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Interview de Duong Thu Huong

par Mme Phuc Bonhomme

Revue Les raisons de l'ire

 

1. Votre situation actuelle suppose un parcours intéressant. Pouvez-vous nous éclairer dessus ?

La personnalité de chacun crée son propre destin. Ce destin se confirme à travers ses actes.

2. Quelle est la condition des femmes au Vietnam ?

Aujourd'hui, la condition des femmes au Vietnam se détermine toujours au premier niveau, c'est-à-dire celui de la lutte féroce pour la survie. Elles n'en sont pas encore à souffrir pour des valeurs abstraites comme la solitude, l'angoisse, le doute dans la recherche d'un sens à la vie... Ici, rares sont celles qui se suicident à cause de la solitude ou d'une tristesse sans cause. Les femmes d'ici se suicident parce qu'elles sont incapables d'honorer leurs dettes, à cause de la détresse matérielle, de l'ingratitude des hommes, des humiliations ou de la torture domestique.

3. Est-ce qu'il est difficile d'être femme dans la société vietnamienne d'aujourd'hui ? Quelle est sa place dans cette société ?

Dans la société vietnamienne traditionnelle existait une tradition démocratique villageoise, une démocratie pour ainsi dire spontanée, très fragile, très limitée certes, mais persistante. Aussi les femmes vietnamiennes n'ont-elles pas été totalement réduites à l'esclavage comme les femmes dans l'Islam ou dans certains pays d'Asie. Elles avaient un peu de pouvoir. En contrepartie, elles devaient travailler durement. Dans la famille, la femme vietnamienne est en même temps une maîtresse et une esclave. Elle doit souvent décider de tout. Il y a peu de pays où on peut voit des femmes tirer les charrettes, conduire les charrues, pousser ou traîner de lourds fardeaux sur les bicyclettes aménagées à cet usage. Par contre, les hommes vietnamiens ont beaucoup de féminité. Ils ont aussi hérité d'une maladie de la société féodale confucéenne : sauver la face. Il leur arrive souvent d'agir avec brutalité et bêtise pour sauver leur illusoire face. Mais en réalité, ce sont des êtres pessimistes, fragiles, souvent rongés par la gale des amours mesquines. Une évolution est nécessaire. Les hommes devraient devenir plus virils et alléger les charges qui pèsent sur les épaules des femmes. Naturellement, ce sont mes opinions. Il se peut qu'elles soient pétries de préjugés.

4. Vous semble-t-il que les femmes vietnamiennes ont un message spécifique à transmettre aux autres femmes du monde ?

Les femmes vietnamiennes pourraient dire aux femmes du monde : de tout temps et toujours, l'aspiration de la femme est de devenir une femme authentiquement femme.

5. À quelle société aspirez-vous ? Et selon vous, à quelle société aspirent les enfants du Vietnam ? Que pensez-vous du système éducatif vietnamien ?

Jusqu'à ce jour, je nourris encore un vieux rêve, le rêve de toute une partie de l'humanité depuis quelques siècles déjà : une société démocratique, fondée sur la liberté, l'égalité et la fraternité pour les valeurs et la séparation des pouvoirs pour l'architecture.

Nos enfants vivent avec des préoccupations totalement différentes de celles qu'ont vécues leurs aînés. Nous nous sommes engagés dans la guerre pour poursuivre un idéal et défendre l'honneur de la nation. Nos enfants regardent maintenant nos luttes avec indifférence, perspicacité. Ils voient leurs aînés (en dehors d'une minorité intégrée au pouvoir et qui en profite pour s'enrichir) revenir auréolés de la gloire d'avoir combattu pour leurs idéaux, pour sombrer dans le dénuement, la détresse. Qu'ils le disent tout haut ou qu'ils se taisent, ils nous considèrent naturellement comme des naïfs ou des fous. Dieu est mort. La boîte de Pandore est ouverte. La société vietnamienne connaîtra une longue période entièrement occupée à nourrir les estomacs affamés. Plus tard peut-être, les jeunes balayeront un jour la poussière qui recouvre les vieux livres pour y retrouver des mots qui ont illuminé une époque folle : le sens de la vie, l'idéal.

Avant, le système éducatif vietnamien ressemblait à un estropié aveugle doublé d'un manchot. Ces derniers temps, il cherche à tâtons une voie pour rejoindre l'autoroute commune du savoir de l'humanité.

6. Pourquoi vos ouvrages dérangent-ils le gouvernement vietnamien ?

Toute société totalitaire (qu'elle résulte d'une adaptation du féodalisme oriental ou d'un replâtrage du modèle stalinien) ne connaît que deux attitudes vis-à-vis des hommes : le mépris pour ceux qui se soumettent et la haine contre ceux qui résistent. Naturellement, je fais partie de ces derniers. Le pouvoir me déteste, mes oeuvres dérangent car elles portent peu ou prou la marque d'une dissidente.

7. Pourquoi restez-vous au Vietnam ? Pourquoi ce choix ?

Je choisis de rester au Vietnam pour jouer la partie qui me plaît. Cette partie, les gens au pouvoir étaient au départ persuadés qu'il s'agissait d'une partie pour conquérir le pouvoir. Ils me soupçonnaient de vouloir briguer la présidence ou le gouvernement comme l'ont fait d'autres femmes dans le monde. Néanmoins, après de longues années de surveillance serrée exercée à mon égard, je pense que leur intelligence a dû se développer quelque peu et qu'aujourd'hui ils ont fini par comprendre qu'en ce monde, il n'existe pas qu'un système de valeur. Il y a de multiples chemins qui sillonnent la terre, l'espace compte plus d'une dimension, les aspirations de l'humanité se présentent sous des visages différents, parfois opposés. Le bonheur suprême pour moi, c'est de pouvoir dormir jusqu'à neuf heures et demie le matin, de boire nonchalamment un café, de fréquenter qui je veux, de mettre à la porte les gens qui me déplaisent. Je n'ai pas la grandeur d'âme et la douleur grandiose dont les hommes politiques se montrent capables. Ils sont obligés tout le temps de manger à la même table, dans le même plateau avec des gens qu'ils haïssent et auxquels ils cherchent à nuire. Ils sont obligés de produire en permanence des sourires mécaniques, de parler comme des magnétophones à leurs adversaires : mes chers camarades...

8. Voulez-vous lancer un message par l'intermédiaire de notre revue ?

Le message le plus important d'un écrivain, c'est le silence de l'encre qui coule. Je m'efforce de l'écouter.

9. Quelle est la situation des écrivains vietnamiens ?

Je me suis séparée de la tribu, je ne peux plus et je ne veux plus m'y réintégrer. Pour ne pas causer du tord à autrui et pour défendre ma solitude.

08 Août 1996

Duong Thu Huong

(traduit du vietnamien par Phan Huy Duong)