment sur les rochers couverts de mousse. La sueur perle sur son front, coule sur son cou.

Ils atteignent la rive. Quy soupire de soulagement :

 – Ouf, quelle chance. J'avais peur que vous ne glissiez. Reposons-nous un moment.

Elle pose sa trousse de secours sur la terre, s'assied sur un rocher, tend le cou au soleil. Hâu pose aussi le lourd ballot sur un rocher. Il enlève sa chemise imbibée de sueur et commence à la tordre.

La femme s'expose voluptueusement au soleil. Les doigts de ses pieds remuent. Elle plaque un pied contre l'autre. Elle attend un moment, puis elle se penche, et regarde : une sangsue écarlate s'entortille entre les doigts de ses pieds. Elle hurle :

 – Hâu ! Une sangsue m'a mordue... Là, au pied.

Hâu s'approche. Il arrache la bête gonflée de sang, et la jette dans le ruisseau. Il revient en silence à sa place. Il retire une cigarette à moitié consumée accrochée à son oreille, l'allume.

La fumée flotte lentement devant son visage.

Quy le regarde attentivement :

 – Hâu, pourquoi me regardez-vous rarement en face ?

Hâu continue de fumer, les yeux rivés au ruisseau.

Quy rit, le taquine :

 – Je le sais... Vous avez peur... Beaucoup d'autres aussi sont comme vous.

Hâu garde le silence, il regarde l'eau écumer, il fume.

Quy continue :

 – Il y en un qui n'a pas peur, mais il ne me regarde pas. Vous connaissez le commandant du régiment K ?

 – Oui, Nguyên Viêt Hoà, le héros du front de l'Ouest.

 – Un vrai héros, mais pas agréable à regarder.

 – Comment ça, c'est le plus beau garçon de l'état-major.

 – Hâu !

Quy a soudain hurlé, faisant sursauter Hâu. Il la regarde. Elle gronde :

 – Je vous ai dit qu'il n'est pas agréable à regarder.

Hâu garde le silence.

Il se lève, secoue la chemise exposée au soleil pour la rafraîchir :

 – On y va, Quy ?

Quy, d'un coup de menton :

 – Allez-y, je vous rejoindrai.

Hâu charge le ballot sur son dos, et attend patiemment.

Quy prend finalement sa trousse et s'approche de lui.

Hâu :

 – Ne vous fâchez pas. Quand nous serons là-bas, je vous emmènerai cueillir des légumes sauvages. Il y a beaucoup de légumes par là.


9 - Jour - Un sentier dans la jungle

Quy et Hâu marchent au milieu d'un sentier entouré d'arbres touffus. Tout à coup, Hâu se retourne :

– Je connais par ici un endroit où poussent des figuiers de l'Inde. Avez-vous déjà goûté aux figues ?

Quy regarde Hâu.

– Jamais. Mais comment se fait-il que vous soyez si bavard aujourd'hui ? D'ordinaire vous êtes muet comme un crapaud mort, désespérément ennuyeux.

Elle met la main sur la poitrine de Hâu.

– Silence... Silence... Laissez-moi voir si votre coeur bat. Avez-vous été amoureux, Hâu ?

Hâu se fige, ébahi.

Quy rit :

 – Vous ne savez probablement pas aimer.

Elle éclate de rire. La forêt renvoie son rire en écho. Une bande d'oiseaux s'envole, effrayée.


10 - Intérieur - Jour - Salle post opératoire

 

L'eau tombe goutte à goutte, bien rythmée, dans la salle post-opératoire. Une salle souterraine. Le sol est recouvert de caisses de munitions. Des toiles de parachutes sur les quatre murs. Le plafond aussi est recouvert de toiles de parachute pour retenir la poussière.

Sur une étagère en bois grossier, un conteneur en aluminium pleine d'eau. Le robinet usé est entouré d'élastiques. L'eau tombe goutte à goutte dans une cuvette cabossée.

Thuong sort de la salle d'opération, il tend ses gangs ensanglantés à Quy.

Quy enlève les gangs, les jette dans la cuvette.

Elle lui tend un savon, elle ouvre le robinet.

Un filet d'eau mince jaillit en sifflant.

Dans la cuvette, le sang s'étale lentement. Le jet d'eau dilue le sang qui se diffuse dans l'eau comme de la fumée.
Quy regarde attentivement, puis demande à Thuong :

 – Avant la guerre, que vouliez-vous faire ?

 – Médecin légiste. Me voilà médecin militaire. J'ai un peu dévié... Et vous Quy ?

 – Moi ? J'ai mauvais caractère. Je rêvais de beaucoup de chose. Finalement j'ai rêvé d'avoir une belle mort.

 – Que dites-vous ?

 – La vérité. Vous ne me croyez sans doute pas. Je suis sans doute une petite folle.


11 - Extérieur puis intérieur - une maison en brique dans la campagne nord vietnamienne

 

Une grande cour séparée du jardin par une haie fleurie. Des pots de chrysanthèmes rouges s'étalent le long du mur. Les fleurs sont fanées faute de soins. Sous une rangée d'arbre, à côté d'une pile de paille, une grande jarre d'eau. Une mare, avec un petit pont de bambou et de planches en bois, quelques touffes de lentilles des marais.

Quy, à 14 ans. Elle fouette l'eau avec des lianes dans le crépuscule. Les lentilles dérivent vers le bord opposé de l'étang. L'eau gicle, mouille abondamment ses vêtements. Le tissu se colle à son corps d'adolescente, sculpte ses petits seins ronds.

Caché derrière la pile de paille, son beau-frère boit l'alcool de riz en picorant des cacahuètes grillées. C'est un homme d'une quarantaine d'année, grand, musclé, assis sur un tronc d'arbre. Il boit, il regarde sans ciller sa belle-soeur. De l'ouest, le soleil flamboyant projette ses rayons sur le corps de la jeune fille rendant sa silhouette encore plus séduisante.

Un gamin de quatre, cinq ans surgit, le nez baveux :

 – Papa, donne m'en un peu.

L'homme met une poignée de cacahuètes dans la main de son fils :

 – Tiens, et file.

 

Du portail, une femme entre, un bébé d'un an dans les bras :

 – Où est ton père, où est-il ?

 – Il boit derrière les chaumes.

La femme accourt :

 – Pourquoi viens-tu boire ici ?

 – Parce que j'en ai envie.

 – Drôle d'envie, vraiment.

 – Tu cherches querelle ?

 – Crois-tu que je ne devine pas ?

La femme jette un regard sur sa soeur fouettant l'eau au bord de la mare. Elle grince des dents et s'en va.

L'homme reste assis, il boit par petite gorgée.

De temps en temps, il décortique une cacahuète et la met dans sa bouche.

Le soleil s'éteint doucement.

 

Dans l'appentis, au milieu des instruments agricoles, un mortier traditionnel.

Quy verse un panier de riz prémoulu dans le mortier. Debout, les mains agrippées aux cordes tendues entre les poutres, le pied sur la pédale, elle pile.

Le bruit sourd, rythmé du pilon résonne dans la nuit.

Un rai de lumière se pose sur son visage. Il provient d'une luciole posée sur une feuille de pamplemoussier du jardin. Les feuilles d'une branche frôlent ses cheveux.

L'homme, caché dans l'ombre, la regarde fiévreusement.

Il s'approche en silence dans le dos de la fille.

Elle continue de manoeuvrer le pilon, inconsciente de sa présence.

L'homme se presse contre elle, caresse sa hanche.
Quy crie :

 – Qui est-ce ?

L'homme :

 – Tais-toi :

Quy :

 – Fous le camp.

L'homme :

 - Ta gueule.

Sa femme surgit en courant, les cheveux éparpillés sur ses épaules, son dos :

 – Qu'est-ce qu'il y a ?

L'homme, cassant :

 – Rien. Je viens voir si elle sait piler le riz.

La femme hurle :

 – Ferme-là, personne ne te l'a demandé.

Elle saisit sa soeur par les cheveux :

 – Tu es muette ou quoi ? La prochaine fois, crie fort, espèce de putain...


12 - Intérieur - Jour - La réserve de la commune agricole

 

Une cour immense recouverte de fils de jute mis à sécher. Le ciel se couvre de nuages. Un groupe de jeunes filles chante pour s'encourager à engranger le jute. La plus grande a 17 ans, la plus jeune 12 ans. Quy fait partie de la bande. Les filles finissent de rentrer le jute. La pluie tombe à verse.

Les filles tendent la main, jouent avec l'eau. Quelques unes s'aspergent le visage pour essuyer la sueur. Quy se faufile dans un coin, ouvre un livre, lit passionnément. Elle s'endort sur un tas de jute.

 

Extérieur - jour - des rues nimbées de mystères

Une jolie ville. De grands bâtiments nichés dans des jardins. Les lampadaires se mirent dans les eaux d'un fleuve.

Quy, jeune, belle, éclatante dans un manteau blanc, des roses blanches dans la main. Elle traverse les rues, les yeux fixés sur le fleuve et les ponts noyés de brume.

Une petite vieille au menton pointu couverte d'un ample manteau gris arrive dans le sens opposé :

 – Voulez-vous des marrons chauds ?

Quy secoue la tête, court vers le trottoir opposé.

Un hurlement.

Des chevaux hennissent.

Un carrosse bondit.

Quy voit deux têtes de chevaux déformées, horribles.

 

La cloche de l'église sonne.

La procession funèbre avance dans la brume. Le cercueil de Quy croule sous les fleurs. Des milliers de mains anonymes couvrent les rues de fleurs...


13 - Intérieur - Nuit - La chambre à coucher du docteur Thuong

 

Le souterrain est tapissé de toile de parachutes blancs. Un lit individuel fait d'une planche étroite. Sur la tête du lit, moustiquaire et couverture sont rangées, conforme à la discipline militaire. Sur une étagère, au-dessus de la tête du lit, une photo dans un beau cadre en bois. La photo représente le Lac de L'Ouest à Hanoi.

Le docteur est assis, il fume. La fumée flotte au-dessus de sa tête. Un rouleau de tabac brut repose sur un grand carnet, à gauche. Tout à côté, un livre de médecine : le traitement des blessures post-opératoires.

La lumière de la lampe chancelle, rouge trouble.

Thuong jette son mégot dans un cylindre fait avec une bombe à billes sciée. Le cylindre est déjà plein de mégots. Il va bientôt faire jour.

Thuong regarde sa montre, il appelle :

 – Camarade Can.

Une répond répond du dehors :

 – Oui.

Un jeune soldat encore endormi, entre :

 – Au rapport, chef.

 – Faites venir le sergent Quy.

 

Le soldat sort.

Thuong se met à plat ventre sur le lit, il fait des pompes pour lutter contre la fatigue. Puis il se verse un plein verre d'eau, et le vide d'un trait.

 

Quy entre dans le souterrain :

 – Au rapport, chef.

Thuong se retourne :

 – Asseyez-vous, Quy.

Ils s’assoient face à face. Après un bref silence, Thuong élève la voix :

 – On a besoin de quelqu'un pour aller au régiment K pour surveiller les blessés sortis avant terme.

Quy se dresse :

 – Laissez-moi y aller.

Thuong secoue la cendre de sa cigarette, puis il l'éteint.

Quy se rassied, elle attend.

Thuong feuillette le carnet sur la table, tourne et retourne les pages.

Finalement, il lève la tête :

 – On vient de recevoir un stock de médicaments précieux. Prenez-en pour les distribuer aux camarades du régiment.

Quy garde le silence.

Thuong ouvre le carnet, il en sort une grande feuille :

 – Voici la liste.

Il tend à Quy le papier. Quy :

 – Oui.

Thuong demande :

 – Avez-vous besoin de quelqu'un pour vous accompagner ?

Elle secoue la tête :

 – Non, je prendrai un K54 avec moi.

Thuong lève la tête, regarde Quy :

 – Prenez bien soin de vous, Quy.

 – Merci.

Ils se regardent, brièvement.

Quy sort du souterrain.

Thuong rallume une autre cigarette. Il se penche et regarde fixement la photo au-dessus de la tête du lit. Une branche de flamboyant en fleurs s'étire langoureusement au-dessus des eaux du Lac de l'Ouest.


14 - Extérieur - Jour - Une clairière en pleine forêt :

 

Aube.

Un gazon de velours en pleine forêt, sous le ciel immense, tourmenté.

 

Les touffes d'herbes sont imbibées de brume.

Les jeunes brins scintillent, transparents, dans le soleil.

Des fleurs sauvages, minuscules, comme des écumes.

Des papillons voletant par-ci par-là.

 

Les oiseaux gazouillent.

Le vent court sur le gazon humide.

 

Quy traverse la pelouse, fragile, heureuse, comme le petit chaperon rouge.


15 - Extérieur - jour - La jungle

 

Sur un sentier de jungle.

Il pleut à verse. Tout se dilue dans la cataracte blanche qui tombe du ciel.

Les écumes blanches submergent les sentiers.

Les ruisseaux bouillonnent.

Les branches, les feuilles se ploient sur la pluie.

La pluie arrose la femme, trempe son chapeau mou. Quy semble nue sous la pluie, le mince tissu de ses habits collant à sa peau.

 

Une escouade de jeunes volontaires passe. Les femmes transportent des moquettes anti-chars B40. Elles ont le torse à moitié nue, exhibant des soutiens-gorges blancs. Chapeaux mous. Pantalons retroussés jusqu'à l'aine.

 

La plus âgée a une trentaine d'années. Des joues saupoudrées de grains de beauté. Des cheveux roulés émergent du chapeau, comme une faucille.

Une fille dodue, seize ans, le visage plein, le nez retroussé.

La troisième a des yeux de poisson, un cou de girafe.

La quatrième est jolie, elle a la peau blanche et lisse, des cheveux tressés en nattes qui lui tombent presque sur les cuisses.

La cinquième est grande, grosse, elle a des seins comme des pastèques.

Elles avancent péniblement, griffant la terre avec les doigts de leurs pieds pour ne pas glisser. Elles portent leurs sandales accrochées à leurs ceintures.

La femme au nez retroussée :

 – Ha ...

L'aînée :

 – Qu'est-ce que j'ai dit ? Si tu continues de marcher comme ça, tu te casseras la figure dans le ravin de la Vache qui Pisse.

La femme au nez retroussée, blessée :

 – Mais c'est glissant.

 

Un carrefour. Un groupe de soldats arrivent. Un, deux, trois... Sept d'entre eux barrent la route.

D'une même voix :

 – Bonjours petites soeurs.

Sept rangées de dents blanches.

L'aînée :

 – Bonjour grands-frères.

Les filles se rassemblent autour de l'aînée, comme un troupeau de vaches autour du chef du troupeau.

 

Le plus âgé des soldats, maigrelet, recule d'un pas. Un gars, l'air impudent, s'avance :

 – Mon Dieu, qu'est-ce qui vous arrivent ? Avez-vous perdu vos chemises ?

Il regarde fixement la femme au nez retroussé. Elle rougit de honte, se cache derrière l'aînée. L'aînée dit, le visage hautain :

– Les pluies de la jungle rongent les tissus comme de la chaux. Nous ne recevons que deux costumes par ans. Où voulez-vous qu'on en trouve pour en porter tout le temps ?

L'homme rit :

 – C'est pour parler. À vrai dire, vous êtes plus agréable à regarder comme ça.

Il se retourne vers ses compagnons :

 – Pas vrai, les gars ?

Tous, criant :

 – Oui, oui...

 – Exactement... C'est ça...

Le garçon impudent, encouragé, s'approche de la jeune fille dodue, il rit, grossier :

 – Allons, enlève aussi ce corset, t'auras moins chaud.

La fille au nez retroussé crie, effrayée :

 – Arrêtez.

Elle se cache la figure dans le dos de l'aînée. Mais l'aînée regarde fixement le vieux soldat. Ils se rapprochent. Le garçon impudent se plaque contre la fille, et lui souffle au visage :

 – Allons, pourquoi garder ce corset ? Libérez-les, qu'ils goûtent un peu de fraîcheur.

 – Non... arrêtez...

L'impudent pose sa main sur la poitrine de la fille. Elle crie faiblement :

 – Oh...

Tous, ils se jettent les uns contre les autres en silence.

Le vieux soldat contre l'aînée.

Un soldat maigrichon contre la femme aux yeux de poisson.

Les deux soldats à l'air sentimental s'empressent autour de la fille aux nattes.

Les deux soldats à l'air sauvage empoignent les seins plantureux de la grosse fille, ils la troussent fébrilement.

 

Il pleut des hallebardes.

La jungle se tord alentour.

L'eau ruisselle entre les pieds nus des jeunes femmes, déborde sur les godasses des soldats. Les herbes flétries, la mousse s'accrochent aux godasses.

On entend le grondement de l'eau tourbillonnant dans le ravin.

L'aînée reprend ses esprits, elle élève la voix :

 – Ça suffit ? Laissez-nous partir...

Les hommes, d'un seul élan :

 – Encore un peu, s'il vous plaît, encore un peu...

L'aînée :

 – Ça suffit, nos épaules cuisent...

 

On entend le bruit d'une mitraillette qu'on arme.

Une femme, les yeux étincelants, dirige le canon d'un K51 sur les soldats :

 – Bas les pattes, comment osez-vous ?

L'air courroucé de Quy effraie les soldats. Ils bafouillent :

 – C'est pour rire, grande-soeur.

 – Oui, juste pour rire...

Les hommes se retirent.

Les filles regardent Quy en silence, puis elles s'en vont, les roquettes sur les épaules.

Quy reste immobile, atterrée, elle les suit des yeux.

Les eaux rugissent de plus en plus fort dans le ravin.


16 - Extérieur - Jour - Un coin de jungle

 

Un coin de jungle tout près de l'état-major du régiment. On voit par intermittences les toits des baraquements derrière les bosquets.

Le commandant du régiment est seul, il étudie une carte. Il est à genou, la carte est étalée sur l'herbe. Le crayon dans sa main parcourt la carte, des lignes nettes, effacées, continues, brisées, aboutissant à des chiffres, des codes militaires.

Un soldat apparaît dans son dos, il parle avec l'accent lourd des provinces du Centre :

 – Au rapport, chef. L'envoyée de l'antenne chirurgicale est arrivée.

Hoà relève la tête :

 – Qu'est-ce qu'il y a ?

Le soldat répète :

 – L'envoyée de l'antenne chirurgicale est là.

 – Qui est-ce ?

 – Heu, une femme médecin... Je ne connais pas son nom...

Hoà enroule la carte :

 – J'arrive.

Le soldat tourne les talons. Hoà le suit.

Un fruit desséché tombe brusquement devant Hoà, il sursaute.

D'un coup de pied, il envoie le fruit dans les buissons.


17 - Intérieur - Jour - Le salon du régiment K

 

Une grande salle souterraine. Un décor simple. Un vase avec des feuilles et des fleurs de montagne, des branches tordues, desséchées. Une table en bois grossièrement dégauchi, deux chaises. Quelques bancs le long des murs.

Quy est assise sur une chaise, le dos tourné vers l'entrée du souterrain. Elle regarde les branches séchées dans le vase. Comme si elle pressentait son arrivée, elle se retourne dès que le commandant entre :

 – Bonjour...

Elle se lève brusquement.

Le commandant s'approche vivement.

 

Tous les deux restent muets.

Après quelques secondes, Quy dit :

 – Le docteur Thuong m'envoie.

 – Oui.

– Je dois surveiller les blessés sortis avant termes... Il y a aussi des médicaments pour les camarades...

 – Oui. Nous vous remercions... camarade...

Le commandant se tait.

Ils se regardent, fascinés.

D'un même élan, ils s'enlacent.


18 - Extérieur - Nuit, puis Jour - Une clairière

 

Dans une clairière.

Un tronc d'arbre tranché par une bombe.

Un croissant de lune émerge de derrière les montagnes.

Un couple. La femme plaque son visage sur la poitrine de l'homme. Ses cheveux se déploient. L'homme glisse ses doigts dans les cheveux de la femme, il la caresse.

Des chants d'oiseaux de jungle résonnent.

 – Depuis quand m'aimes-tu ?

 – Il était une fois...

 – Ne plaisante pas. Dis-moi la vérité.

 – Bon d'accord. Je vais laisser filtrer un secret militaire.

 – Depuis quand ?

 – Quand tu es entrée pour changer les bandages.

 – Pourtant tu semblais froid comme une banquise.

 – J'avais pas intérêt que tu le saches.

 – Pourquoi ?

 – Tu m'aurais mené par le bout du nez. Les femmes comme toi sont dangereuses.

Quy rit :

 – Maintenant, c'est toi qui me mène par le bout du nez.

 – Non.

 – Je t'aime, Hoà.

 – Moi aussi.

Un baiser.

Exaltés, ils font l'amour.

Le pied du soldat arrache une touffe d'herbe.

La lune flotte haut dans le ciel. Les crêtes des montagnes s'abaissent comme des dents de scie noires.

Le clair de lune ruisselle au bord des feuilles.

Le clair de lune coule le long des brins d'herbe.

La rosée cristalline tombe goutte à goutte.

 

La lune luit sur le dos nu du commandant.

Une longue cicatrice barre son épaule gauche.

La main de la femme caresse la cicatrice.

L'herbe colle aux cheveux, aux épaules, à la nuque de Hoà.

 – Hoà, chéri...

 – Quy, je t'aime, je t'aime.

Un coq sauvage chante. Rythmé.

 

La lune luit au milieu de la voûte céleste, entourée de nuages sombres.

L'obscurité s'étend en un clin d'oeil, puis la lune glisse nonchalamment hors des nuages.

Une lumière où se mélange l'éclat de la lune et le scintillement des étoiles.

La lumière effleure le visage émacié du soldat.

Il dort profondément. Sur son épaule, la chemise, les soutiens-gorge de son amante. Ses orbites semblent des crevasses. Une fourmi des montagnes rampe, indolente, dans les cheveux de l'amoureux.

En dessous, le bras de la femme étalée sur une toile de tente froissée.

Une tige d'herbe colle sur son bras, près de l'aisselle.

 

Un coq des montages chante. Trois chants.

Quy se réveille brusquement.

Elle demande :

 – Quelle heure est-il ?

Hoà, les yeux fermés :

 – Quatre heures sans doute. Il va bientôt faire jour.

 – Levons-nous...

Le commandant se relève, enfile sa chemise. Quy :

 – Tu es fatigué ?

 – Non. Je pourrais entamer tout de suite une marche.

 – Le héros du front de l'Ouest.

 – Je voudrais seulement être un héros pour toi seule... Dans un lit...

 – Je t'interdis de dire des bêtises.

 

La femme glisse la main sous la chemise de l'homme, caresse la cicatrice dans son dos.

L'homme rit :

 – Tu l'aimes ?

 – Oui.

 – Pourquoi ?

 – Je ne sais pas...

Le commandant fouille la poche de sa chemise. Il prend une cigarette, il l'allume.

Les coqs de montagnes chantent à tue-tête.

L'homme souffle la fumée de sa cigarette, et dit :

 – Je t'annonce une bonne nouvelle.

 – Oui ?

 – Bientôt peut-être, nous vivrons l'un près de l'autre.

 – Comment ?

 – Là-haut, ils prévoient de me faire venir à l'état-major.

Quy se redresse, abasourdie :

 – Tu vas à l'état-major ?

 – Oui, c'est une éventualité réelle.

Quy s'écrie :

 – Ciel, sais-tu seulement l'espèce de gens qu'on trouve dans l'état-major ?

Hoà ne répond pas. Il continue de fumer, il attend.

Quy saisit sa chemise, l'enfile et dit :

– Il n'y a dedans que de vieux messieurs chauves et des officiers de salon froussards. Ils passent leur temps à discutailler ou à rédiger des rapports. Le reste du temps, ils plantent des légumes et élèvent des poulets...

Hoà continue de fumer, songeur.

Quy fait la moue :

– Tu pratiqueras l'émulation avec les vieux chauves pour commander les poulets... Tu passeras tes nuits à jouer aux cartes...

Hoà reste silencieux.

Quy éclate de rire :

– Mon Dieu, l'héroïque commandant du régiment va se transformer en vieux paysan courant à longueur de journée après la volaille... (claquements de la langue)

 

Hoà rougit, rit gauchement avec elle. Puis il dit :

 – Arrête, chérie. Je refuserai leur proposition.


19 - Extérieur - Jour - Un lieu de rassemblement dans la jungle

 

Une petite bande de terre plane, au milieu de la jungle.

Les bosquets, les buissons, les herbes, les sentiers sont immobiles, muets, comme endormis. Le silence est tel qu'on entend le bourdonnement des abeilles sauvages.

Un petit caméléon rampe sur une branche, il claque la langue.

 

Une sirène hurle brusquement, déchirant l'air.

 – Rassemblement.

La voix est brève, hachée, impérieuse.

 

Brusquement, des centaines soldats sortent des bosquets, des monticules de terre, des sentiers, des broussailles, des hautes herbes. Ils se dressent, couverts de feuillages et de terre, ils courent se mettre en rang.

 – Prêts au combat.

L'unité spéciale s'aligne en un clin d'oeil, prête à la bataille. On ne voit pas nettement les visages, seulement des épaules qui pointent sous les camouflages.


20 - Extérieur - Jour - Un coin de jungle

 

Un coin de jungle touffu, sous une voûte épaisse de feuillage.

Hoà et Quy s'embrassent fiévreusement.

 – Je pars.

 – Oui, va.

 – Je pars.

 – Oui.

 – Je t'aime, Quy.

 – Je t'aime.

 – Quy, si je ne reviens pas, combien de temps te souviendras-tu de moi ?

 – Ne dis pas de sottises... Tu reviendras.

 – Mais...

 – Cesse de dire mais...

 – Quy

 – Je t'aime.

 – Quy...

 – Va, je t'attendrai...

 

Un cri sec :

 – Vous connaissez tous la consigne ?

Tous crient :

 – Vu.

Le commandant serra brusquement Quy dans ses bras. Un baiser convulsif. Il tourne le dos, part en courant.

Quy le suit des yeux.

L'homme se retourne une dernière fois avant de disparaître derrière le feuillage.


21 - Intérieur - Jour - Dans un théâtre, en ville

 

Le théâtre, vu de l'extérieur, le regard plonge jusqu'à la scène.

Un rai de lumière survole les têtes de la foule, se pose sur l'orchestre militaire. Un orchestre élégant, solennel, fier.

Les spectateurs attendent dans un silence religieux.

Les projecteurs illuminent le plafond.

 

Les projecteurs s'éteignent soudain, les cuivrent brillent de tous leurs éclats dorés.

On voit leurs reflets illuminer les épaules du chef d'orchestre et des musiciens.

 

Les baguettes se dressent, au-dessus des tambours.

Les flammes des bougies écarlates tremblent sur les étagères.

 

Les épaules du chef d'orchestre se soulèvent. Sa tête ébouriffée se penche comme pour écouter attentivement quelque chose.

Soudain, ses bras se lèvent.

Sa baguette trace un arc de cercle impérieux.

Les baguettes frappent violemment sur les tambours.

Les trompettes claironnent, aiguës.

Le chef d'orchestre semble emporté par sa musique.

Les flammes des bougies dansent au rythme de la symphonie.


22 - Intérieur - Jour - Une surface plane - une chambre - un grand souterrain

 

Des journaux empilés en désordre sur une planche en bois cramoisie.

Ils s'entassent comme les feuilles poussées par le vent.

Les gros titres surgissent sur les pages de garde :

 – La campagne Lam Son, une victoire décisive.

 – Lam Son et l'héroïque, l'indomptable régiment K.

– Lam Son, une fois de plus, démontre les capacités de l’héroïque armée populaire du Vietnam...

Une voix grave, épique, lit ces titres.

 

Dans la chambre, une rangée de personnes tapent à la machine.

On ne voit que leurs dos.

Les tiges des appareils dansent sans arrêt.

Les bandes perforées coulent à flots des machines.

 

Dans le grand souterrain.

Une presse artisanale, une machine à ronéoter.

Trois employés du ministère de la défense impriment un bulletin.

Ils baignent dans la sueur.

Les bulletins sortent, barbouillés d'encre.

On les entasse en paquets au fond du souterrain.

Un ouvrier s'arrête de travailler, il prend une serviette, il s'essuie le visage. La sueur coule vers ses yeux.

Le souterrain se cabre soudain dans le bruit d'une explosion.

Tout est ébranlé par les bombardements intenses.


23 - Intérieur - Nuit - Salle post-opératoire

 

Quy est assise sur une caisse en bois dans la salle post-opératoire.

Devant elle, le robinet entouré d'élastiques laisse l'eau tomber goutte à goutte dans la cuvette cabossée. Une flamme à essence brûle dans une bouteille sciée. La femme regarde la flamme.

 

Le docteur Thuong entre.

Quy se lève brusquement, elle le regarde :

 – Alors, Thuong ?

Thuong évite le regard de Quy, il détourne la tête :

 – Si vous n'êtes pas trop fatiguée, restez m'aider.

Quy saisit l'épaule de Thuong, le retourne, le force à la regarder dans les yeux :

 – Comment va Hoà ?

 – Nous ferons tout ce que nous pourrons.

 – Qu'est-ce que cela signifie ?

 – Que votre présence ici sera très importante. Restez, cela l'aidera.

 

Deux infirmières entrent :

 – Tout est prêt, docteur.

Thuong acquiesce de la tête :

 – J'arrive.

Il se tourne vers Quy :

 – Asseyez-vous. Attendez-moi.


24 - Intérieur - Jour - Une chambre de l'hôpital

 

Le souterrain individuel est transformé en chambre d'hôpital. Des toiles de parachutes blanches recouvrent murs et plafond. Une table en bois à côté de la tête du lit.

Hoà est étalé sur le lit, agonisant. Il est entièrement entouré de bandages. On ne voit que ses yeux hermétiquement clos et ses lèvres craquelées.

Quy, assise à son côté, l'appelle :

 – Hoà, Hoà chéri, tu me reconnais ?

Le commandant ouvre lentement les paupières.

 – Hoà, m'aimes-tu encore ?

 – ...

 – M'as-tu pardonnée ?

Les lèvres craquelées restent immobiles.

 – Je t'aime, Hoà, je t'aime mille fois plus...

 – ...

 – Hoà, m'entends-tu ?

Les paupières de Hoà frémissent doucement.

– Je t'aime. Tu dois vivre... La guerre passera. Nous aurons une maison, nous aurons des enfants...

Les paupières de Hoà se tétanisent, se ferment lentement.

Quy se lève, affolée :

 – Attends, attends-moi un instant.

Elle coupe fiévreusement des lamelles de ginseng, elle les mets dans un bol d'eau bouillante. Elle se coupe le doigt. L'eau se teinte de sang, devient écarlate.

Elle porte le bol aux lèvres de Hoà :

 – Hoà...

Le visage de l'homme reste inerte. Quy crie :

 – Hoà, chéri...

Le docteur Thuong et les deux infirmières entrent en courant. Le bol de ginseng tombe sur le sol, roule jusqu'à une caisse de munitions servant de chaise. Quy s'effondre à côté du lit, elle embrasse Hoà.

 – Ne me quitte pas, ne me quitte pas...

Hoà ouvre lentement les paupières. Un regard lointain, froid.

Quy crie :

 – Hoà, tu me hais... Tu ne veux pas me pardonner... Tu ne m'aimes plus...

Quy éclate en sanglots.

 

L'éclat des yeux de Hoà se fane lentement...

Un sourire incertain les effleure. Ils se ferment. Pour toujours.


25 - Extérieur - Jour - Une pelouse en pleine jungle

 

La tombe du commandant se dresse sur la pelouse. Alentour, les broussailles ont été dégagées. Sur la tombe, des fleurs fraîches, des fleurs séchées.

Des bâtonnets d'encens éteints.

 

Le docteur Thuong soutien Quy, ils marchent vers la tombe.

Quy se tient debout, éperdue.

Thuong ramasse les couronnes flétries, les jette dans les buissons.

Il allume trois bâtonnets d'encens, il les donne à Quy.

Quy regarde, indifférente, la flamme.

Thuong retire les bâtonnets d'encens de sa main, les plante sur la tombe.

Quy le regarde, égarée.

 

Les oiseaux de la jungle se mettent soudain à chanter.

Quy crie :

 – Il est mort, il est mort.

Elle blottit la tête contre la poitrine de Thuong.

Thuong la console.

Il sort de sa poche un petit carnet et des photos.

Elle regarde les photos un à un. Sur l'un, Hoà et ses amis à l'université. Sur les trois autres, Hoà et un jeune homme aux yeux en amandes. Sur le dos de chaque photo, la même phrase :

 Notre belle amitié vivra toujours


26 - Extérieur puis intérieur - La jungle, la Gare du Passé

 

La femme sort de la jungle.

Dans son dos, un grand foyer de braises et de cendre en cours de refroidissement.

Des lueurs chancelantes se rallument de temps en temps au milieu des cendres.

Des filaments de fumées flottent, se tordent dans l'air comme des fils de soie blanche.

Le vent éparpille les cendres à travers le ciel.

Aube. Le ciel bleu, limpide.

 

La femme retourne dans la salle d'attente de la Gare du Passé.

Hoà dort profondément.

La femme secoue son épaule :

 – Hoà, Hoà...

L’homme retient de la main le chapeau sur son visage :

 – Je ne peux plus. Pardonne-moi.

Quy supplie :

 – Viens avec moi, le train va partir.

Hoà répond :

 – Il n'y a pas de train pour les morts.

 

La sirène hurle longuement.

Quy s'enfuit. Les fleurs s'envolent en poussière sous son passage. Des millions de pétales de fleurs s'évaporent en poussière et disparaissent en un clin d'oeil.

La sirène hurle encore.

La voix anonyme s'élève :

 – Attention, attention, départ dans quinze secondes.


27 - Intérieur - Jour - Dans le wagon

 

Le wagon est vide.

La voyageuse regarde fixement le vide.

Son corps se balance au rythme du train.

Un halo de lumière tremble, indécis, dans son dos.

Une voix de femme, douloureuse, brisée :

 "Je ne voulais plus rester dans l'antenne chirurgical

 où nous nous sommes aimés, où nous sommes quittés;

 Mais le docteur Thuong m'a retenue, m'a réconfortée.

 Jusqu'au jour où..."


28 - Extérieur - Jour - Un sentier dans la jungle

 

Quy et Hâu, ballots sur le dos, dans la jungle.

Ils sont taciturnes, fatigués.

Tout à coup, Hâu s'arrête, et dit :

 – Donnez-moi votre ballot.

 

Quy décharge son épaule, tend machinalement le ballot à Hâu.

Hâu regarde Quy :

 – Avez-vous besoin d'un peu de repos ?

 – Non.

 

Après un moment d'hésitation, Hâu :

 – Quy, il faut oublier.

 – Partons.

 

Le visage de Hâu se fige un instant, puis il se remet en route, tête baissée.

Quy trébuche sur une roche. Elle s'arrête :

 – Hâu, les lacets de ma sandale se défont.

Hâu pose les ballots sur le bord du sentier. Il s'assied et répare les sandales de Quy.

Il les pose devant Quy.

Quy dit :

 – Merci, partons...

 

Une lampe verdâtre se dresse devant eux. Hâu :

 – Nous sommes arrivés.

[Une ligne illisible]

Quy :

 – Vous en êtes sûr ?

Hâu acquiesce :

 – C'est ici.

 

Une serpente rampe, indolente, devant eux. Son ventre jaune, bouffi, se traîne péniblement.

Quy murmure :

 – Frappe.

Hâu secoue la tête :

– C'est une femelle... enceinte. Si on l'attaque, le mâle se précipitera dans la caverne et nous piquera.


29 - Intérieur - Jour - Une grande grotte

 

Hâu entre à tâtons dans la grotte. Il bute sur une caisse de provisions. Un troupeau de rats dodus jaillit de la caisse. Hâu sort une torche électrique, balaie la grotte. Il s'écrie :

 – Les voilà !

Hâu découvre des torches en bambou imprégnées de résine noire. Il allume une torche, la donne à Quy, il allume une seconde torche pour lui.

 – Entrons.

Les torches flambent, la flamme est rouge et trouble, des volutes de fumée noire s'envolent comme du coton sale.

La flamme danse vers les profondeurs de la grotte.

La grotte est immense, de hautes rangées d'étagères tapissent les murs latéraux. Elles contiennent les ballots des soldats morts. Les ballots sont noirs, moisis, sales, la plupart aplatis. Sur le dos des ballots pendent des bouts de carton.

 

Quy sort de son ballot un carnet épais et un stylo :

 – Lisez, je note.

Hâu tire en silence le premier ballot, il lit :

 – Nguyên Sinh Khôi. Né le 3 septembre 1956. Village de Soc Son.

Il fouille le ballot, sort de vieux habits, un sac en toile de parachute contenant une brosse à dent cassée et une boîte de dentifrice à moitié vide.

Quy dit :

 – Continuez.

Hâu tire le second ballot, et lit :

 – Doa Tiên Thao. Né le 7 juillet 1962. Village de Van Giang, province de Hai Hung...

Il retire du ballot une serviette de toilette, quelques cailloux et un carnet sans couverture. Il lit quelques lignes, et donne le carnet à Quy :

"Quy chérie, cet après-midi, tout à coup je pense à toi. Je suis fou de désir. Jolie petite fille, tu ne sais sans doute pas qui je suis. Un soldat anonyme parmi les milliers de blessés qui sont passés à l'antenne chirurgicale du régiment..."

Quy pose le carnet, elle soulève le troisième ballot. Il est léger. Le bout carton se dandine, il est à moitié rongé par les rats. Le dos du ballot est déchiré par deux trous de balles, autour, le sang moisi. Quy introduit ses doigts dans les trous. Soudain, dans la lueur de la torche, elle voit deux yeux la fixant...

 

Extérieur - Jour - Champ de bataille

Un homme grand, vigoureux traverse le champ de bataille. Chaotiques, des pierres, la terre, des charpentes de tranchées, des sacs de terre, des uniformes, des morceaux de bois, des papiers à moitié consumés.

L'homme a le visage carré, le nez large, des lèvres épaisses, sensuelles. Ses yeux brillent, exaltés...

Une traînée de fumée flotte dessus sa tête.

La trotteuse court sur la montre.

Une rafale claque soudain dans le silence du champ de bataille.

L'homme s'écroule, le sang jaillit de son dos large...

La torche se dilue dans un halo sanglant.

Quy s'écrie :

 – Hâu, j'étouffe...

Elle laisse tomber la torche, elle titube. Hâu jette précipitamment le carnet, soutient Quy :

 – Sortons d'ici.

La torche de Quy s'éteint. Hâu s'éclaire avec la sienne, il emmène Quy hors de la grotte. Quy le suit comme une aveugle.

Dessus leurs têtes, les rangées de ballots se hérissent, serrées, comme des montagnes noires.


30 - Extérieur - Jour - Un sentier au milieu de la jungle

 

Hâu et Quy sur le chemin du retour. Tout à coup, Quy s'arrête, s'appuie contre le tronc d'un arbre, prend son visage entre ses mains :

 – La tête me tourne. Je sens mes membres flageoler.

Hâu dit :

 – Reposons-nous un peu.

Il pose les deux ballots sur le bord de la route. Il s'assied, et attend.

Quy dit :

 – Allez de l'avant, je vous suivrai.

Hâu :

 – Non... Qu'avez-vous, Quy ?

Quy, le visage enfoui dans les mains :

 – Ce n'est rien, mais je vois...

Sur les sentiers, à côté des bosquets, des rochers, dans les crevasses... soudain surgissent des soldats. Certains sont debout, attendant. D'autres dorment, la tête sur un rocher, d'autres fument rêveusement, ou cousent leurs chemises, jouent de la flûte, nettoient méticuleusement leurs fusils... Tous sont imprégnés d'une couleur verdâtre, irréelle. La couleur mélangée des rochers, de la brume, des vapeurs vénéneuses...

Au loin, à l'horizon, une armée dérive dans le rythme d'une marche.

Mêmes les chants flottent pêle-mêle comme de la fumée...

 

Des rais de lumières balaient le ciel.

Les visages des soldats se dissolvent lentement.

 

Passant son bras derrière le dos de Quy, Hâu dit :

 – Vous êtes malade. Rentrons.


31 - Extérieur - Jour - Carrefour soumis à bombardement intensif

 

Le carrefour soumis à bombardement intensif est un terrain vague entre deux ravins. Pas d'arbres, des coulées de terres basses sous le ciel. Le sentier emprunté par Hâu et Quy traverse le carrefour.

Soudain Quy se prend le visage dans les mains, et chancelle :

 – Je ne peux plus marcher.

Elle s'assied sur l'herbe au bord de la route. Hâu s'assied à côté d'elle, il regarde, inquiet, le ciel. Le ciel est bleu, sans un nuage. Une troupe de bo doi (fantassins) passent, transportant des sacs de riz, en file indienne, ils courent éperdument à travers le terrain vide, cible de l'aviation ennemie.

Deux soldats se retournent et crient :

 – C'est l'heure, ils vont bombarder... Courez vite...

– Choisissez un autre moment pour faire vos confidences. Si vous tardez, ils vous couperont vos cartes de résidence.

Ils reprennent leur course, le visage dégoulinant de sueur. Hâu dit à Quy :

 – Nous sommes au carrefour de la mort... Dépêchons-nous, Quy...

Quy se lève, épuisée.

Hâu dit :

 – Laissez-moi vous prendre sur mon dos.

 – Non.

Quy fait quelques pas, puis se laisse de nouveau tomber. Hâu se retourne, tente de la tirer par la main.

Un éclair fuse dans le ciel, comme l'éclat d'un miroir reflétant le soleil.

Hâu pousse Quy sur le sol, la recouvre de son corps.

Les bombes éclatent.

La terre, les rochers, la poussière, le sable s'envolent, obscurcissant le ciel.

Deux tapis de bombes suivent.

Enfin, la détonation isolée de la dernière bombe.

 

Tout retombe dans le silence.

La fumée se dissout lentement dans l'air.

La poussière se décante, l'air redevient limpide, le ciel est intensément bleu.

Un petit nuage d'argent scintille, à la dérive dans le ciel.

Quy bondit sur ses pieds, retourne la tête de Hâu, elle voit le sang palpiter sur sa blessure. Le sang ruisselle vers son cou, ses épaules. Hâu, la regarde intensément.

Quy hurle :

 – Hâu, grand-frère...

 

Hâu ne peut plus parler. Son regard reste lucide.

 

Quy crie :

 – Hâu, ne meurs pas... tu ne dois pas mourir...

Elle regarde alentour. Un ciel vide. Pas même une libellule...

Hâu la regarde toujours intensément. Quy s'agenouille :

 – Hâu... Je t'ai tué... Je t'ai tué...

Les yeux de l'homme se figent, écarquillés, fixant le ciel. Le ciel est limpide. Des fils de la vierge dansent dans le soleil.


32 - Extérieur - Jour - Jungle de colocassia

 

Les feuilles rouge foncé des colocassias tombent lourdement sur le sol.

Une flûte résonne, lointaine, désolée, quelque part dans les ravins.

 

La jungle se teinte des couleurs du crépuscule.

Des lucioles palpitent dans les feuillages.

 

"Après la mort de Hâu, ma vie est devenue infernale..."

 

Les lueurs du crépuscule palpitent faiblement sur les feuilles.

Des rayons tremblants, comme des âmes en partance.

On voit les lueurs s'éteindre doucement sur quelques feuilles qui se diluent dans l'ombre.

La nuit tombe.


33 - Intérieur - Nuit - La chambre de Quy

 

Une chambre étroite, on ne distingue pas le décor car elle manque de lumière.

Quy est assise sur le lit, silencieuse, immobile comme un fantôme.

 

La torche électrique du docteur Thuong balaie la porte. La chambre apparaît comme un petit cabanon en bambou. Une porte en bois, un lit. Une chambre minuscule, simplement meublée.

Thuong appelle :

 – Quy, Quy...

Quy reste silencieuse.

Thuong crie plus fort :

 – Quy, Quy...

 

La torche se relève, balaie le lit. On voit Quy, la tête enfouie dans l'oreiller.

Thuong :

 – Quy, qu'as-tu ?

 – Rien...

Le docteur cherche l'interrupteur, il allume. Le visage émacié, jauni de la femme apparaît dans la lumière. Les yeux hagards regardent au loin. Thuong s'approche du lit, il prend le poignet de Quy, il ausculte son pouls :

 – Tu es malade... Il faut prendre des médicaments.

 – Non.

 – Je vais te préparer une bouillie de riz, tu prendras les médicaments après.

 – Non.

 – Fais un effort, Quy...

 

Le docteur Thuong reprend la torche, et sort.

Quand il arrive devant la porte, Quy hurle :

– Je n'ai pas besoin de vos médicaments, je n'ai pas besoin de votre bouillie de riz. Laissez-moi partir... Laissez-moi m'en aller d'ici...

Thuong se fige devant la porte.

Après un silence, il répond doucement :

 – D'accord, si tu l'as décidé, demain je ferais les formalités pour que tu puisses t'en aller...

Thuong rallume la torche. Un rai de lumière divise en deux l'ombre devant la véranda.

Thuong ferme la porte.

La porte grince.

La chambre retombe dans la nuit.


34 - Extérieur - Jour - Un poste de garde devant un cimetière militaire dans la jungle

 

Un poste de garde en bois, sur pilotis, avec sur une pancarte :

 417 Y - géré par le corps d'armée

Le poste de garde s'élève au bord d'une route de jungle. Sur une table, une chemise couleur d'herbe fanée, un livre fripé, un carnet et un stylo.

Le poste est désert.

Un oiseau se pose sur le plancher, fait quelques pas nonchalants, puis s'envole.

On entend le bruissement d'un ruisseau.

 

Une voiture klaxonne.

Une automobile Uat, poussiéreuse, sort de la jungle. Elle s'arrête devant le poste de garde. Le klaxon retentit encore une fois, deux fois.

Un officier saute de la voiture. La quarantaine, petit, rond, grinçant. Il regarde le poste désert, il arpente la terre, les mains derrière le dos, l'air furieux, impatient. L'air est immobile. La sueur ruisselle sur le visage bouffi de graisse.

Après un instant, il se retourne vers le chauffeur et dit :

 – Klaxonnez.

Le klaxon retentit, pressant, strident. Le visage de l'officier se tord au bruit du klaxon. Le chauffeur saisit un bidon et boit goulûment.

L'officier hurle vers le poste :

 – Qui est de garde ici ?

 – Moi, sergent Pham Truc Quy.

La voix qui répond n'est pas moins grossière que celle de l'officier. Quy surgit de derrière un bosquet, les habits, les cheveux trempées, le fusil à l'épaule.

L'officier resta un moment muet d'étonnement, puis il demande :

 – Vous êtes la gardienne du cimetière 417, camarade ?

 – Oui, c'est moi.

 – Pourquoi avez-vous quitté le poste ? Et la discipline militaire, qu'en faites-vous ?

– Même les militaires doivent manger pour vivre. Ça fait trois mois que je ne reçois plus de ravitaillement. Je dois pêcher dans le ruisseau pour me nourrir.

 – N'essayez pas de vous disculper.

 – Je dis la simple vérité.

L'officier, d'un regard menaçant :

 – La guerre n'a rien à faire de la logique. Elle réclame des ordres et l'obéissance aux ordres.

Quy lui retourne son regard, avec des éclairs de défi, de mépris :

 – La guerre est réaliste, nul ne peut lui survivre sans esprit pratique.

L'aide de camp saute de la voiture, tente de s'intercaler, apaisant :

 – Remontez en voiture, chef. Nous pourrons revenir ici la semaine prochaine.

L'officier menaçant :

 – Je n'oublierai pas cette histoire. Vous partirez d'ici, camarade.

Quy, rigolant :

 – Très bien. Partout où il vous plaira.

La jeep redémarre, rentre en cahotant dans la jungle.

Quy la suit du regard, et crache par terre.


35 - Extérieur - Jour - Le long d'un grand ruisseau

 

Une longue rangée de camions arrêtés le long de la route. Les voitures sont couvertes de poussières rouges et de branchages desséchés.

Face à la cabine, les myrtes, les (?), les pivoines sauvages sont aussi fanées, décharnés.

Dans la cabine, des poupées en laine ou en coton se balancent dans le vent.

 

Non loin, un grand ruisseau coule, paisible.

Sur la rive jonchée de cailloux, des femmes soldats préparent joyeusement le dîner.

L'une ouvre une boîte de conserve.

Une autre ramène des feuilles de bananiers, les fait ramollir sur le feu et les étend sur un grand rocher.

Une troisième dépose des légumes cuits à l'eau, soigneusement essorés, sur les feuilles de bananiers, et les saupoudre de cacahuètes pilées. Une quatrième mélange une salade avec ses baguettes. Une jeune fille ranime le feu. Une marmite calée sur trois pierres bout, les écumes de riz font tressauter le couvercle. Tout près, suspendue à une branche, une gamelle, sans doute de soupe, au-dessus d'un foyer.

Les autres femmes, trois ou quatre, sont allongées au bord du ruisseau.

Soudain, la jeune fille qui ranime le feu et surveille le riz, s'écrie :

 – Eh, mes soeurs, voilà de la viste.

Elles se redressent. Un groupe de soldats se dirige vers elles. Les deux premiers portent des AK. Derrière, deux soldats portent un brancard. Enfin, trois soldats courbés sous le poids des ballots.

Les filles s'écrient :

 – Mais c'est un gros légume qui nous arrive...

 – Il fait sûrement partie de l'état-major.

 – Pas du tout, il n'y a que les gens de l'arrière qui viennent se balader par ici en brancard...

 

Les soldats arrivent. Ils sont rouges, ruisselants de sueur. Il pose le brancard sur la rive de cailloux. Le hamac remue. Un homme gras et majestueux se redresse.

L'un des soldats armé de l’AK ouvre le hamac. L'homme se met debout, il s'étire les épaules, il s'approche des femmes.

 – Bonjour camarades, vous allez bien ?

Il marche et parle d'une voix tonitruante. Il salue, il rit, satisfait.

Les femmes, précipitamment :

 – Au rapport chef, nous nous portons à la fois bien et mal.

L'homme majestueux s'approche du plateau, il se penche, il dodeline de la tête, il ouvre la marmite de riz en ébullition :

 – Du riz à volonté, n'est-ce pas ?

La femme la plus grosse :

 – Oh, à peine.

Le grand chef, rit, imbu de soi. Il donne des petits coups de pieds sur la boîte de conserve :

 – Vous n'êtes pas mal nourries, non ? Des conserves de viandes tous les jours... C'est une chance d'appartenir aux conducteurs de camions...

Personne ne répond.

Nhung, la femme la plus grosse, avance de quelques pas, le regarde en souriant et dit :

– Chef, nous sommes vraiment choyées, nous avons goûté à toutes sortes de viande, le porc, le boeuf, le singe, le crapaud. Il n'y a plus qu'une variété de viande à laquelle nous n'avons pas encore goûté, c'est la viande des chefs.

Le visiteur pâlit. Sa lèvre inférieure pend, on ne sait si c'est pour pleurer ou pour rire.

Quy crie :

 – Nhung, qu'est-ce que tu racontes ?

Elle s'avance vers le visiteur :

 – Oh pardon, camarade... Nous autres, chauffeurs, nous manquons plutôt d'éducation...


36 - Intérieur - Nuit - Dans une cabane enfouie dans un ravin

 

Les femmes soldats mettent leurs vêtements à sécher. Un grand feu brûle au milieu de la cabane. Des tiges de bambou où pendent les vêtements entourent la cabane. La braise est étalée sur un tapis de cendre. La vapeur s'élève, épaisse, des vêtements mouillés. Une femme grasse, portant une culotte d'homme retourne des vêtements mouillés dans un panier.

Nhung regarde le feu, les genoux entre les bras.

Quelques femmes dorment, serrées sur un lit.

Quy écrit dans son journal.

 

Une voix perçante résonne du dehors :

 – Chef, de la visite.

Quy redresse la tête, demande à la femme grasse :

 – C'est sec ?

La femme tâte la chemise :

 – Pas encore. Prenez la chemise de Thom.

Elle lance à Quy une chemise pendue sur une tige de bambou. Quy l'enfile rapidement.

Elle ferme le dernier bouton, quand la tête de Thuong apparaît dans la porte entrebâillée :

 – Je peux entrer ?

Quy :

 – Oui.

 

Thuong suspend sa capote sur le dos de la porte. Il s'avance. Les traits de son visage semblent durcis, affûtés par le temps. Il est plus fin, plus froid. Une barbe clairsemée se hérisse sur ses mâchoires. Sa chemise printemps-été est déchirée à l'épaule.

Quy regarde Thuong. Il dit :

 – As-tu reçu ma lettre ?

 – Oui

 – Je regrette ma conduite passée.

 – Laissons tomber... Je viens pour un autre problème.

 

Quy invite Thuong à s'asseoir sur une caisse de munitions. Le feu éclaire le visage de Thuong :

 – La situation est critique. On n'a plus de médicaments, y compris les antibiotiques.

 – Depuis quand ?

 – Une semaine déjà.

 – Combien de blessés restent coincés ici ?

 – Près de deux cents.

 

Ils restent silencieux un moment. Puis Quy dit :

 – Je sais. Ils saturent le carrefour Son de bombes. Aucune voiture ne passe.

Thuong acquiesce de la tête :

– Je sais que c'est difficile... Mais on n'a plus le choix. Les blessés meurent les uns après les autres.

Quy :

 – Je vais en parler aux amies, nous ferons tout ce que nous pourrons.

 

Thuong se lève.

Quy glisse un regard sur son épaule nue, entre les tissus déchirés.

 – Je te raccompagne.

 – Il pleut...

Quy met en silence la capote sur leurs épaules et sort. Ils quittent la cabane. Ils arrivent sous un arbre millénaire.

Thuong :

 – Quy, tu vas te mouiller...

 – Thuong, grand-frère...

 – ...

 – Notre histoire, attendons la fin de la guerre.

 – Comme tu veux, Quy

 – Après la guerre, si nous sommes vivants...

 – Je t'attendrai... à partir du premier jour de paix...

 

Quy ouvre la capote.

Elle blottit la tête dans la poitrine de Thuong. Elle pleure.

Le visage du docteur scintille d'eau. La pluie se mélange aux larmes de l'homme.


37 - Extérieur - Nuit - Devant l'antenne chirurgicale

 

Il pleut. De temps un temps, un éclair illumine tout. Puis tout retombe dans l'obscurité.

Sous le feuillage des arbres, des torches électriques balaient l'air.

Une foule transporte les blessés. Les blessés sont allongés sur des brancards recouverts de toile de parachute pour les protéger de la pluie. Les brancards dépourvus de toit sont accompagnés par des infirmières qui tendent dessus une toile en nylon. Les jeunes volontaires transportent les blessés de l'antenne chirurgicale aux camions. Les camions sont camouflés avec des branchages.

 

Les camions sont disposés en une longue file.

Les femmes chauffeurs vérifient l'état des moteurs. Certaines sont courbées dans les cabines. D'autres sont couchées sous les camions...

Quy parcourt la file, encourage ses compagnes. Elle a en main une torche électrique :

 – Ça va, Nhung ?

 – Sois tranquille chef, j'ai vérifié les pneus hier.

 – Luu.

 – Ma boîte de vitesse a un problème.

 – Est-elle coincée ? On n'a plus beaucoup de temps.

 – Ça ne fait rien, je me débrouillerai avec.

Devant le cinquième camion, une petite main saisit le pan de la chemise de Quy :

 – Quy.

 – C'est toi, Thom ?

 – C'est moi.

 – Le moteur est en bon état ?

 – Oui. Je voudrai te demander...

 – Oui ?

Thom glisse dans la main de Quy un petit paquet. Quy l'ouvre, il contient quelques pelotes de laine.

 – Qu'y a-t-il ?

 – J'ai mis ça de côté pour ma mère... Si je ne reviens pas, n'oublie pas...

 – Ne dis pas de bêtises.

 – J'y pense soudain, comme ça, c'est la guerre.

 – Allons, tais-toi.

Un éclair fuse. Elles se regardent les yeux dans les yeux.

Thom, doucement :

– Ma mère a toujours rêvé d'avoir un tricot en laine rouge. Je voulais le tricoter, mais je n'ai plus le temps. Allons, prends-les pour moi.

Quy reste silencieuse.

Une grosse voix :

 – Camarade Quy, camarade Quy

Quy soupire, elle prend le paquet de laine.

 – Bon, je le garde pour toi.

Quy s'en va.

 

Une grande silhouette, le dos un courbé, dans une vareuse d'officier s'approche de Quy. L'eau ruisselle sur son visage noirci, envahi par une barbe broussailleuse. De sa main grossière, rugueuse, il s'essuie le visage :

 – Tout est prêt.

 – Je fais démarrer les moteurs ?

 – Oui.

 – Le docteur...

 – Il vous adresse ses voeux. Il est en train d'opérer...

L'homme prend les mains de Quy dans les siennes. La pluie ruisselle sur leurs mains :

 – J'y vais.

 – Je vous souhaite...

 – Au revoir.

 – de vaincre.

Quy retire ses mains.

Toujours la pluie à verse.

 

Les moteurs des camions grondent.

Les feux de plancher[1] s'illuminent. Le grondement des moteurs se fint plus pressant. Les camions s'ébranlent péniblement un à un sur le sol boueux.

Les pots d'échappement tremblent, crachant des volutes de fumée noire.

Les moteurs hurlent comme des bêtes blessées, les roues se dégagent lentement de la boue.

Un hurlement :

 – Qu'attends-tu pour éteindre ? On va se faire émasculer.

La dernière lampe s’éteint.

Le convoi rampe péniblement dans la nuit.

Les feux blafards ressemblent à des lueurs d'étoiles jaillies de la terre. Les camions paraissent énormes, étranges.


38 - Extérieur - Nuit - Sur le Sentier du diable

 

La route est submergée par une couche d'eau blanche. Elle est funestement célèbre, on l'appelle le Sentier du diable.

L'eau coule violemment, entraînant les branches mortes, les fruits pourris, les ordures venues de l'amont du ruisseau.

Une file de jeunes filles se tient le long de la route en guise de poteaux. Elles sont presque nues, elles ne portent qu'un voile de moustiquaire enroulé autour de leurs corps. La pluie fouette leurs corps.

Les jeunes filles s'essuient le visage de leurs mains, elles regardent le convoi qui s'approche.

L'une s'écrie :

 – Elles arrivent.

Le premier camion conduit par la grosse Nhung, descend dans le sentier immergé sous l'eau.

Le grondement du moteur se mélange au bruit de la pluie.

La seconde jeune fille jette un cri vers la cabine :

 – Êtes-vous l’héroïque section 7, mes soeurs ?

Nhung sort la tête :

 – C'est nous.

 – Et nous, nous sommes la section 25, salut grandes-soeurs...

 – Salut...

Le camion dévale bruyamment.

Les salutations se diluent.

La troisième jeune fille court précipitamment après le second camion :

 – N'êtes-vous pas de Hai Hung, ma province ?

Une voix crie :

 – Oui, je suis de Hai Hung...

La jeune fille court, projetant l'eau sous ses pas :

 – Si tu reviens là-bas, tous mes voeux à notre terre natale...

Un bras sort de la cabine, fait un geste d'adieu.

La jeune fille court toujours, criant :

 – Tous mes voeux à notre terre natale, elle me manque...

Son visage se tord, ses larmes se confondent avec la pluie. La caravane fend bruyamment l'eau...

La caravane est sortie du sentier.

Les jeunes filles se recroquevillent comme des poussins.

Elles suivent du regard les feux troubles qui glissent dans la nuit. Les feux s'éloignent. Ils se dirigent vers le Nord, la terre natale des jeunes filles.

Des éclairs zigzaguent entre les parois des montagnes.

La pluie, immense, sans fin.


39 - Extérieur - Jour - Le carrefour soumis à bombardement de saturation

 

Une colline tronquée, labourée par les bombes. La route éventrée se dilue, bosselée, trouée.

Un arbre millénaire tranché par les bombes exhibe un tronc déchiqueté au milieu du ciel.

Un soleil éblouissant, pas un brin de nuage, le bleu du ciel brûle les yeux.

 

La caravane rampe lentement du ravin vers le carrefour.

Les camions traversent le tronçon de route qui relie les collines avec les montagnes. Les talus bordant la route sont encombrés d'arbres brisés et de carcasses de camions retournés. Les camions roulent sur un court tronçon de route où traînent quelques touffes d'herbe décharnées, puis ils rampent vers le carrefour, là où la route est réduite en bouillie, méreconnaissable.

Des éclairs zèbrent le ciel. Des reflets métalliques dans le soleil. Des hurlements stridents, prolongés, de plus en plus perçants, déchirent l'espace.

Une escadrille d'avions de chasse fonce.

Les hurlements déchirent l'air, écrasants.

Les bombes tombent.

 

Les bombes tombent sur le carrefour régulièrement, comme une routine. À droite, à gauche, explosant des deux côtés de la caravane.

Les camions roulent en chancelant comme de petits animaux.

Les visages des femmes se tordent sous l'épreuve : les yeux, les lèvres, les muscles... Tout est difficilement imaginable dans une vie normale.

Le premier camion s'embrase. Il roule encore un moment, puis s'effondre dans une crevasse de bombe.

Le second camion explose comme un volcan.

Le troisième roule, en flammes. Les hurlements désespérés des blessés se mêlent aux bruits des flammes et des bombes. Une bombe tombe sur une cabine. Le camion saute dans l'air, s'éparpille en miettes.

Les camions restants roulent en zigzaguant, ils avancent étalé sur un rang.

Les bombardiers commencent à mitrailler la caravane, ayant épuisé leurs bombes. Ils font des cercles de plus en plus étroits, on voit les gueules des mitrailleuses suivre les camions rescapés.

Vus de haut, les camions restant ressemblent à des tortues rampant sur un poêle brûlant.

Une rafale épaisse éclate.

Une double explosion.

Quatre camions touchés s'enflamment. Les réservoirs à essence explosent, secouent l'air comme des bombes.

Les cinq camions restant s'enfoncent dans la jungle, laissant derrière eux les incendies et les carcasses déchiquetées.


40 - Extérieur -Jour - Un terrain dans la jungle

 

Quy et les quatre survivantes sautent de leurs cabines. Elles se précipitent vers l'arrière des camions, ouvrent les bâches. Les blessés lèvent les yeux, les regardent.

Les femmes se rassemblent en silence.

Elles se regardent.

Elles regardent le vide par-dessus leurs épaules, comme pour imaginer les visages de celles qui sont parties.

Cinq visages sales, endurcis par la douleur et la peur. Elles se serrent dans leurs bras, collées les unes aux autres.

Cinq têtes se blottissent les unes aux autres.

Cinq dos qui tremblent.

Dans le silence.


41 - Extérieur - Jour - Le champ bombardé et les carcasses de camions.

 

Les carcasses des camions brûlent sur le champ bombardé jonché de rochers brisés, d'arbres cassés.

Les armatures des camions luisent, incandescent, comme du fer dans une forge. Peu à peu, elles refroidissent, virent au brun, puis noircissent.

Le vent fait tourbillonner les cendre. Les cendres volent, de plus en plus haute, elles s'éparpillent et retombent sur la terre. Le silence revient.

"Comme un long cauchemar, la guerre enfin se termine. Je quitte les champs de bataille, je reviens au Nord..."

Sur le terrain vague du carrefour, des ordures, des bouts de papiers, des lettres déchirées, des fleurs fanées, des chaussures d'hommes, de femmes, d'enfants, abandonnées dans la tourmente... Le vent entraîne tout, le long d'une route interminable.


42 - Extérieur - Jour - Dans un car de Quang Tri

 

Dans un car traversant la province de Quang Tri.

Quy est assise près de la porte. À côté d'elle, une vieille femme maigre, desséchée, laide, habillée d'une chemise et d'un pantalon noirs. Elle porte un mince chignon.

À l'intérieur, deux nonnes portant la robe et le voile des nonnes. Elles ont plus ou moins vingt ans. Elles semblent tristes, perdues.

Sur le banc d'en face, un vieillard édenté et cinq enfants maigres. L'homme serre un sac déchiré entre ses mains. Alentour, un bric à brac : des paniers, des sacs, des seaux cabossés contenant des marmites, des poêles, des bols, des assiettes. Quelques pousses de maïs émergent du bric à brac.

Sur la route, les soldats fantoches rentrent chez eux par bandes. La plupart n'ont plus d'uniformes, de chapeaux, de chaussures. Ils sont fatigués, effrayés. Par-ci par-là, des paysans rentrent chez eux. Ils portent leurs patrimoines sur leurs épaules. Un bout de natte protège un bébé installé dans un panier. À l'autre bout du fléau, du maïs, du riz, des vêtements. Quelques boîtes en aluminium cabossées contenant des provisions... Quelques bols en plastique empilés, vieux, sales.

Une touffe de maïs pend sur le bout du fléau.

Un boudin de riz en travers une épaule.

Des couteaux, des pioches, des pelles dans un carton.

Ils marchent, têtes baissées. Leurs ombres s'impriment sur la route goudronnée qui semble fondre dans la chaleur.

Au bord de la route, un champ abandonné.

De temps en temps, on voit se dresser quelques talus de terre, des aréquiers à moitié morts, la trace d'un ancien et paisible hameau.

Les herbes sauvages s'élèvent jusqu'à mi-hauteur des troncs d'aréquier, elles recouvrent les talus, elles se mélangent aux ronces et aux lianes grimpantes.

Au milieu des rizières, par-ci par-là, des tombes, parfois fraîchement élevées, parfois couvertes d'herbe verte. Des bâtonnets d'encens inclinés. Des corbeaux perchés sur les tombes coassent, puis s'envolent.

Au milieu d'un champ d'aubergines abandonné, un épouvantail branlant agite un bras mutilé. L'herbe envahit les plantes. Quelques minuscules aubergines en émergent.

Sur une rizière en cours de défrichage, deux hommes enlèvent des barbelés. Un garçon de treize, quatorze ans laboure la terre avec un boeuf décharné, épuisé. Une femme porte un bébé encore tout rouge dans une chemise déchirée.

Le bébé tête avidement son sein.

Le sein est mou, ballant, strié de veines bleues.

La femme presse le sein pour pousser le lait. Son visage est noir, sale, émacié, ruisselant de sueur.

Elle chante une berceuse.

Quy regarde fixement la femme qui allaite.

Le car passe, elle se retourne pour la suivre du regard. Jusqu'au moment où la femme disparaît derrière les herbes. Son chant se dilue dans les bruits des moteurs sur la route.


43 - Extérieur - Jour - La service politque du corps d’armée (?)

 

Un bâtiment épargné dans une maison décoiffée par les bombes.

On a recouvert le bâtiment de tôle. Des tôles d'aluminium arrachées aux pistes d'envol des avions sont étalées devant le palier. Les murs sont encore émaillés de trous de balles. Un fil de fer tendu contre le mur porte encore des uniformes.

 

Quy s'arrête devant une pancarte barbouillée de quelques mots :

 Service de mise en oeuvre de la politique Q.K.

La pancarte est suspendue sur un portail dont la peinture bleue est écaillée. Près de la porte, un poteau en ciment tordu en son milieu par les bombardements. Quy passe le portail. La route monte vers le sommet de la colline où se dresse un bâtiment.

 

Dans la salle, un soldat âgé est en train d'écrire sur un cahier.

Un second soldat, beaucoup plus jeune, effeuille des légumes. Quy :

 – Bonjour, camarade.

Les hommes relèvent la tête :

 – Bonjour camarade.

Quy demande :

 – Puis-je entrer ?

Le vieux soldat :

 – Bien sûr. De quoi avez-vous besoin ?

Quy lui donne ses papiers. Puis elle dit :

 – J'ai été bloquée là-bas pendant vingt-cinq jours.

Le vieux soldat lève la tête, il la regarde en silence.

Quy continue :

 – J'appartiens à l'antenne chirurgicale. Le docteur Thuong m'a donné rendez-vous ici.

Le vieux soldat acquiesce de la tête :

 – Oui, le docteur vous a attendu pendant un mois et douze jours. En vain.

Quy, la voix déformée :

 – J'ai été bloquée là-bas, je vous l'ai dit.

Le vieux soldat soupire :

– Oui, c'est vraiment dommage. Le docteur a persévéré. Mais il a reçu l'ordre de partir. Il est parti il y a deux jours.

 – Pour où ?

 – Le front K.

Quy chancelle. Elle saisit le barreau de la fenêtre.

Dehors, à perte de vue, des rizières abandonnées, des dunes de sables, des villages. Au loin, des routes sinueuses, comme des fils éparpillés par le vent.


44 - Extérieur puis Intérieur - Jour - Une maison villageoise au Nord - une route de village

 

Ballot au dos, Quy marche sur une petite route menant à la maison en brique où elle avait grandi. La route est ombragée par des bambous. Elle n'est pas pavée, mais elle est propre. Pas de crottes de buffles, pas d'ordures comme dans beaucoup d'autres villages.

Un petit mur porte le slogan : « soignez la propreté. »

Un grand puits sous son toit. La poulie immobile, silencieuse. À cette heure, les gens sont aux rizières.

Au bout d'un moment, Quy arrive devant un banian millénaire. Une petite fille de cinq ans se balance sur une balançoire. Elle est jolie, elle a des yeux noirs, des joues rondes, des cheveux coupés courts, son visage rayonne. Tout en se balançant, elle regarde Quy, curieuse, avec un air de défi. Quy regarde, immobile, la petite fille.

Une vieille femme vient, portant dans ses bras une cuvette de linge sale. Elle se dirige vers le puits. Elle s'arrête, observe Quy en clignant les yeux :

 – Qui cherchez-vous, mademoiselle ?

Quy se retourne. La vieille femme hésite un moment, puis elle s'écrie :

 – On dirait que vous êtes la fille de chez...

Quy dit :

 – C'est moi, c'est moi Quy... Tu laves le linge, ma tante ?

– Évidemment, qui d'autres que moi le lave ? Ils partent à l'aube et ne reviennent qu'au couchant... Quy, pourquoi n'as-tu pas écrit pendant toutes ces années ?

 – Pourquoi faire, ma tante, personne ici n'attend mes lettres.

– Ne sois pas ingrate. Ta soeur n'a pas de coeur, mais il y a toute la famille, les oncles, les tantes paternels et maternels.

Quy embrasse la vieille femme :

 – Pardon, ma tante.

La vieille femme reste un immobile un moment, émue, puis elle dit :

– La guerre est finie, reviens vivre au village. Nous tiendrons une réunion de toute la famille des deux côtés, nous demanderons aux autorités de partager la maison, tu en auras une moitié. C'est une maison ancestrale. Tes parents n'ont que deux filles, c'est pas la foule.

Quy secoue la tête :

 – Ce n'est pas la peine, ma tante. Je m'en vais...

 

Quy s'en va.

La vieille femme la suit du regard un long moment, puis elle se dirige vers le puits.

 

Quy s'arrête devant le portail, elle regarde vers l'intérieur. La vieille maison n'a pas changé.

Le même monticule de paille au bord de la mare.

La même rangée d'aréquier le long de la muraille carrelée de faïence, et la grande jarre d'eau avec une grande gaine d'aréquier séchée (pour écoper l'eau).

Dans les bacs, on a planté des aglaiatas. Des poulets courent en désordre autour de la mare.

 

La cour est déserte.

Des bruits résonnent dans la maison.

Quy franchit la porte, se plaque contre la muraille. Elle s'immobilise et regarde vers l'intérieur. Dans la maison, un festin. Sur le lit en bois d'amboine, le beau-frère boit avec deux hommes de son âge. Il a beaucoup engraissé, il a le ventre rebondi, son nombril proéminent se prélasse sur la ceinture de son pantalon. Les pans du pantalon sont retroussés jusqu'aux aines. Son visage est rouge, luisant. Les deux autres hommes tournent le dos à Quy. Elle ne voit que leurs cheveux qui se balancent et leurs dos se courber chaque fois qu'ils piquent dans les assiettes. Les trois hommes mangent, boivent à qui mieux mieux.

Derrière, assise à même le plancher, la soeur aînée, enceinte, le ventre ballant, un bébé d'un an et demi dans les bras, dirige quatre autres enfants mangeant autour d'un plateau posé sur le sol nu. Les enfants se chamaillent, le plus grand cognant sur la tête du plus petit. La femme hurle :

 – Bouffez, bouffez, et cessez de réclamer.

Un garçon pleure à voix aiguë.

La femme hurle encore :

 – Ta gueule, ou je te casse les dents.

Sur le lit, le beau-frère écarquille les yeux, menaçant :

– Ça suffit... Qu'est-ce que vous avez à hurler comme des brigands ? Silence ou je balance le plateau dans la cour...

Quy recule.

Arrivée au portail, elle tourne le dos et s'en va.

Elle marche rapidement.

Pas une fois, elle ne se retourne.


45 - Extérieur puis intérieur - Une pagode au Nord

 

Un vieux banian. Ses racines blanches pendent, se balancent dans le vent.

Un triple portail aux toits délabrés. La mousse et les fougères poussent entre les pierres.

Un puits antique se dresse à côté de la cour, le long d'une allée conduisant du portail vers la pagode. Autour du puis, des murs bas, incrustés de faïence, recouverts de mousse. Un grand mortier en pierre s'adosse au puits, le genre de mortier qu'on utilise les jours de grandes cérémonies pour piler les graines de haricot pour fabriquer les pâtés végétariens. Près du mur, un grenadier en fleurs.

Quy franchit le triple portail, se dirige vers le puits.

Elle dépose son ballot, se mire dans le puits.

Un visage émacié, triste, lointain, des boucles de cheveux épars.

Quy soupire, se détourne.

 

La femme traverse la cour, pousse la porte épaisse en bois de lim.

La porte grince sur ses gongs en bois.

Dans la pénombre, une paire d'yeux luisent. Des yeux étincelants, féroces. La lumière du jour envahit la salle. Quy voit nettement la statue du Génie du Mal. Elle regarde de l’autre côté, elle voit la statue du Génie du Bien qui l'observe d'un regard doux.

La femme traverse deux rangées de 28 génies. Elle pénètre dans le sanctuaire sombre, mystérieux, constitué de dalles de rochers superposés.

Elle regarde, songeuse, les objets de cultes poussiéreux. Un paquet de bâtonnets d'encens à moitié entamé traîne à côté d'un plateau aux cinq fruits. Quy retire quelques bâtonnets d'encens, cherche du feu. Les allumettes mouillées refusent de s’enflammer. Quy ouvre son ballot, prend son briquet, enflamme les bâtonnets d'encens, les plante dans un bol en grès ébréché, rempli de bâtonnets d'encens consumés.

Deux grues, l'une intacte, l'autre estropiée, la regardent frileusement.

Quy avance encore de quelques pas, elle relève la tête. En haut des marches, une énorme statue recouverte d'un voile de soie noire, immobile comme une montagne. La femme fait le tour du socle, puis tire sur le voile.

La Femme Bouddha apparaît, fière, grande, solitaire.

 

Quy joint les mains et prie :

– Namo, Bouddha Boddhisattva, Namo la généreuse, protège-moi, guide-moi, montre-moi la voie.

Une voix triste retentit :

 – J'ai été de ce monde.

Quy :

 – Montre-moi le droit chemin en ce monde.

La voix mystérieuse vibre :

 – En toi est le bonheur, en toi aussi est la douleur.

Une cloche tinte et s'éteint lentement, de plus en plus lointaine.


46 - Intérieur - Nuit - La chambre de Quy

 

La chambre de Quy, une petite pièce de 6 mètres carrés dans une HLM de l'hôpital militaire. Un lit individuel, une table de nuit. Une étagère en fer au mur. Dessus, superposés, une boîte en bois, une petite valise. Sous l'étagère, des habits suspendus à des clous.

Quy est étendue sur le lit, le visage enfoui dans un oreiller.

Un lézard rampe sur le mur vers la tête du lit, il claque la langue.

Les claquements de langue du lézard résonnent haut dans le silence de la chambre.

La femme se relève brusquement.
Elle ouvre le tiroir de la table de nuit, elle prend un carnet, la relique du commandant. Quy ouvre le carnet. Des photos en tombent. Elle les regarde un à un.

Notre belle amitié vivra toujours

Quy lit les lignes inscrites sur le dos des photos représentant Hoà et un jeune homme aux yeux en amandes. Le visage inconnu grandit peu à peu dans les yeux de Quy.


47 - Extérieur puis intérieur - Jour - Salle d'accueil d'une prison en province

 

Devant la prison d'une ville de province, un grand portail en fer portant en haut une pancarte : Prison X. Devant la porte, sur la gauche, un poste de garde, sous un badamier. À droite, plus loin, une rangée de boutique vendant des plats, la soupe Pho, les raviolis, les repas populaires, des bouillies de riz, des bonbons de farine. Les visiteurs sont assis, éparpillés un peu partout.

Certains dorment d'un sommeil agité, la tête penchée sur l'épaule. D’autres regardent fixement le portail, ils attendent, épuisés. Tous serrent dans leurs bras leurs biens : des sacs, des paniers en bambou, en vieux rotin, des ballots de soldats déteints. À leurs pieds, de gros sacs en jute ou en plastique remplis de provisions pour leurs parents.

Un car arrive à toute allure, ses roues branlantes se trémoussent sous la caisse maintes fois repeintes, aux couleurs criardes, pitoyablement cabossée.

Le car s'arrête, les voyageurs sautent à terre. Un homme corpulent, chauve, l'apparence des prospères marchands de soupes de province. Trois femmes vêtues de costumes aux couleurs criardes, aux lèvres écarlates, aux paupières peintes en vert, avec des colliers en or clinquant autour du cou. Une vieille petite femme, presque translucide sous sa peau ivoire, la mine triste et glacée, porte un sac en osier. Elle marche lentement dans des souliers gris, élégants. Un grand jeune homme au cou épais, transporte sur son épaule un grand sac de provisions. Quy est la dernière à descendre du car. Elle a échangé son uniforme militaire contre une chemise en soie blanche et un pantalon en soie noire. Elle est simplement coiffée. Son visage semble changé par son habillement et sa coiffure.

Le portail de la prison s'ouvre lentement. Les gonds rouillés grincent, déchirant les oreilles. Les gens se précipitent, entrent un à un. Quy est la dernière à entrer.

Elle s'arrête, hésitante, au milieu du portail. Le gardien dans la cabine de garde lui jette un regard plein de curiosité.

Une voiture rugit, fonce bruyamment vers le portail. Une femme, la trentaine, saute de la voiture et accourt. Elle est habillée à l’occidentale, elle a l'air d'être cadre ou fonctionnaire, elle n'est pas maquillée. Elle court précipitamment, dépasse Quy sans presque la voir.

Inconsciemment, Quy la suit.


48 Intérieur - Jour - La salle d'accueil de la prison

 

Une salle sombre, des murs humides. Une table en bois coupe la salle en deux. Dessus, un grillage en fer. Au milieu du grillage, un guichet, comme un oeil grotesque. Une fenêtre en forme d'alvéole noire. Derrière, une paire de mains.

Les visiteurs se massent en désordre devant le guichet, regardent attentivement les deux mains jaunâtres qui tournent les pages d'un carnet. Quy est toujours derrière.

Soudain, de derrière le guichet, s'élève une voix impersonnelle :

 – Pham Truc Quy

Quy s'avance sous les regards envieux des gens alentour. Elle suit le dos d'un gardien. Un dos court, large, posé sur une vieille ceinture, une masse de chair carrée. Dessus, des épaules carrées, une nuque courte, des cheveux en broussailles roussis par le soleil.

Quy entre dans la chambre d'à côté par une porte étroite. La chambre est obscure, Quy ferme un moment les yeux.

Quy rouvre les yeux. Devant elle apparaît un visage fatigué, vieilli, des lèvres minces sous une moustache fine. Un crâne rasé. Des yeux froids, agacés :

 – Qui êtes-vous ?

L'homme la fouille de la tête au pied d'un regard grossier, impitoyable.

 – Qui êtes-vous ?

Quy :

 – Une femme revenue de la guerre.

L'homme plisse les lèvres, et d'une voix glacée :

 – Je n'ai rien à voir avec cette guerre.

Quy :

 – Si, pourtant.

Il rit, méprisant :

 – Vous vous trompez.

Quy :

 – Quelqu'un m'a demandé de vous remettre des photos.

 – Qui donc ?

 – Nguyên Viêt Hoà.

L'homme pousse un "ah", puis il dit :

 – Mon frère de sang. Il paraît qu'il a grimpé au grade de colonel et va devenir le héros du siècle.

Quy :

 – Hoà est mort.

Le visage de l'homme devient soudain hagard.

Quy sort de sa poche les photos, et les donne au prisonnier.


49 - Extérieur puis Intérieur - Jour - Un temple dans une ruelle

 

Une ruelle boueuse. Il pleut. Une petite pluie, persistante.

Des hommes passent précipitamment sur leurs bicyclettes.

Un chien court tristement le long de la rue, tourne dans la ruelle.

La pluie tambourine le toit en toile d’un cyclo.

Le cyclo s'avance en titubant. Devant, une toile sombre protège la passagère de la pluie.

La femme assise à l'intérieur porte aussi un voile qui lui couvre presque tout le visage. Ses yeux noirs luisent, observent les maisons, ils cherchent.

Le cyclo glisse devant les maisons, il arrive devant une ruelle à côté d'un mur de vieilles briques. Sur le mur, les chiffres 18 barbouillés avec du goudron. Quy dit au cyclo-pousse :

 – C'est ici.

Le vieil homme se baisse :

 – Vous en êtes sûre, mademoiselle ?

Quy :

 – Oui, c'est ici, laissez-moi descendre.

Quy paye, elle regarde alentour, puis s'enfonce dans la ruelle.

 

La femme avance péniblement dans la ruelle boueuse. Des murs en briques sales, délabrées, des épiceries étroites, quelques boutiques de tailleurs exhibant quelques pans de soie aux couleurs criardes et poussiéreuses, un banian. Au fond, elle arrive devant un temple niché derrière le vieux banian. Un vieux rideau en bambou pend devant la porte.

Quy soulève le rideau, entre. Elle traverse une petite cour parée de quelques vases de (arbustes décoratifs) et de marguerites. Elle arrive devant une petite maison en bois. Les portes sont fermées, mais on entend des sons de guitares et de flûtes résonner à l'intérieur.

Quy appelle :

 – M. Tu, ouvrez-moi, M. Tu...

Une voix d'homme :

 – Qui est-ce ?

 – C'est moi, je suis venue vous voir hier soir.

Les portes s'ouvrent, laissant un passage étroit. Quy s'y glisse.

 

Dans le temple, un monde différent. Les bougies flambent. L'autel croule sous les offrandes : des statuettes, des fleurs, des branches entourées de papier métal doré, aux feuilles de jades. Des rangées de bougies dansent. Sur des plateaux, toutes sortes de fruits, de gâteaux.

Un jeune homme vêtu d'une tunique de brocart, orné d'un turban, pince la guitare. La femme médium danse en l'honneur de la magicienne Ba. Le médium a une trentaine d'années, une beauté sauvage. Les serviteurs s'agglutinent autour d'elle, les uns portant les tuniques, les turbans, les autres servant le thé, le bétel... alentour, les gens attendent leur tour de la servir.

Le médium termine sa danse, puis il se tourne brusquement, pointant son doigt sur la figure de Quy :

 – Qui êtes-vous ?

 – Je suis...

Quy frissonne, sa voix est inaudible

 – De qui avez-vous besoin ?

 – Je veux rencontrer une âme.

Les yeux étincelants du médium se révulsent :

 – Son nom ? La date de sa naissance ?

 – Il s'appelle Nguyên Viêt Hoà, il a vingt-sept ans...

 – Qui veut l'appeler

 – Sa promise, Pham Truc Quy.

Le médium se détourne brusquement. Elle se dresse devant l'autel, les mains jointes devant sa poitrine, elle marmonne des prières, les yeux exorbités regardant le plafond.

Une femme dit à Quy :

 – Asseyez-vous sur la natte.

Comme hypnotisée, Quy s'assied, le visage hagard. La femme couvre Quy d'un voile blanc, et lui donne une tige de bambou. Quy prend machinalement la tige.

Le médium rigide comme une statue pousse soudain un hurlement. Son corps chancelle. Il tourne de plus en plus vite. Ses yeux sont hermétiquement clos, son visage vire au gris comme couvert de cendre. La femme continue de tourner en rond encore un long moment. Soudain, elle pousse un long hurlement et ouvre les yeux. Ses yeux exorbités semblent embués de vapeur. Elle crie :

– Je suis là... J'ai faim, j'ai froid... Pourquoi personne ne m'envoie du riz, des vêtements.

Quy balbutie sous son voile.

– Hoà, pardonne-moi... Je viens juste de revenir sur la terre natale, je n'ai pas encore eu le temps de m'occuper des cérémonies.

Les yeux du médium étincellent :

– Immense est le monde des morts, des centaines de forêts, des milliers de ruisseaux, comment retrouverai-je le chemin du retour ?

Quy joint ses mains :

– Je ramènerai tes os au Nord. Je te ferai une tombe belle et paisible...

Le médium brandit les bras au ciel, crie douloureusement :

 – Je suis mort jeune, je ne peux m'en aller ainsi, personne ne m'aime ?

Quy halète :

 – Pardonne-moi, Hoà, pardonne...

Le médium pousse un cri. Elle bondit comme un ballon. En tombant, elle s'écroule sur la natte. La tige de bambou tombe des mains de Quy et s'étale à travers sa poitrine.

Trois servantes enlèvent le voile qui couvre Quy.

Le visage livide de Quy est baigné de larmes.


50 - Extérieur puis intérieur - une carrière et une cabane en plein ciel

 

Une carrière où travaillent les prisonniers.

La carrière se trouve au pied d'une chaîne de montagnes de la province de Phu Khanh ou Thuong Hai. L'espace est vide, la chaleur accablante.

 

Un soleil de braise, blanc, aveuglant. La vapeur tremble dans l'air. Les prisonniers ruissellent de sueur.

Des visages maigres, osseux, des poches violacées sous des orbites profondes, des cous maigres striés de veines noueuses.

Des visages verdâtres, boursouflés, des regards épuisés, résignés.

Des visages noirâtres, ahuris, des yeux brûlants comme ceux des tuberculeux.

Des visages au bord de la maladie mentale.

 

Tous cognent sur les pierres avec des marteaux dans une atmosphère étouffante, poussiéreuse, brûlante. Certains portent des chapeaux en jonc sans bord. D'autres portent des chapeaux de bambou. Certains sont torse nu. D'autres portes des chemises déchirées...

Entre la carrière et un champ sauvage, une bande de terre d'une centaine de mètres, recouverte d'herbe fanée et de broussailles. Sur le champ, une cabane branlante, ouverte à tous les vents, le genre de cabane qu'on dresse pour une saison sèche.

Le gardien est un homme d'une quarantaine d'année. Il a la mine contrariée, il fume, un fusil contre la jambe. Sa cartouchière pend à travers sa cuisse. Un bidon en aluminium pendu à une poudre se balance.

Sur l'horizon désert apparaît la silhouette d'une femme.

Le gardien tire une paire de jumelles de la sacoche en cuir pendue à son dos, il regarde. L'image de la femme grandit, remplissant les verres des jumelles. Elle porte un pantalon de soie noire, une chemise en soie verte. Une démarche souple, pressée, obstinée.

 

Les prisonniers murmurent, lèvent les yeux.

Un jeune homme verdâtre, sous un chapeau à trois étages, se penche à l'oreille de son voisin, un homme aux yeux en amandes :

 – Tiens Phi, elle arrive.

L'homme lève les yeux :

 – Hum, hum...

Il grogne en continuant de casser la pierre, mais on voit ses yeux étinceler.

 

Le gardien se lève, remet sa cartouchière à la ceinture, son fusil à l'épaule, il saisit le bidon enrobé d'herbe sèche, il avale quelques gorgées d'eau. La femme s'avance vers la cabane. Elle s'arrête devant le gardien, elle lui tend un bout de papier, échange quelques mots avec lui.

Le gardien quitte la cabane, se dirige d'un pas lourd vers les prisonniers, et crie :

 – Doan Giang Phi, à la cabane...

Il a la voix pesante des gens de Quang Ngai.

Phi jette son marteau sur un tas de cailloux, il se lève. Il s’efforce de marcher lentement, de ne pas se précipiter vers la cabane. Quy apparaît comme un mirage au milieu de l'air sec, désert, poussiéreux.

La chemise imbibée de sueur colle au dos de Phi. Elle devient de plus en plus foncée. Ses pieds s'enfoncent dans le sable, laissant une longue trace courant vers l'horizon...


51 - Intérieur - Nuit - Dans la chambre de Quy

 

Quy est assise sur le lit. On entend la musique résonner dehors. Une voix aiguë de femme s'élève :

 – Rentre dormir, Khoa, mon petit...

La voix de l'enfant retentit, se traîne... Sa silhouette fuse devant la porte ouverte de Quy.

Les lumières s'éteignent une à une dans les fenêtres alentour. Des lueurs bleuâtres de néon par-ci par-là. Quy ferme lentement la porte. Dans l’entrebâillement qui se rétrécit, elle voit un croissant de lune sur le ciel. Le croissant de lune est pâle, agonisant. Quy se tient derrière la porte à moitié fermée, elle regarde la lune.

 

Puis elle rentre dans la chambre et éteint la lumière.

Dans la fenêtre, la lueur bleuâtre de la lune mélangée à la lueur des lumières de la ville. Le croissant de lune se dessine dans cette lumière.

Quy se met à genou devant la fenêtre, elle regarde fixement la lune.

Elle enlève sa chemise, le clair de lune s'étale sur sa poitrine nue. La femme caresse les bouts de ses seins. La lumière pâle de la lune semble couler dans le mouvement de ses doigts. Les doigts commencent à être maigres, les seins aussi. Ils ne sont plus éclatants de jeunesse et de fraîcheur comme jadis, sur les herbes du front.

 

 – Hoà, Hoà

La femme crie.

Elle s'effondre sur son oreiller.

La lune éclaire son dos nu.


52 - Intérieur puis extérieur - Jour - La chambre de Phi et la rue

 

La chambre est encombrée de bric et de brac, elle est sale. C'est un coin d'une chambre coupée en deux par une planche de bois et le dos d'une armoire. Les vieux journaux collés aux murs sont jaunis, rongés par le temps, des morceaux se détachent, pendant au mur.

Un lit individuel. Des quatre tiges pour soutenir la moustiquaire, il n'en reste qu'un. La moustiquaire pend, fripé comme des intestins de porc.

Dans un coin, une vieille armoire à thé incrustée de nacre, très jolie, mais moisie, avec des vitres cassées, un fourre-tout où traînent des vêtements.

Sous le lit, des sabots, certains sans lacets, et une boîte contenant des outils pour réparer les pneus de bicyclettes.

Phi est étendu sur le lit, enroulé dans une couverture, le dos tourné vers la rue. Il dort. À la tête du lit, une bouteille d'alcool de riz vide, un verre en porcelaine mince, en forme d'oeil de boeuf.

 

Un battant de la porte s'ouvre violemment, Quy entre, rouge de colère.

Phi rejette la couverture, il se redresse, les yeux rougis par l'alcool. Il regarde Quy d'un air hagard. La voyant furieuse, agressive, il devient aussi furieux :

 – J'en ai marre, marre de tout. Cette vie est comme un vomi.

Quy, pesant chaque mot :

 – Que veux-tu alors ? Que veux-tu ?

 – Rester en prison... C'est plus amusant, le riz moisi et l'eau salée.

Phi jette violemment la couverture, il se lève, cherche longuement à tâtons sous le lit une paire de sabots indemnes. Les mains dans les poches, il va et vient dans la chambre, les yeux rivés sur le carrelage.

 

Quy :

– Vous sortez de prison. On vous donne à surveiller les machines, c'est raisonnable. Même si l'on vous employait comme gardien ou balayeur, c'est encore raisonnable.

Phi, se retournant :

 – Je m'en fous des postes, du travail.

Quy se baisse, tire la caisse d'outil :

 – Et ça, c'est du travail ?

Quy acquiesce de la tête, orgueilleusement :

– Oui, c'est plus amusant et plus honnête que de servir de domestique à des imbéciles... Laissez-moi.

Quy reste un long moment immobile, puis elle dit :

 – Je ne peux vous laisser... J'ai une dette envers Hoà...

Phi la coupe, grondant :

 – Foutez le camp, allez retrouver votre Hoà...

 

Quy recule. Son dos cogne le mur. Elle regarde fixement Phi. Elle s'enfuit. Une femme douillette se plaque contre le mur pour lui laisser le passage.

Phi reste pétrifié au milieu de la chambre.

Soudain, il bondit après Quy :

 – Quy... Quy, reviens.

La femme à la peau blanche tend un bras pour le retenir. Il la repousse brutalement de côté et se met à courir après Quy :

 – Quy, Quy...

Quy est remontée sur sa bicyclette, elle pédale précipitamment. Les roues de la bicyclette tournent rapidement. Le vent éparpille ses cheveux sur ses épaules minces. Quy pédale comme si elle était poursuivie par le diable, sans se retourner.

 

Phi continue de courir après elle. Il perd ses sabots, il court pieds nus sur les flaques d'eau boueuse, le long des trottoirs délabrés. Son visage est livide. Le vent fait flotter les pans de sa chemise aux couleurs déteintes :

 – Quy, Quy...

Sa voix poursuit Quy.


53 - Intérieur puis Extérieur - Jour - Le bureau de Quy

 

Quy boucle la ceinture de sa blouse. Elle est debout devant un grand miroir dont un coin est moisi.

Dans le miroir apparaît une femme songeuse, au visage fatigué, pâle.

Le bouton a du mal à se fermer. Quy regarde son ventre et soupire. Elle ouvre un tiroir, sort un mètre en toile et se mesure la taille.

 

La porte s'ouvre.

Quy met précipitamment le mètre dans le tiroir. Une grosse infirmière entre, l'air pressé :

 – Qu'est-ce que tu fais à traîner ainsi ?

Quy, gênée :

 – J'étais occupée... à mettre ma blouse...

La grosse infirmière :

 – Tu as de la visite.

 – Qui est-ce ?

 – Un vieux bo doi, il dit qu'il est un vieil ami. Je lui dis d'entrer ?

 – Oui.

L'infirmière s'en va. Quy range le tiroir, arrange ses cheveux.

 

La voix de l'infirmière retentit au-dehors :

 – Entrez, s'il vous plaît.

La porte s'ouvre.

Un officier à la peau noire entre dans le bureau. Ses yeux s'ouvrent largement :

 – Quy, Quy...

La femme reste immobile et silencieuse une seconde :

 – Docteur Thuong...

Ils se regardent.

Quy rit gauchement, elle tente de parler d'une voix naturelle :

 – D'où reviens-tu, tu as l'air terrifiant.

Thuong caresse gauchement la barbe broussailleuse sur ses mâchoires.

– De loin... des frontières du sud-ouest. J'ai roulé des jours et des nuits... J'ai beaucoup changé ?

– Non, non tu n'as pas changé. Je vais t'apporter de quoi te laver la figure.

– Laisse, la voiture m'attend dehors... J'ai très peu de temps.

Il la regarde attentivement au fond des yeux. Elle évite son regard. Après quelques secondes d'hésitation, Thuong dit :

 – Quy, je suis venu ici pour te chercher.

Quy baisse la tête. Thuong continue :

– Toutes ces années, je me suis souvenu de ta promesse. Quand la guerre sera finie.

Quy garde le silence.

Thuong :

 – Quy, qu'en penses-tu ?

La femme regarde la ceinture gonflée de sa blouse, elle dit, presque dans un sanglot :

 – Thuong, je ne peux pas... Pardonne-moi...

Thuong reste figé un long moment :

 – C'est ma faute... Je suis revenu trop tard...

Il serre les mains de Quy :

 – Je pars... Prends bien soin de toi.

Quy reste immobile, tête baissée.

 – Au revoir.

Thuong quitte la chambre.

Quy redresse la tête. La porte est fermée. Elle court précipitamment après Thuong.

 – Thuong... Thuong...

 

Quand Quy arrive au portail de l'hôpital, la voiture de Thuong est déjà partie. Elle ne voit plus qu'un nuage de poussière au loin.

 – Thuong, Thuong, attends-moi...

Quy crie, courant après le nuage de poussière.

 – Thuong...

La poussière rouge s'élève haut dans le ciel, puis elle se dissipe lentement.

La voiture disparaît dans un tournant.


54 - Intérieur - Nuit - La salle nuptiale de Phi et Quy

 

Une salle élégante mais non maniérée, avec un grand rideau bleu portant deux lettres P et Q entrelacées. Le rideau est tendu par le vent comme une voile. De temps en temps il ondule comme une vague.

Les ombres des musiciens s’impriment sur le voile, étrangement déformées.

Sur les murs alentour, des lampes en forme de tulipes. Pas d’autres décorations.

Les tables pour les invités sont groupées en lots, cinq à six places par lots, avec un bouquet de fleurs. Les plats sont présentés avec goût. Les verres étincellent.

L’orchestre joue, plein d’entrain.

Quy dans une robe époustouflante.

Phi porte un élégant complet.

Le couple se déplace de table en table, trinque et remercie selon la tradition.

Des paillettes d’argent étincellent dans le bouquet de roses à la main de la mariée. Elle porte un anneau de jade au doigt.


55 - Intérieur - Nuit - Dans la chambre de Phi et Quy

 

 – Cling.

Un vase bousculé par la robe de la mariée tombe et se brise. Quy se baisse, regarde fixement les débris de cristal.

Phi rit :

– C’est bien... D’après la coutume des Occidentaux, cela porte chance.

Quy reste immobile, perdue.

Phi embrasse sa femme :

 – Laisse. Viens.

Il l’attire sur le lit, l’installe sur ses cuisses :

 – Tu es fatiguée ?

 – Oui.

Phi glisse sa main sous la robe de mariée, caresse le ventre de sa femme :

 – Il remue beaucoup, n’est-ce pas ?

 – Oui, beaucoup.

Phi :

 – C’est sûrement un garçon.

 – Oui.

Phi enlève doucement la couronne de mariée de la chevelure de Quy, l’aide à se débarrasser de la robe compliquée de mariée.

Quy se plie en silence à ses gestes. Elle semble douce, un peu fatiguée.

Phi :

 – Je t’aime... de jour en jour davantage...

Leurs têtes se rapprochent.

Phi embrasse Quy :

 – Je t’aime...

 – Oui... Oui

Quy embrasse son mari.

Quy caresse le dos de Phi, doucement d’abord, puis de plus en plus violemment. Les doigts de Quy cherchent passionnément sur le dos de Phi une cicatrice familière. Mais les doigts glissent sur la peau lisse de Phi, ils ne trouvent rien. Les doigts de Quy cherchent désespérément, en vain. Après chaque échec, ils deviennent plus passionnés...

 – Quy, je t’aime... je t’aime...

Phi murmure et murmure, passionnément. Mais ses appels ne reçoivent pas de réponses. Phi relève le visage de Quy, il la regarde. Il voit des yeux perdus dans un rêve.

Le bras de Phi se raidit.

Il repose Quy sur le lit :

 – Dors... la femme revenue de la guerre...

Il se lève, ferme la porte.

Il entre dans la salle de bain, il se douche la tête.


55 - Extérieur - Jour - Une gare abandonnée et la jungle d’antan

 

Le train avance dans l’aube, flottant dans la brume.

Il s’arrête devant une gare abandonnée, sans lumière ni salle d’attente.

Le train est silencieux comme l’aube.

La femme descend, elle traverse les rails envahis par les herbes folles, les collines, elle arrive devant la jungle.

 

Les terres d’antan sont maintenant submergées par la végétation. La tombe du commandant est engloutie par les arbres sauvages. Le ruisseau de jadis toujours murmure.

La femme s’agenouille devant la tombe :

 – Hoà, je ne peux vivre sans toi... Reviens...

Le vent gémit, la forêt résonne, lointaine. Un orage se lève, éparpillant les feuilles mortes et les cadavres de papillons. Hoà s’avance tranquillement d’un bosquet.

 – Hoà...

Quy s’écrie, folle de joie, et court précipitamment vers lui.

 

Le commandant sourit, tend la main à Quy. Abasourdie, Quy voit dans sa main une liasse de billets de banque tout neufs. Quy demande :

 – Pourquoi cet argent ?

Hoà sourit, silencieux.

Quy pose ses mains sur les mains de Hoà.

La liasse de billets se transforme en une cendre fine qui tombe et s’éparpille entre les doigts de l’homme.

Il regarde Quy, un regard triste.

Il s’évapore.


56 - Intérieur - Nuit - Dans la chambre à coucher de Phi et Quy

 

Ce n’est plus la chambre nuptiale d’autrefois. Une chambre haute, grande, avec un plafond orné de cornières, somptueusement équipée. Ils sont devenus très riches.

Ils sont trois sur le lit : Quy, la tête reposant sur le bras de Phi, un garçonnet de trois ans allongé contre le mur.

La femme et l’homme semble avoir fait l’amour.

La femme est rêveuse.
Phi a les yeux fermés. Soudain, il demande d’une voix lucide :

 – À quoi penses-tu Quy ?

 – À rien.

 

Phi reste silencieux un moment, puis, lentement :

 – Je sais très bien à quoi tu penses.

Quy :

 – Si tu le sais, pourquoi demander ?

Elle se retourne contre le mur, vers le garçonnet.

Phi regarde fixement le plafond.

Il attend que Quy dorme profondément. Puis il retire doucement son bras, et il se lève.

Quy ne se rend compte de rien.

 

Phi se dirige vers la table basse, il allume une cigarette.

Les mégots s’entassent dans le cendrier en faïence translucide.

La fumée s’envole en volutes tordues dans l’air.

La trotteuse court lentement sur le cadran d’une horloge.

Le coucou lance des coups de bec et chante : coucou... coucou...

La cloche sonne : trois heures.

 

Phi se lève, regarde pensivement l’horloge.

Il sort dans le salon, il allume.

Il sort une feuille de papier d’un tiroir, il écrit :

Quy chérie,

Quand tu liras cette lettre, je serais loin. Ne cherches pas à me retrouver car tu ne me retrouveras pas.

Je t’aime. Tu es mon ange gardien. Tu m’as tiré de la boue. Jusqu’à la tombe, je te serai reconnaissant.

Mais nul ne peut vivre sans désirer le bonheur. Le bonheur ne se mendie pas, on ne peut pas l’édifier seul.

Tu ne m’aimes pas.

Tu aimes Hoà.

Je respecte Hoà, mais je ne peux pas n’être que le dernier voeu d’un mort. Je suis humain. Je veux vivre la vie d’un humain. Aussi je pars. J’emmène l’enfant. Il est actuellement l’être qui m’est le plus cher.

Je te souhaite d’être heureuse.

Phi cale la lettre sous le presse-papier en cristal.

Il prend la valise qu’il a préparée sur le haut d’une armoire, il vérifie une dernière fois son contenu. Il met dedans quelques papiers. Il ferme les serrures de la valise d’un geste décidé. Il rentre dans la chambre, il regarde sa femme endormie.

Il dépose un baiser léger sur son front.

Il prend le garçonnet des bras de sa mère. Il le serre sur sa poitrine, il prend la valise, il ouvre la porte, et s’en va.


57 - Intérieur - Jour - Un couloir dans un hôpital militaire

 

Un couloir long, droit, courant le long de portes fermées, silencieuses, et de fenêtres en vitre opaque.

Au bout du couloir, une fenêtre en alvéoles blanches. La lumière froide de l’aube. La brume se déploie doucement, submergeant le couloir.

Une femme d’une quarantaine d’années soutient Quy. Une infirmière ou une aide-soignante, haute et maigre, les épaules carrées, les cheveux épais, ramassés sous la coiffe. Un visage sévère, indifférent. Des yeux perçants enfouis dans des orbites profondes, des rides labourants les pommettes.

Quy suit l’infirmière, elle flotte comme un pétale de lentille des marais sur l’eau. Elle semble dériver.

La brume vole sans trêve à travers le couloir. Quelques rais de lumière traversent la brume et se réfléchissent sur les vitres.


58 - Intérieur - Jour - Salle de garde d’un hôpital militaire

 

Une chambre simple, mais propre.

Des meubles en bois peint en blanc. Une armoire blanche dans un coin de la chambre. Une théière, des tasses sur la table. Elles ne sont pas luxueuses, mais propres, luisantes. Sur le mur, un calendrier militaire, et le tableau des permanences.

Dans la chambre, une jeune femme assise, les jambes croisées. Elle a un visage agréable, la peau blanche, les cheveux frisés, le genre de femmes qu’on rencontre dans les salons de coiffure.

Elle se lime les ongles. Elle se concentre totalement sur les soins de sa beauté.

Elle regarde attentivement ses ongles en amandes écarlates, puis elle secoue sa chevelure d’un air satisfait.

 

Le docteur Thuong, uniforme bien repassé, entre. Il est gai. La jeune femme lève la tête :

 – Tu as pris le petit déjeuner, j’espère.

 – Oui. Je ne me suis pas aperçu de ton départ.

La femme rit :

 – Tu dormais comme un loir...

Thuong rit aussi :

 – Oui... oui...

 – Tu n’as pas oublié de mettre la boîte de lait dans le frigo, j’espère.

 – Non. Je n’ai pas encore oublié les ordres de la patronne une seule fois.

La jeune femme s’écrie soudain :

– J’ai oublié de te le dire, on vient d’accueillir un nouveau malade.

– Qui ça ?

– Une infirmière de K15. Très jolie.

– Quelle maladie ?

– Somnambulisme... Elle est très intelligente quand elle est réveillée... Mais dès qu’elle délire, elle ne fait que crier après Hoà et le docteur Thuong... Le docteur Thuong... Mais pourquoi pâlis-tu ?

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Attends, c’est dans le carnet.

La jeune femme feuillette le carnet de permanence, elle parcourt les lignes de son doigt...

 – Ah, voilà... Elle s’appelle Pham Truc Quy.

Elle lève la tête, elle regarde attentivement l’homme :

 – Pourquoi trembles-tu comme ça ? Serait-ce toi, le docteur Thuong qu’elle appelle ?

Le mari, acquiesçant de la tête :

 – Oui, c’est moi.

 – Vous vous connaissiez ?

 – Nous travaillions ensemble dans la même antenne chirurgicale.

Un bref moment de silence et, ne pouvant se retenir, la femme demande :

 – Tu l’aimes ?

 – Oui, c’est la vérité.

La femme promène ses jolis doigts sur le papier, le gratte comme une chatte :

 – C’est assez passionnant... l’amour pour... une folle

Thuong lève les yeux, regarde fixement sa femme :

 – Ne dis pas ça... Au moins par humanité...

La jeune femme lève la tête, souriante. Puis elle laisse tomber mot à mot :

 – Mais c’est aussi la vérité.

Le docteur se détourne. Il murmure comme pour lui-même :

 – Quy fait partie de ma vie.

Il quitte la chambre.


59 - Extérieur - Jour - La cour de l’hôpital militaire

 

Le docteur Thuong parcourt le couloir, il tourne et parcourt un second couloir.

Il franchit la cour vide entre les deux ensembles de bâtiments.

Il rencontre une jeune infirmière.

Elle lui montre le jardin de l’hôpital.

 

Un collègue croise Thuong. Thuong :

 – Bonjour.

 – Bonjour. Venez prendre le café avec moi.

 – Désolé, j’ai à faire. À midi.

 – Comment pourrais-je attendre jusqu’à midi ?

 – Alors, au revoir.

Thuong s’en va précipitamment.

Le collègue le suit des yeux, curieux.

Sur le couloir d’un bâtiment près de là, la jeune femme de Thuong se tient debout, plaquée contre une colonne. Elle le suit des yeux.


60 - Extérieur - Jour - Le jardin de l’hôpital.

 

Un petit jardin avec des arbres taillés, des couronnes de fleurs, des fleurs ordinaires : ailes de papillons, marguerites, chrysanthèmes, roses.

Des bancs en pierres éparpillés au milieu des allées recouvertes de cailloux. Quy est assise sur un banc, elle tricote.

 

Thuong arrive derrière elle, il entoure les épaules de Quy dans ses bras.

 – Quy, Quy...

Quy se retourne, elle le regarde, lointaine.

Son visage est émacié, ses yeux immenses, son front sombre. Thuong crie :

 – Quy, Quy... Comment en es-tu arrivée là ?

 

 – Quy, Quy...

Les appels réveillent dans la mémoire de la femme des images enfouies :

Un robinet entouré d’élastiques d’où l’eau tombe goutte à goutte sur une cuvette en aluminium cabossée.

Une petite chambre souterraine, un vase de fleurs sauvages fait avec la cartouche d’une bombe à billes, elle changeait les fleurs.

Une serviette suspendue dans la salla post-opératoire. Chaque fois qu’ils s’essuyaient les mains, Thuong prenait les mains de Quy dans les siennes...

Un visage fin encadré de cheveux noirs émergeant dans la lumière intermittente des lampes à dynamo[2]...

Soudain, Quy reprend conscience, quittant le monde du délire. Elle s’exclame de joie comme une enfant :

 – Docteur Thuong !

 – Thuong chéri...

Elle l’embrasse, heureuse, elle enfouit la tête dans son épaule :

 – Thuong, je t’ai cherché si longtemps...

Elle recule, l’ai hagard :

 – Est-ce toi ? Thuong ?

Thuong serre les épaules de Quy, il dit doucement :

 – Je suis là.

Quy, les larmes aux yeux :

 – Et moi qui croyais... que je ne te reverrais plus... Que fais tu ici, Thuong ?

 – Je t’attends.

Le docteur répond, les larmes aux yeux.

Ils se regardent.

Leurs mains se croisent, se serrent.


61 - Extérieur - Jour - Une maison près du jardin de l’hôpital

 

Près du jardin, une maison à plusieurs étages. De grandes fenêtres vitrées, ornées de rideaux. On voit des silhouettes se déplacer derrière les fenêtres ouvertes.

Dans l’une des fenêtres apparaît le visage de la jeune femme du docteur Thuong. Elle regarde attentivement dans le jardin.

Quelques secondes après, un homme portant des lunettes blanches aux montures en écailles et une moustache à la Staline apparaît aux côtés de la femme. Tous deux regardent dans le jardin.


62 - Extérieur - Jour - Le jardin de l’hôpital

 

L’infirmière grande et maigre au visage sévère et indifférent s’approche du couple :

 – Au rapport, docteur, c’est l’heure de la piqûre.

 

Le docteur Thuong se retourne, il la regarde en silence.

L’infirmière met la main sur l’épaule de Quy.

Quy lève les yeux, regarde Thuong.

Il lui renvoie un regard désespéré, douloureux.

 

L’infirmière tire l’épaule de Quy vers elle.

Les doigts de Thuong et Quy se détachent, comme sous le poids d’une force extérieure. Ils tentent une dernière fois de se renouer avant de lâcher prise.


63 - Intérieur - Jour - Le couloir de l’hôpital

 

L’infirmière ramène Quy à travers le couloir. Les portes blanches et les vitres sont hermétiquement fermées. Le couloir ressemble à un passage souterrain blanc.

La brume s’est dissipée.

Des fenêtres en alvéoles des rais de soleil pointus, tranchants, percent le couloir, se reflètent sur les vitres, comme des flammes jaillies du foyer d’une forge.

Quy lève les yeux et regarde l’infirmière comme pour dire quelque chose. L’infirmière garde son air indifférent, elle l’entraîne.

Quy ouvre grand les yeux, des yeux de somnambule. Elle regarde les reflets du soleil sur les vitres. Chaque rayon de soleil se cognant sur une vitre fait jaillir une lame dorée et retentir un bruit métallique perçant.

Ce tintamarre devient de plus en plus violent, il investit l’espace, secoue toutes choses, les font se fissurer.


64 - Extérieur - Jour - Espace indéterminé

 

Le train traverse des montagnes noyées dans la brume. Du pied des montagnes jaillissent des lueurs dorées et des bruits métalliques. Le tintamarre est encore plus dense, plus violent, plus effrayant que celui que Quy a entendu dans le couloir de l’hôpital.

La femme plaque son visage contre la vitre, elle écoute le tintamarre et le bruit rythmé des roues sur les rails.

Le tintamarre s’adoucit et s’éteint à mesure que le train ralentit. Une voix anonyme résonne :

 – Attention, le train entre en gare.

La femme baisse la vitre, elle se penche dehors :

 – Quelle gare est-ce ?

 – La Gare de l’Avenir... Dans cent ans, la vie passe par ici...


65 - Extérieur puis intérieur - Jour - La Gare de l’Avenir et sa salle d’attente

 

Des feuilles mortes minces volent comme des nuées de papillons. La cour de la gare est élégante, jonchée de feuilles mortes. Tout est beau, flamboyant, les marches de marbre, les balustrades, les lampadaires, les bancs.

Quy franchit la cour, entre dans la salle d’attente. Une grande salle magnifique comme le grand théâtre d’une ville. La salle est divisée en compartiments, tous arborant une grande glace et des rideaux de velours. De grands vases de fleurs incrustées de pierres précieuses se dressent nonchalamment, élégamment par-ci par-là.

Quy s’avance vers le premier miroir.

Elle vit, horrifiée, une petite vieille ratatinée. La vieille porte une chemise rembourrée de coton, un turban en laine, des lunettes aux montures en écailles de tortue. Sous son bras, un panier en osier poli par les ans.

Quy sursaute :

 – Qui êtes-vous ?

La vieille, balbutiante :

 – C’est moi, moi Quy.

Quy s’écrie :

 – Moi ? Comment est-ce possible ?

La vieille, doucement :

 – On est comme ça quand on descend au pays des ombres.

Quy crie :

 – Mais je ne veux pas, je ne veux pas...

La vieille acquiesce de la tête :

 – Moi non plus, je ne le veux pas.

Quy hurle :

 – Non.

La vieille :

 – Nul ne résiste au temps...

Quy secoue la tête :

 – Non, non, non...

La vieille :

 – Le temps dit si, le temps a un pouvoir magique...

Elle prend Quy par la main, elle l’entraîne.

Comme hypnotisée, Quy suit la vieille.

Elle n’est plus qu’un esprit, elle suit la vieille comme une ombre.


66 - Intérieur - Jour - Un compartiment de la salle d’attente de la Gare de l’Avenir

 

Quy avance, dans le corps de la vieille.

Elle pénètre dans une immense salle. S’y trouvent toutes sortes de gens :

Une foule autour d’une vieille tsigane diseuse de bonne aventure.

Un groupe de voyageurs jouant au jeu de dames.

Un autre jouant au billard.

Dans les coins, beaucoup de lampions rouges.

Sous les lampions, des étals de nourritures tenus par des Chinois. Un homme soulève le couvercle d’un des deux énormes marmites à cuire à la vapeur, libérant des volutes de vapeur blanche. On voit à travers la vapeur tourbillonnante d’appétissants plats à la vapeur.

L’homme attrape les gâteaux à la vapeur avec une paire de baguette de près d’un mètre, et les mets dans des assiettes.

Un vieil homme verse un vin noir comme l’encre, étincelant d’étoiles, dans une carafe en verre plus haute qu’un homme.
Les serveurs en uniformes, les cheveux en nattes, s’empressent pour servir mets et vin aux voyageurs.

Quy se dirigent vers un voyageur à la mine asiatique :

 – Pardon monsieur, c’est par où, le jardin ?

L’homme lui indique une lampe verte palpitant derrière un grand arbre d’agrément.

Quy sort du restaurant, elle traverse la porte menant au jardin.


67 - Extérieur - Jour - Le jardin derrière la gare

 

Quy traverse le jardin fleuri, se dirige vers une pelouse. Là, les jeunes soldats d’antan jouent au volley. Ils s’amusent, feintent, se battent, naturels comme des gamins.

Quy reconnaît le commandant. Elle accourt vers lui :

 – Hoà... Hoà...

Hoà, le ballon en main, se retourne :

Ses soldats regardent attentivement.

Ils voient une petite vieille ridée qui regarde leur commandant en tremblant. Elle tient un panier dans une main, de l’autre elle retient le turban sur sa tête. Elle appelle Hoà d’une voix faible :

 – Hoà, se peut-il que tu ne me reconnaisses pas ? C’est moi, Quy, ta Quy...

Hoà regarde la vieille, éberlué. Il balbutie :

 – Vénérable... Vénérable...

La vieille sanglote :

 – Tu m’as oubliée, tu ne m’aimes plus...

Le commandant bafouille :

 – Vénérable, peut-être que...

La vieille, hoquetant :

 – Hoà, tu m’as oubliée...

Le jeune homme, se justifiant :

– Vénérable, vous vous trompez sans doute... Autrefois, la femme qui m’aimait s’appelait aussi Quy... Elle était belle... et jeune...

Quy se rend soudain compte de la situation. Les jambes flageollantes, les lèvres ratatinées, livides, elle s’essuie les yeux avec son mouchoir :

 – Oui, je me suis trompée... Ce n’est plus qu’une vieille histoire... Excusez-moi...

Quy s’en va, misérable.

Devant apparaît une forêt verte. La jungle de jadis, la cordillère Truong Son, lointaine et déserte.


68 - Extérieur - Jour - La jungle de Truong Son

 

Quy avance sur un sentier usé. Le sentier mène au bord d’un ravin. Le ravin semble une immense tombe creusée dans les montagnes.

Quy s’arrête au bord du ravin.

Au fond du ravin, un jeune homme cherche son chemin en tâtonnant. Il porte de lourds ballots sur les épaules. Il marche, la tête penchée vers l’avant. Il avance les mains tendues, tâtonnantes. Il est aveugle. Il semble à Quy qu’elle l’a connu. Elle s’agenouille au bord du ravin.

Quy reconnaît l’aveugle : c’est Hâu.

Hâu avance, il l’appelle dans un murmure :

 – Quy, Quy...

De temps en temps, il glisse sur une pierre, il chancelle.

Il regarde vers le ciel.

Il semble chercher un rai de soleil tiède.

 – Quy, Quy...

Hâu continue d’appeler en murmurant.

L’appel lugubre se répercute sur les parois rocheuses.

La vieille femme essuie ses larmes avec le pan de sa chemise, elle s’éloigne en reculant du ravin, elle s’enfuit.

Alentour, la jungle agite ardemment ses feuilles vertes. Les oiseaux gazouillent.


69 - Extérieur - Jour - Un sentier dans la jungle Truong Son

 

La vieille femme court à travers la jungle. Les bruits de la jungle la poursuivent.

D’abord le gai gazouillis des oiseaux.

Ensuite, le vent.

Puis les feuilles qui s’envolent, les cataractes qui grondent.

Le hurlement des crues.

Les détonations des bombes.

Le cristal qui se brise.

Quy court sur les sentiers usés, cherchant à échapper à la jungle saturée de sons.

La végétation l’assiège de toute part.

 

Soudain, la sirène du train retentit.

Quy tend l’oreille. Elle court tête baissée en direction du train.


70 - Extérieur - Jour - Des terres sauvages

 

Le train roule à travers des terres sauvages.

Pas de conducteur.

Pas de voyageur.

Comme une bête des temps préhistoriques, le train fonce, éperdu. À travers une terre sauvage, déserte.

Quy poursuit le train.

Elle court entre les rails.

Elle poursuit le train, résolue, désespérée.

 

Hanoi, 18 Juillet 1995



[1] Pendant la guerre, les feux des camions sont situées sous les camions, juste pour éclairer le sol, et éviter aux camions d'être repérés par l'aviation.

[2] Pendant la guerre les chirurgiens des hôpitaux de campagne utilisent la lumière générée par les dynamos de bicyclettes pour opérer.