La survivante de la Forêt qui rit

La survivante de la Forêt qui rit

Võ Thị Hảo

 

Niché dans le Bois de Truong Son, un dépôt de munitions abritait quatre femmes. Malgré leur très jeune âge, il ne leur restait que quelques rares touffes de cheveux sur la tête. Les eaux croupies, noirâtres de la forêt les en avaient peu à peu dépouillées. Elles furent très heureuses le jour où elles accueillirent Thao, la cinquième du groupe, à la chevelure ondulante, tombant jusqu’à ses pieds. Elles la choyaient comme une reine, décidées à ne pas laisser la forêt lui réserver le même sort.

Mais la forêt était la plus forte : au bout de deux mois, malgré l’application des feuilles odorantes cueillies par ses camarades, Thao n’avait pu préserver qu’une touffe de cheveux épars.

Ses compagnes versèrent des larmes amères mais Thao, souriante, leur dit : « Mes chères amies, à quoi bon pleurer ? J’ai un amant fidèle, et même chauve, je resterais son amour.

Les femmes cessèrent de pleurer, puis, les yeux écarquillés, elles écoutèrent religieusement Thao conter son histoire d’amour avec un étudiant en lettres de Hà Nôi. L’image de ce jeune homme, magnifiquement esquissée à travers le prisme de sa mémoire, se profilait peu à peu dans l’esprit des jeunes femmes comme celle d’un prince généreux et fidèle, dont elles tombèrent toutes amoureuses, en s’imaginant à la place de Thao.

Cet amour par procuration, certes platonique, serait inexplicable en temps de paix, lorsqu’on vit dans la douceur des villes, mais compréhensible en temps de guerre pour ceux qui sont envahis par une affreuse solitude et qui se débattent en permanence à la lisière de la vie et de la mort.

Après trois mornes saisons de pluies diluviennes, sévissait maintenant une période de forte sécheresse. Le dépôt de munitions semblait enfoui dans les bras diaboliques de la forêt où, de temps à autre, un groupe de soldats passait en hâte pour se ravitailler. Comme tout homme longtemps privé de femmes, ils étaient enclins à une certaine rudesse : leurs propos, leurs gestes étaient obscènes et grossiers. Toutefois, certains d’entre eux contemplaient les jeunes femmes comme des reines, leur faisant caresser un espoir aussi fragile qu’une toile d’araignée. Puis ils s’esquivaient furtivement, les laissant en proie à leur solitude.

Le front se rapprochait du dépôt. La forêt impassible avait tapissé le refuge des femmes damnées de feuilles mortes dont la teinte rougeâtre inondait l’espace, rendant leurs nuits également écarlates.

Un jour, à midi, trois soldats vinrent chercher des munitions. Au loin, des rires déments fusèrent, les stoppant net dans leur progression. Après une brève halte, tous leurs sens en éveil, ils reprenaient leur marche, imaginant quelque festin de sorcières légendaires. Près du dépôt, on entendit soudain le bruit sec d’une branche brisée : un gibbon blanc semblait avoir sauté du mirador pour disparaître aussitôt derrière les arbres. Les soldats se dispersèrent. L’un d’eux s’enfonça dans le sous-bois, poursuivant l’animal, mais s’égara. Tout à coup, deux bras le saisirent au cou, tandis que derrière lui éclataient les mêmes rires de possédé. Se débattant pour échapper à cette étreinte, le soldat se retourna et vit avec stupéfaction que c’était le gibbon. Sa surprise fut à son comble quand il s’aperçut que ce gibbon blanc était en réalité une femme, nue, à la chevelure tombante, l’air harassé, la tête renversée en arrière dans un rire de démence.

L’homme sentit sa langue s’engluer et ses appels au secours s’étouffer dans sa gorge. Hiên, un soldat svelte et dégourdi, accourut vers lui. A la vue de son camarade enserré dans les bras d’une femme nue, il avait à la fois peur et envie de rire. Il avait entendu parler de ce mal que contractent les femmes dans de semblables situations. Il fit signe à son ami de ne pas essayer de se défaire de son étreinte mais plutôt de la caresser. Ainsi retrouverait-elle bientôt son calme. Puis Hiên escalada lestement le mirador branlant qui abritait les jeunes femmes.

Trois d’entre elles riaient, pleuraient, déchiraient leurs vêtements et s’arrachaient les cheveux, tandis que la plus jeune, l’air désespéré, courait de long en large, la tête dans les mains. Elle n’était pas encore atteinte de la maladie de ses compagnes, mais, dans son état, elle ne pourrait plus y échapper longtemps.

Bien qu’endurci par la guerre, Hiên, pendant quelques instants, se mit à trembler d’émotion devant les corps nus et vigoureux des jeunes femmes. L’homme qui sommeillait en lui se ressaisit brusquement et il se rappela une ruse dont il avait entendu parler vaguement dans son adolescence. Il bloqua la gâchette de son pistolet et déboucha en trombe dans le mirador en criant à pleins poumons :

- Hé les Viêt Công ! Où est le dépôt ? Montrez-le moi vite, ou je vous fais sauter la cervelle !

Comme par miracle, les rires cessèrent net. Les femmes, sorties de leur folie, se saisirent rapidement de leurs armes, et les braquèrent sur Hiên, prêtes à tirer. Alors un des soldats, caché dans un buisson, hurla : « Ne tirez pas ! c’est un des nôtres ! ». Reconnaissant aussitôt l’uniforme et l’étoile de son casque, les jeunes femmes baissèrent leurs armes. Devant ces hommes, elles prirent soudain conscience de leur nudité. Humiliées, elles s’enfuirent dans le bois et s’écroulèrent en larmes sur des souches d’arbres. Même Thảo, qui ne souffrait pas encore de ces crises de rire, se cacha elle aussi. La nudité de ses camarades exposée au regard de ces inconnus lui broyait les tripes. Elle ressentait de la honte de voir leur pureté bafouée. Elles ne regagnèrent le mirador qu’à la nuit tombée, après avoir vérifié que tout était calme.

Les soldats étaient partis. Ils avaient laissé un message, griffonné sur un morceau de papier arraché à la hâte d’un cahier :

« Chères camarades, nous avons pris des munitions et vous ferons porter des secours. C’est la guerre et nous n’y sommes pour rien. Pardonnez-nous. Adieu ! »

Des infirmières vinrent, quelques jours plus tard, leur apporter une sorte de médicament de couleur blanchâtre. Elles étaient déjà guéries mais semblaient vieillies de vingt ans.

Après cet épisode, le bois fut baptisé « La Forêt qui rit ». Au lieu d’appeler le dépôt de munitions par son nom officiel, les soldats disaient désormais avec humour : « Je vais aujourd’hui me ravitailler au dépôt La Forêt qui rit ».

Les mois passèrent et le front se rapprochait encore. On décida de déplacer le dépôt La Forêt qui rit, mais entre-temps, un escadron ennemi s’en empara ainsi que des cinq jeunes femmes. La typhoïde, qui n’épargne jamais les habitants de la forêt, finit par ronger Thao. Ses quatre camarades l’avaient dissimulée dans le creux d’un tronc d’arbre loin du dépôt, puis étaient revenues chercher leurs fusils, prêtes au combat. Mais il n’y eut pas de miracle pour ces jeunes femmes : ne pouvant tenir tête à l’ennemi, elles avaient préféré garder pour elles la dernière balle plutôt que d’être violées. Leur nom et leur âge auraient dû faire les gros titres de tous les journaux, comme ceux des héros, mais il n’en fut rien. Elles reposaient maintenant dans une fosse commune que Thao, qui s’était réveillée le lendemain après le départ de l’ennemi, avait creusée de ses propres mains fragiles et tremblantes.

Sa tête était prête à éclater, mais elle ne parvenait pas à pleurer. Elle se souvenait de la veille : la forêt, chaude comme une étuve, avait paru transpirer dans la touffeur de la nuit. Les cinq jeunes femmes avaient eu une sorte de prémonition. Elles avaient bavardé, puis l’une d’entre elles avait voulu entendre à nouveau l’histoire d’amour de Thao. La jeune femme, comme d’habitude, avait parlé avec verve et réalisme de son amant, le prince charmant de ses amies. Les yeux brillant de plaisir, elles buvaient chaque parole. Avant de s’introduire dans la moustiquaire, Thắm, la responsable du groupe, était venue poser sa main sur la tête de Thao, et avait murmuré : « Petite sœur, tu ne crois pas que tu es folle de lui ? Je ne sais pas, mais j’ai soudain peur pour toi. Tu es la seule d’entre nous qui connaisse le bonheur. Quand la guerre sera finie, ne laisse pas ton amant s’apitoyer sur ton sort ! »

Thao en avait voulu un instant à Thắm. Mais maintenant, ses camarades étaient mortes et leur corps avait subi chacun une mutilation différente. Un coup de baïonnette avait lacéré atrocement la poitrine de Tham, que Thao aimait lorgner lorsqu’elles se baignaient ensemble. Thao se disait alors : « Sa poitrine est belle comme celle de Vénus, si seulement j’avais la même ! ». Thao, tremblante d’émotion, avait placé les corps de ses quatre compagnes dans la fosse et les avait recouverts de feuilles mortes et de terre. Elle y avait ensuite planté quatre arbustes qu’elle avait arrosés avec l’eau de sa gourde. La terre, très sèche, avait tout absorbé en un rien de temps.

Plus tard, à l’hôpital militaire où elle était soignée, Thao avait appris que Hiên, le sauveur de ses camarades en proie à la démence, avait été abattu dans un combat. Il semble que les instances supérieures auraient souhaité le citer pour sa bravoure et son sacrifice, mais au moment de la transmission de son dossier aux autorités du Nord, sollicitant une décoration à titre posthume pour conduite héroïque, des cadres politiques avaient découvert les lignes suivantes dans son journal intime enfoui au fond de son paquetage :

[…] Jamais je ne pourrai oublier tout ce que j’ai vu dans La Forêt qui rit. La mort elle-même m’aurait semblé plus agréable. Depuis neuf ans que je me bats, j’ai entendu, pour la première fois, les rires déments de la guerre.

Il est terrible que des femmes aient dû y participer. J’aurais accepté de mourir deux fois pour qu’elles soient épargnées.

Je tremble de peur en imaginant ma petite amie et ma petite sœur atteintes du même mal dans une immense forêt. 

A cause de ces quelques lignes, on avait conclu arbitrairement que Hiên avait les pensées indécises d’un petit bourgeois, ce d’autant qu’il avait été étudiant. Son acte héroïque n’avait été que spontané. « Il a eu la chance de ne pas avoir à faire son autocritique », avait ajouté un commissaire politique.

Tout cela appartient au passé.

Deux ans plus tard, Thảo, la seule survivante de La Forêt qui rit, était en première année à la Faculté de lettres.

Son allure était intacte, mais son regard semblait perdu dans un long rêve. La pâleur de sa peau trahissait la forte fièvre subie dans la forêt. Son visage ne s’animait que lorsqu’elle souriait, ce qui était rarissime. Elle se recroquevillait souvent dans un coin de son lit pour écrire son journal intime, et était généralement absente de la conversation de ses amies d’études.

La nuit, elle faisait deux sortes de rêves : dans les premiers, elle revivait son enfance, retrouvait son épingle à cheveux favorite, et – oh, joie suprême ! – avait le loisir de ramasser des œufs de cane dans le jardin. Dans les seconds, elle revoyait son adolescence et ses cheveux tomber en abondance sur la poitrine écrasée de Thắm. De ces cheveux enchevêtrés suintaient deux larmes de cristal, si dures qu’on n’aurait pu les briser. Puis Thao se réveillait en sursaut, criait et s’agrippait aux barreaux glacés de son lit.

Elle observait alors le sommeil des onze jeunes femmes de sa chambrée. Peut-être rêvaient-elles, elles aussi. Leurs lèvres semblaient esquisser un sourire paisible et leurs joues rosissaient. Qu’elles étaient adorables ! Leurs songes devaient être bien différents de ceux de ses compagnes de guerre maintenant disparues. Thao soupirait longuement à la pensée qu’elle ne pourrait jamais s’intégrer à ce groupe, car elle était désormais désorientée.

Thành, son amour, le prince des cinq jeunes femmes de La Forêt qui rit, était en dernière année à la même faculté. Fidèle à son serment, il prenait soin d’elle. Ils se donnaient rendez-vous tous les samedis soir : il attendait Thao dans un couloir et l’emmenait, pour rentrer à neuf heures précises. Ils se promenaient sur le chemin bordé de filaos baignant dans la clarté de la lune. Mais ils se parlaient peu, marchaient en silence en écoutant le gazouillis des oiseaux qui regagnaient tardivement leurs nids.

Lorsqu’ils étaient en tête-à-tête, ils se sentaient gênés, coupables, incapables d’échanger une parole. Chaque samedi, Thao avait à la fois peur et envie de le revoir. Mais elle ne retrouvait plus les yeux brillant de plaisir de son amour comme lors de leurs premières rencontres.

Thao se rembrunissait en se souvenant du jour de sa démobilisation, après tant d’années de séparation. Quand elle était descendue du train, son paquetage sur le dos, il était déjà là. Surpris de la voir si maigre, dans un uniforme usagé, la chevelure abîmée, les lèvres pâles, il n’avait pu réprimer un petit cri : « Oh ! Mon amour ! ». Alors Thao avait senti un courant glacial lui traverser la poitrine et des larmes amères lui monter aux yeux. Thành, comprenant tout et voulant se racheter, avait été plus qu’attentionné, ce qui l’avait mise encore plus mal à l’aise. Elle l’avait regardé au fond des yeux :

« Tu ne m’imaginais pas dans un pareil état, n’est-ce pas ? »

« Qu’importe ! L’essentiel, c’est que tu sois rentrée »

« Ce n’est pas vrai, je le sais bien. Aujourd’hui, tu es heureux de me revoir, mais demain tu penseras que m’aimer est un trop grand sacrifice »

« Ne dis pas ça, ma chérie ! Je t’ai attendue toutes ces années ! »

« Oui, justement, mais je te rends dès maintenant ta liberté ! »

« Ma petite chérie, ne sois pas désagréable ! On se revoit à peine et tu fais déjà la tête. Tu as vraiment envie de me dire tout ça après des années de séparation ? »

Puis, dans un sourire, il lui avait pris la main, et elle, radoucie, avait alors pensé : « Les années de guerre m’ont peut-être rendue agressive !...»

Le rituel du samedi soir avait déjà duré six mois.

Un jour, profitant d’une pause, elle alla voir Thành dans son cours. Ils conversèrent quelques instants dans le couloir. Soudain, il cessa de parler. Son visage, pâle, vira au rouge, tandis que Thao, surprise, se retourna et vit s’approcher une jeune femme charmante au visage épanoui, aux lèvres écarlates et à la peau rose. Celle-ci, étudiante dans le même cours, le considéra d’un regard à la fois admiratif et candide. Lorsqu’elle entra dans la salle, Thành s’était déjà ressaisi et avait poursuivi la conversation. Mais ses belles mains, moites, tremblaient. S’en voulant à lui-même, il frappa légèrement la rambarde de la galerie et, l’air coupable, regarda Thao à la dérobée.

Soudain elle comprit tout, mit fin hâtivement à la conversation et se retira. Elle déplorait son sort, mais comprenait Thành. Il était clair que les deux jeunes gens s’aimaient en silence. Quel beau couple. Ils étaient d’ailleurs dans le même cours, comment auraient-ils pu ne pas s’aimer ? Thao était un obstacle pour eux. Thành ne lui était plus attaché que par devoir et non par amour. « Je lui ai conseillé plusieurs fois d’aimer une autre femme, mais il ne pouvait s’y résoudre. Si on se mariait, la vie serait dépourvue de sens… ». Soudain, les conseils de Tham, la nuit précédant le massacre, lui revinrent à l’esprit.

Après les vacances d’été, elle évoqua avec lui leur mésentente, et lui annonça qu’elle aimait un autre homme. D’un ton neutre, elle lui demanda de l’oublier, ce qu’il prit pour un mensonge. Les mois suivants, le samedi soir, elle recevait une enveloppe épaisse sur laquelle étaient écrits avec soin ces quelques mots : « A Mạc Thị Thảo, ma bien-aimée ».

Thành prenait cela peu à peu au sérieux, lui reprochant intérieurement d’être infidèle. Mais, au fond, il se sentait soulagé.

Un mois plus tard, il fit des propositions à son amie d’études, puis, le mois suivant, juste avant la fin des cours et le début des grandes vacances, ils célébrèrent leur mariage.

La nuit de leurs noces, Thao alluma une lampe à huile posée à son chevet. Elle s’était gardée d’allumer la lampe électrique, de crainte de réveiller ses compagnes de chambrée. Depuis qu’elle recevait régulièrement des lettres d’amour, les étudiantes la considéraient comme une femme infidèle, et l’avaient mise en quarantaine.

Thao compta ses lettres à la lueur de la lampe à huile. Elle n’avait jamais décacheté les seize lettres qu’elle avait reçues ces quatre derniers mois, pendant lesquels elle avait été la cible de tous. « Quelle perfidie, murmurait-on. Comment Thao a-t-elle pu se comporter ainsi à l’égard de son amoureux, le beau garçon si fidèle ? ».

Elle ouvrit la première lettre en pensant à Thành. En ce moment même, il se pâmait d’amour et de bonheur dans les bras de sa jeune femme. Des mois durant, dans La Forêt qui rit, elle avait ardemment rêvé de ces instants de délices, véritable lueur d’espoir, qui l’avait aidée à survivre dans la forêt inhospitalière.

Ces instants de délices !… Thao voyait la lumière de la lampe à huile s’estomper doucement. Son feu se métamorphosait en une sorte de tomate écarlate, prenant la forme d’un cœur qui bat la chamade. De la main, Thao la saisit et la fit crever ; un liquide rougeâtre comme du sang en jaillit et coula le long de ses bras vers son cœur. Elle éclata de rire en sentant ce liquide lui chatouiller la peau, d’un rire inconscient et incontrôlable ! Elle leva vivement les bras et jeta les seize lettres pêle-mêle sur son lit.

Son rire nerveux réveilla en sursaut la jeune fille dormant à proximité. Celle-ci, apercevant la lueur tremblotante de la lampe et entendant les rires saccadés de Thao mêlés à ses sanglots, prit peur et réveilla toutes les autres étudiantes. Tout le monde crut que Thao devenait folle. « C’est de l’hystérie », diagnostiqua l’une d’entre elles, d’une voix assurée. « Je ne suis pas folle », rétorqua Thao. Elles s’alarmèrent pour de bon et saisirent alors Thao par les pieds et par les mains pour la porter, avec le secours de quelques garçons, à l’infirmerie de la Faculté, où on la gava de comprimés blancs de Gardénal. Cette nuit-là, les jeunes filles, inquiètes, ne retrouvèrent leur calme que dès que Thao fut endormie.

Elles rentrèrent alors dans le dortoir et, remettant son lit en ordre, y découvrirent les enveloppes éparses dont l’une était ouverte :

« Désormais je m’écris une lettre tous les jeudis soir, je la poste le lendemain pour la recevoir le samedi. C’est vraiment ridicule, mais sans ce stratagème Thành n’aurait pas le cœur de m’abandonner. Ô Tham ! Je suis la seule survivante, mais mon bonheur, lui, n’a pas survécu. Reposez en paix, mes soeurs d’armes, dans La Forêt qui rit et rassurez-vous, je ne ferai absolument rien pour déshonorer votre mémoire : Thành sera toujours notre prince généreux ! »

Achevant leur lecture, les étudiantes, perspicaces, comprirent tout. Elles se mirent à pleurer en se rappelant qu’elles avaient cherché naguère à se débarrasser de Thao. Le jour à peine levé, elles se ruèrent dans la chambre nuptiale de Thành, située à l’étage supérieur, pour le tenir au courant. 

Réveillé par leurs appels à la porte, celui-ci grommela, énervé. Sans mot dire, elles le conduisirent auprès du lit de Thao sur lequel étaient éparpillées les seize lettres. Il lut la première puis les décacheta toutes. Les deux tiers d’entre elles n’étaient que du papier blanc. Un violent malaise l’envahit.

Bouleversé, il quitta la chambre et se précipita à l’infirmerie. La porte était entrouverte : Thao n’était plus là. Sur le lit couvert de draps blancs, son corps menu avait laissé son empreinte. La veille, pendant qu’il jouissait de sa nuit de noces avec une autre femme, on avait cru Thao folle et on avait ri d’elle, en la forçant à absorber des tranquillisants…

Thành sortit de l’infirmerie et déboucha dans la rue. Le vent du nord-est soufflait en froides rafales. Les feuilles jaunies voltigeaient comme des nuées de papillons pris dans une tempête, et dans sa tête tourbillonnait l’image d’une jeune femme dénuée de tout, qui s’était imposée de s’écrire des lettres à la lueur rougeâtre d’une lampe à huile. Il pensa d’emblée à la légende de cette variété de salangane qui vit en pleine mer et tisse son nid avec des gouttes de son sang et, une fois épuisée, se hisse dans un dernier effort vers les hauteurs, pour mieux s’écraser ensuite sur les rochers.

Thành erra dans les rues menant à la gare, le lieu de rencontre où ils s’étaient rendus tant de fois. Ici, avec sa maigre bourse, il lui avait souvent acheté des prunes. Bien qu’encore vertes et acides, Thao les avait mangées sans hésitation pour lui faire plaisir. Reconnaissant aussitôt la marchande de prunes, qui somnolait, le visage posé sur une main, il s’approcha et lui demanda :

- S’il vous plaît, madame, n’auriez-vous pas vu passer une jeune femme dans un vieil uniforme ?

Sursautant à la voix du jeune homme, la marchande se pinça le nez pour se réveiller :

- Non… peut-être… oh oui ! La jeune fille qui venait ici avec vous ? Son train est parti depuis longtemps.

Il partit lui aussi pour le village natal de Thao, mais elle n’y était pas. Il rentra alors chez lui, pour vivre avec sa femme, et travailler à Hà Nôi. Sa vie s’installa dans le train-train quotidien, mais l’image de l’oiseau le hantait.

Cinq années plus tard, les anciens élèves de la Section littéraire se réunirent à la Faculté pour évoquer les grands moments de leur vie d’étudiant.

Malgré le froid, Thành choisit une place près d’une fenêtre. Son regard ne quittait guère la porte d’entrée.

« Qui sait si, par miracle, Thao n’allait pas paraître ? Et si ce miracle se produisait, qui verrais-je entrer ? Une femme au visage fané et au regard éteint ? Une bonzesse égrenant son chapelet et saluant Bouddha ? Une patronne couverte de bagues et de bracelets ? Ou une journaliste de grand talent venue de Sài Gon ? ».

La fête battait son plein. Dehors, le vent froid soufflait par intervalles. Mais le regard de Thành restait rivé sur la porte. « Ô, Forêt qui rit ! Déjà rassasiée de sang et de larmes, pourquoi avoir ravi à jamais mon petit oiseau si fragile ? »

 

Traduit par D. T. Do-Hurinville

(extrait de l’Appel du Sáo, 2006, NXB Hội Nhà Văn)