poesie97-Nguyen Duy-1

De loin... ma Patrie !

 

Face à la lampe

Tissée de lumière, une feuille blanche

 

Obsédante blancheur de la nuit polaire,

Dans le dos, qui m'épie ?

 

Serein, je regarde vers le pays natal

lointain, désert

des montagnes, des fleuves

des fissures dans la terre

 

Je ferme les yeux, je vois

sans fin

l'amour, la douleur

les torturants soubresauts d'un héroïque drame

 

Où que j'aille, en mon coeur se dresse une frontière

d'amour, de nostalgie, ma Patrie

 

*

 

Quelqu'un me hante

lumière trop blanche brûlant mon regard

 

Qui ?

silence

Qui ?

une ombre !

Ah...

 

Salut, héros infiniment impuissant

ombre sanglante gigotant sur le plancher

 

Allons, me voici, je t'écoute

ombre sanglante de moi-même

 

*

 

Il fut un temps où j'aimais les chœurs

Sincère, passionné

j'étais ce que nous sommes, la passion de soi[1]

 


Oui, il fut un temps grandiose

de douleur, de sang, de larmes

où nous savions mourir, les yeux ouverts, obstinément

 

un temps - c'est incontestable -

où tous, nous marchions au pas dans la même direction

 

où les fausses valeurs, sauce d'oignon grésillant sur les flammes

pourrissaient nos entrailles de leurs émanations

 

*

 

De bout en bout, j'ai vécu la guerre

à chacun de mes pas, le doute, inflexible épine

s'enfonçait interminablement dans ma chair

 

Qui ?

personne

L'ombre douloureuse se frappe la poitrine

 

*

 

Pourquoi, au pays de l'amour

tant de handicapés quêtent pêle-mêle la pitance

trouant de leurs béquilles le visage du village natal ?

 

tant de mères de héros appellent leurs enfants à sortir de leur tombe pour porter plainte

tant de fantômes décapités assiègent la porte des mandarins ?

 

Qui ?

personne

Convulsive, l'ombre douloureuse agite ses bras

 

*

 

Pourquoi, au pays de la miséricorde

surgissent tant de démons ?

monstres étranges, maquereaux, menteurs, voleurs

l'enfer se réincarnant dans des humains chancelants

 

Dans la nuit des illusions

les cheveux dressés, l'esprit déchiré

je sens, fixée sur mon être, la lueur verte, glacée, démoniaque d'un regard

 

Qui ?

personne

Vers le ciel, l'ombre douloureuse détourne la face

 

*

 


Pourquoi, au pays de l'esprit,

tant de temples, de pagodes servent de hangars aux communes ?

tant de mécréants pillent sans vergogne les génies ?

 

Du livre, la page se détache sans laisser de trace

Bouddha pleure la Foi à la dérive

le Bien, le Mal devenus indiscernables

la justice balancée au gré des flots

 

Qui ?

personne

L'ombre douloureuse médite

 

*

 

Pourquoi, au pays de l'intelligence

tant d'enfants analphabètes ?

tant d'écoles en ruines, pitoyables ?

 

et la jeunesse plie sous la douleur et les larmes

courbe le dos sur la pompe à bicyclette

s'éparpille au hasard des vents à la croisée des chemins

 

A colin-maillard, que de génies précoces !

Mais au grand jour... l'ombre chancelante de rares talents

 

Qui ?

personne

En silence, l'ombre douloureuse courbe la tête

 

*

 

Pourquoi, au pays de la sincérité

tant de putes ?

putes de luxe - putes de marché - putes de villages

 

putes de bas étages vendant leur cul pour nourrir leur bouche

putes de haut niveau vendant leurs discours pour flatter leur cul

 

et l'inflation grimpe

à mesure que l'esprit se déprécie

 

Qui ?

personne

L'ombre douloureuse s'arrache les oreilles

 

*

 


Pourquoi, au pays du labeur

tant de fainéants ?

tant de subterfuges ?

 

tant de faux salaires

pour tant de faux travaux ?

 

et tant de crimes,

de cruauté, de perfidies, de mesquineries, d'indifférence

et le vol érigé en religion de masse

 

Des armées de trafiquants envahissent les rues

bradent les biens, les postes, les dieux, tout...

et vendent le pouvoir aux enchères sur la place publique

 

Qui ?

personne

L'ombre douloureuse hausse les épaules

 

*

 

Pourquoi, au pays du pardon

tant de gens fuient la terre natale

rient sans vergogne de bonheur à chaque séparation ?

 

se bousculent pour se vendre à l'étranger

laissant la terre veuve s'endeuiller d'herbes folles ?

 

Sur l'océan Pacifique tangue le bateau du destin

les yeux fermés, ils se jettent à l'eau sans une promesse de retour

 

Qui ?

personne

L'ombre douloureuse s'arrache les cheveux

 

*

 

Pourquoi, au pays de l'ordre, de la dignité

tant de monarques ?

rois du mensonge, de la tromperie, du vol, du brigandage

rois sans couronne, rois freluquets, roitelets...

 

tant de seigneurs de guerre grouillant sur chaque parcelle de terre

parmi tant de tyrans à tête de boeuf, à gueule de cheval ?

 

et la loi, comme une plaisanterie, ni réelle ni fictive

le déplacement d'un seul condamnant toute une rue

 

Qui ?

personne

L'ombre douloureuse plie sa règle d'artisan

 

*


? ...

? ...

? ...

 

*

Qui ?

Qui ?

Qui ?

personne

épuisée

L'ombre douloureuse se tord en une interrogation

 

*

 

Allons, je reviens

il me reste encore, intacte, la page blanche

et du fond de mon coeur, une tremblante lueur

 

*

 

Parfois, prise de rage, hallucinée

mon âme fuit mon corps

étale mes entrailles, s'amuse à les compter

 

*

 

Une goutte de sang ordinaire

un soupçon d'intellectuel, une pincée de paysan, une ombre de prostituée

un tantinet trafiquant, un peu cadre, un peu bouffon

Bouddha et le Diable... un tout petit peu de tout

 

pour mutuellement se torturer

sous le carcan d'un masque, entre mensonge et réalité

 

Allons, arrachons le masque, à quoi bon temporiser

il n'y a plus de mensonge qui puisse encore tromper

il est une limite à l'intelligence et la bêtise

 

*

 

Les entrailles torturées

nous avalons la transition socialiste[2]

le ventre puant, étouffant d'orgueil

 

Nous délirons - empoisonnés par la maladie des louanges

qui ronge nos têtes et nos corps depuis tant d'années

nous le savons, mais que faire ?

 


Injurier à l'envie

comme des maîtres escrocs montrant d'opportunistes crocs ?

 

ou remâcher les sempiternelles prières

auprès de Monseigneur le Système et de Madame l'idéologie ?

 

Taisez-vous, je vous prie, sirènes des illusions

n'élevez pas la voix quand le peuple misérable

courbe l'échine sous la peine pour ne pas courber le dos sur la pitance

 

Renouveau[3], vrai ou faux-semblant ?

Mais peut-on régénérer un sang empoisonné ?

 

*

 

Effroyable, le sort de celui que personne n'aime

Plus abominable encore, le sort de celui que personne ne hait

 

La poésie du courage se fait chaque jour de plus en plus rare

qui suis-je ?

qui a encore besoin de moi ?

 

*

 

Il se peut que je ne croie plus en personne

que plus personne ne croie en moi

reste néanmoins l'espoir en l'homme

 

Car, malgré tout

ne croisons pas les bras

rien n'est pire que l'indifférence, la résignation

 

Il est au monde plus de bien que de mal, pourquoi le mal triomphe-t-il ?

Il est temps que les hommes de coeur unissent leur volonté

 

*

Malgré tout

en moi, la Patrie

 

une lueur pure, immaculée

tant qu'il reste la poésie, tant que vit un peuple

je suis le peuple - je demeurerai

 

*

 


Goutte à goutte

péniblement

 

si péniblement

 

Malgré tout

ne nous résignons pas

tant que nous vivrons, il reste un avenir humain pour les hommes

 

Nguyên Duy

Moscou, 5-1988

Hochiminh-Ville 19-8-1988

(Revue Sông Huong, N° 37, 4/5/89)

Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong

 

 



[1] un vers célèbre de Chê Lan Viên, pendant la résistance anti-américaine. Textuellement : je suis moi, et pourtant, passionnément je me désire. En vietnamien ta peut se comprendre comme je ou nous !

[2] Officiellement, le Vietnam est dans une phase de transition vers le socialisme.

[3] Nom donné à la politique d'ouverture du pays à l'économie de marché, 1986.