De loin... ma Patrie !
Face à la lampe
Tissée de lumière, une feuille blanche
Obsédante blancheur de la nuit polaire,
Dans le dos, qui m'épie ?
Serein, je regarde vers le pays natal
lointain, désert
des montagnes, des fleuves
des fissures dans la terre
Je ferme les yeux, je vois
sans fin
l'amour, la douleur
les torturants soubresauts d'un héroïque drame
Où que j'aille, en mon coeur se dresse une frontière
d'amour, de nostalgie, ma Patrie
*
Quelqu'un me hante
lumière trop blanche brûlant mon regard
Qui ?
silence
Qui ?
une ombre !
Ah...
Salut, héros infiniment impuissant
ombre sanglante gigotant sur le plancher
Allons, me voici, je t'écoute
ombre sanglante de moi-même
*
Il fut un temps où j'aimais les chœurs
Sincère, passionné
j'étais ce que nous sommes, la passion de soi[1]
Oui, il fut un temps grandiose
de douleur, de sang, de larmes
où nous savions mourir, les yeux ouverts, obstinément
un temps - c'est incontestable -
où tous, nous marchions au pas dans la même direction
où les fausses valeurs, sauce d'oignon grésillant sur les flammes
pourrissaient nos entrailles de leurs émanations
*
De bout en bout, j'ai vécu la guerre
à chacun de mes pas, le doute, inflexible épine
s'enfonçait interminablement dans ma chair
Qui ?
personne
L'ombre douloureuse se frappe la poitrine
*
Pourquoi, au pays de l'amour
tant de handicapés quêtent pêle-mêle la pitance
trouant de leurs béquilles le visage du village natal ?
tant de mères de héros appellent leurs enfants à sortir de leur tombe pour porter plainte
tant de fantômes décapités assiègent la porte des mandarins ?
Qui ?
personne
Convulsive, l'ombre douloureuse agite ses bras
*
Pourquoi, au pays de la miséricorde
surgissent tant de démons ?
monstres étranges, maquereaux, menteurs, voleurs
l'enfer se réincarnant dans des humains chancelants
Dans la nuit des illusions
les cheveux dressés, l'esprit déchiré
je sens, fixée sur mon être, la lueur verte, glacée, démoniaque d'un regard
Qui ?
personne
Vers le ciel, l'ombre douloureuse détourne la face
*
Pourquoi, au pays de l'esprit,
tant de temples, de pagodes servent de hangars aux communes ?
tant de mécréants pillent sans vergogne les génies ?
Du livre, la page se détache sans laisser de trace
Bouddha pleure la Foi à la dérive
le Bien, le Mal devenus indiscernables
la justice balancée au gré des flots
Qui ?
personne
L'ombre douloureuse médite
*
Pourquoi, au pays de l'intelligence
tant d'enfants analphabètes ?
tant d'écoles en ruines, pitoyables ?
et la jeunesse plie sous la douleur et les larmes
courbe le dos sur la pompe à bicyclette
s'éparpille au hasard des vents à la croisée des chemins
A colin-maillard, que de génies précoces !
Mais au grand jour... l'ombre chancelante de rares talents
Qui ?
personne
En silence, l'ombre douloureuse courbe la tête
*
Pourquoi, au pays de la sincérité
tant de putes ?
putes de luxe - putes de marché - putes de villages
putes de bas étages vendant leur cul pour nourrir leur bouche
putes de haut niveau vendant leurs discours pour flatter leur cul
et l'inflation grimpe
à mesure que l'esprit se déprécie
Qui ?
personne
L'ombre douloureuse s'arrache les oreilles
*
Pourquoi, au pays du labeur
tant de fainéants ?
tant de subterfuges ?
tant de faux salaires
pour tant de faux travaux ?
et tant de crimes,
de cruauté, de perfidies, de mesquineries, d'indifférence
et le vol érigé en religion de masse
Des armées de trafiquants envahissent les rues
bradent les biens, les postes, les dieux, tout...
et vendent le pouvoir aux enchères sur la place publique
Qui ?
personne
L'ombre douloureuse hausse les épaules
*
Pourquoi, au pays du pardon
tant de gens fuient la terre natale
rient sans vergogne de bonheur à chaque séparation ?
se bousculent pour se vendre à l'étranger
laissant la terre veuve s'endeuiller d'herbes folles ?
Sur l'océan Pacifique tangue le bateau du destin
les yeux fermés, ils se jettent à l'eau sans une promesse de retour
Qui ?
personne
L'ombre douloureuse s'arrache les cheveux
*
Pourquoi, au pays de l'ordre, de la dignité
tant de monarques ?
rois du mensonge, de la tromperie, du vol, du brigandage
rois sans couronne, rois freluquets, roitelets...
tant de seigneurs de guerre grouillant sur chaque parcelle de terre
parmi tant de tyrans à tête de boeuf, à gueule de cheval ?
et la loi, comme une plaisanterie, ni réelle ni fictive
le déplacement d'un seul condamnant toute une rue
Qui ?
personne
L'ombre douloureuse plie sa règle d'artisan
*
? ...
? ...
? ...
*
Qui ?
Qui ?
Qui ?
personne
épuisée
L'ombre douloureuse se tord en une interrogation
*
Allons, je reviens
il me reste encore, intacte, la page blanche
et du fond de mon coeur, une tremblante lueur
*
Parfois, prise de rage, hallucinée
mon âme fuit mon corps
étale mes entrailles, s'amuse à les compter
*
Une goutte de sang ordinaire
un soupçon d'intellectuel, une pincée de paysan, une ombre de prostituée
un tantinet trafiquant, un peu cadre, un peu bouffon
Bouddha et le Diable... un tout petit peu de tout
pour mutuellement se torturer
sous le carcan d'un masque, entre mensonge et réalité
Allons, arrachons le masque, à quoi bon temporiser
il n'y a plus de mensonge qui puisse encore tromper
il est une limite à l'intelligence et la bêtise
*
Les entrailles torturées
nous avalons la transition socialiste[2]
le ventre puant, étouffant d'orgueil
Nous délirons - empoisonnés par la maladie des louanges
qui ronge nos têtes et nos corps depuis tant d'années
nous le savons, mais que faire ?
Injurier à l'envie
comme des maîtres escrocs montrant d'opportunistes crocs ?
ou remâcher les sempiternelles prières
auprès de Monseigneur le Système et de Madame l'idéologie ?
Taisez-vous, je vous prie, sirènes des illusions
n'élevez pas la voix quand le peuple misérable
courbe l'échine sous la peine pour ne pas courber le dos sur la pitance
Renouveau[3], vrai ou faux-semblant ?
Mais peut-on régénérer un sang empoisonné ?
*
Effroyable, le sort de celui que personne n'aime
Plus abominable encore, le sort de celui que personne ne hait
La poésie du courage se fait chaque jour de plus en plus rare
qui suis-je ?
qui a encore besoin de moi ?
*
Il se peut que je ne croie plus en personne
que plus personne ne croie en moi
reste néanmoins l'espoir en l'homme
Car, malgré tout
ne croisons pas les bras
rien n'est pire que l'indifférence, la résignation
Il est au monde plus de bien que de mal, pourquoi le mal triomphe-t-il ?
Il est temps que les hommes de coeur unissent leur volonté
*
Malgré tout
en moi, la Patrie
une lueur pure, immaculée
tant qu'il reste la poésie, tant que vit un peuple
je suis le peuple - je demeurerai
*
Goutte à goutte
péniblement
si péniblement
Malgré tout
ne nous résignons pas
tant que nous vivrons, il reste un avenir humain pour les hommes
Nguyên Duy
Moscou, 5-1988
Hochiminh-Ville 19-8-1988
(Revue Sông Huong, N° 37, 4/5/89)
Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong
[1] un vers célèbre de Chê Lan Viên, pendant la résistance anti-américaine. Textuellement : je suis moi, et pourtant, passionnément je me désire. En vietnamien ta peut se comprendre comme je ou nous !
[2] Officiellement, le Vietnam est dans une phase de transition vers le socialisme.
[3] Nom donné à la politique d'ouverture du pays à l'économie de marché, 1986.