Odeur fauve
Quý Thể
- Chéri ! avait-elle murmuré.
Je feignais de dormir. Nous nous faisions encore la tête. Je savais qu’elle était rentrée à minuit. Elle avait ôté sa tunique pailletée, l’avait accrochée au portemanteau et était entrée dans la salle de bains. J’avais entendu le bruissement de la douche et le grincement de la porte. Puis elle était venue s’étendre doucement sur le lit, à mes côtés. Cet instant ne m’avait pas semblé propice à une réconciliation. En effet nous étions en froid depuis plus d’une semaine.
- Pourquoi t’es-tu couché si tôt ?
Me frôlant imperceptiblement l’épaule elle avait susurré, comme une invite :
- Chéri, je viens de faire ma toilette.
Puis, soudain, elle m’avait retourné fermement vers elle en disant :
- Aujourd’hui, je te réserve une bonne surprise.
Elle m’avait embrassé tendrement. Son corps frais, humide encore, exhalait un parfum étrangement sensuel, qui rappelait celui de la rose, et dont elle ne s’était jamais servie. Je n’avais plus sommeil. Dans mes bras, une jeune femme douce et pulpeuse était pelotonnée, dont l’odeur était d’une sensualité inédite. Cet agréable effluve éveillait tous mes sens. Elle se métamorphosait en une autre femme, inconnue de moi-même comme d’elle-même. Je ressentais dans son attitude une joie inavouée, et notre brouille récente semblait faire place à la réconciliation.
Elle se montrait toujours raisonnable et moi, en revanche, intransigeant et entêté. Depuis une semaine nous ne nous parlions plus. La cause en était bien simple : je lui avais demandé d’abandonner son métier, mais elle ne partageait pas mon avis. J’étais professeur de mathématiques dans une grande université et elle, dompteuse de tigres. Elle était donc beaucoup plus renommée que moi et son revenu plus important que le mien. Malgré ces avantages, je ne pouvais supporter sa singulière profession. « Ecoute, dit-elle, j’aime mon travail et les tigres. Eux, ils m’aiment aussi. Que ferais-je d’autre ? Secrétaire ou vendeuse ? Trouver un emploi n’est pas facile. Mais un poste de secrétaire est plus simple à trouver que ma spécialité. J’aime l’atmosphère du cirque, je m’y sens bien ». Malgré ses justifications, son métier me paraissait toujours farfelu.
Paradoxale était notre union : nos professions et nos caractères étaient aux antipodes. Avant notre mariage, quelqu’un nous avait mis en garde contre cette alliance fragile et ce bonheur éphémère. Mais nous n’en avions cure. Elle avait alors exprimé une idée drôle qui m’avait beaucoup plu : « Notre enfant sera fort comme un tigre et intelligent comme toi ».
Voici l’histoire de notre rencontre. Lors de la distribution des prix à la fin de l’année universitaire, j’étais à moitié ivre à force de trinquer avec mes étudiants. L’un d’eux eut alors une idée, approuvée de tous : « Si on allait au cirque ? » J’avais neuf ans quand j’y étais allé la dernière fois. Depuis, je ne m’étais plus intéressé à ce genre de divertissement.
Nous entrâmes sous le chapiteau au moment où retentissait une salve d’applaudissements. Plusieurs spectateurs se levèrent pour aller offrir des fleurs à une jeune femme, étincelante dans sa tunique pailletée. Un projecteur, braqué sur elle, mettait en valeur son sourire radieux. A ses côtés, trois grands tigres étaient prosternés. De toute ma vie, je n’avais jamais rien vu de si impressionnant. Une femme de petite taille subjuguait trois seigneurs de la forêt ! Un étudiant me tendit soudain un bouquet d’œillets pourpres et me poussa à l’offrir à la belle. Je m’exécutai machinalement. Pour la première fois, j’offrais des fleurs à une artiste, qui plus est une dompteuse d’animaux.
Me voyant l’air dépaysé, dissimulé derrière d’épaisses lunettes, incongrues dans l’ambiance électrique du cirque, elle me gratifia d’un joli sourire : « Monsieur, vous venez nous voir pour la première fois, n’est-ce pas ? » De près, avec sa chevelure souple et chatoyante comme la soie, elle était très gracieuse et, curieusement, son visage aux traits fins n’était même pas maquillé. Elle rayonnait, couronnée de l’estime du public. Même si un jour je parvenais au sommet de ma carrière, je ne pourrais jamais espérer rallier tant d’admirateurs. Je m’approchai d’elle et lui fis une confidence que je n’avais jamais faite à aucune autre femme : « Mademoiselle, j’admire profondément votre talent. Pourrais-je vous revoir après le spectacle ? » « Avec grand plaisir, Monsieur » répondit-elle à mi-voix.
Par la suite nous nous rencontrâmes très souvent et tombâmes amoureux l’un de l’autre, tout en prenant conscience de la singularité de notre histoire d’amour. Selon elle, c’était un amour sans précédent, unissant la force à l’intelligence. Puis nous décidâmes de nous marier.
Ce mariage mérite d’être raconté. Tandis que mes invités, appartenant à la haute société et à l’intelligentsia, étaient avares de sourires et de plaisanteries, ses camarades, au contraire, jouaient les boute-en-train. Fêtards, ils buvaient, faisaient du bruit et s’égosillaient comme des fous. J’éprouvai soudain de la sympathie pour ce monde si vivant. Un jongleur improvisa un numéro avec des baguettes, puis un magicien prit une serviette, en recouvrit un bol de soupe et ordonna : « disparais ! » Le bol ne disparut pas, mais un fou rire éclata gaiement. Les clowns s’en donnaient à cœur joie. Les professeurs perdaient peu à peu leur air coincé en prenant pleinement part à la fête. Le vin coulait à flots, et avait délié la langue de l’un d’entre eux qui entonna la chanson La belle et la bête, la dédiant aux jeunes mariés. La bête, le chanteur faisait-il allusion à moi ? Il est vrai que je suis laid et ringard. Puis une jeune acrobate chanta à tue-tête : « Eh ! professeur, ne te fais pas dévorer par la tigresse pendant la nuit de noces ! » Après quoi, l’écuyer du cirque lança : « Jeune mariée, mets ton fouet dans ta chambre, et s’il bâcle son travail, donne-lui en quelques coups ! »
Durant notre nuit de noces, je ne fus ni attaqué ni fouetté. Ma femme, si imposante et brave sur la piste, paraissait d’autant plus petite et tendre dans mes bras. Sa souplesse me surprenait. « Le dompteur, dit-elle, doit savoir traiter ses animaux avec douceur ». J’étais devenu, semble-t-il, son animal chéri.
De cette nuit-là je gardai le souvenir impérissable de l’odeur âcre de son corps, de ses cheveux surtout. Je compris plus tard que c’était l’odeur du tigre, un relent inoubliable.
Après notre lune de miel, les années s’égrenèrent. Nous vivions dans un relatif bonheur. Nous ne nous voyions que rarement. L’hiver, tandis qu’elle se produisait avec ses tigres, je participais à des colloques à travers le pays ou à l’étranger. Les rares instants passés ensemble étaient donc très précieux. Rien ne l’intéressait de mon métier tandis que ses anecdotes de cirque, inépuisables, me passionnaient. Une fois, elle me parla de Tô Tô, un ours qui n’avait pas voulu entrer en piste ; personne alors n’avait pu en connaître la raison, mais on comprit plus tard que c’était sa période d’hibernation ; puis de la charmante tigresse Dac Lac, longue de deux mètres, pesant cent cinquante kilos, qui venait de mettre au monde ses premiers bébés tigres. Une autre fois, elle me conta une histoire assez émouvante : une oie avait été écrasée sur la piste par un cheval. Avant de mourir, elle avait étendu ses ailes pour embrasser son maître qui pleurait à chaudes larmes et jura de ne plus jamais dresser une autre oie. Puis elle me montra un jour la lettre d’amour glissée dans un bouquet de fleurs offert par un jeune spectateur…
Ses coéquipiers la raillaient-ils parce qu’elle avait épousé un professeur ? Pour ma part, j’étais la risée de mes collègues. Une jolie secrétaire, jeune et célibataire, me demanda un jour à brûle-pourpoint : « Vous a-t-elle fait sauter à travers des anneaux de feu ? » Une autre fois, celle-ci me posa une autre question impudente : « Au lit, vous a-t-elle déjà griffé en rugissant ? » Déambulant dans la rue, nous étions parfois harcelés par des regards inquisiteurs qui m’agaçaient. Alors je ne voulus plus sortir avec elle.
Je pris pleinement conscience des inconvénients de son métier lors de l’anniversaire d’un ami. Le chien de notre hôte avait sympathisé avec tous les convives, sauf avec elle. Il aboyait après elle et tentait de la mordre. Les autres femmes échangeaient des sourires narquois, semblant dire : « Une tigresse et un chien se querellent… » Ce jour-là, elle se sentit mal à l’aise et m’incita à rentrer vite.
Une fois à la maison, elle me dit : « Mon odeur de tigre te fait de la peine, n’est-ce pas, chéri ? » Pour la première fois, elle évoquait cette odeur ; pour la consoler, je répliquai sans conviction : « Pas du tout, chérie, je t’aime, et j’aime aussi cette odeur de fauve ». Elle sourit : « Tu mens, chéri ! Je sais que tu ne peux pas la supporter et c’est pourquoi le mois dernier tu as voulu dormir seul sous prétexte que le lit était trop petit pour deux. Tu sais, les autres femmes peuvent se parfumer, pas moi ». Je lui en demandai la raison : « Ecoute, expliqua-t-elle, les animaux, surtout les tigres, perçoivent l’entourage par l’odorat et non par la vue. Une odeur étrangère est une ennemie ». Sa voix trembla alors de tristesse et de déception : « Je sais que tu n’aimes pas cette odeur dans notre lit ».
Le soir suivant notre réconciliation, elle eut un accident mortel. Elle était déjà morte quand j’arrivai. Terrassé par la douleur, je la pris dans mes bras. Ses cheveux souples et chatoyants dégageaient un léger parfum de rose, dont elle s’était servie la veille. Sous les rayons vifs des projecteurs et dans sa tunique pailletée baignée de sang, le visage serein, elle semblait rêver. Je pleurai comme jamais je n’avais pleuré. Je hurlai : « Tu savais que c’était dangereux, mais pourquoi t’es-tu forcée à le faire pour satisfaire mon égoïsme monstrueux ? » Je voulais être condamné à l’enfer pour me racheter.
Le lendemain, le directeur du cirque me rapporta les détails de cette nuit terrible. La tigresse Dac Lac, malade depuis quelques jours, avait changé de comportement. Elle était redevenue sauvage, voyant son mâle enfermé dans une cage avec une autre femelle. Par prémonition, le directeur avait conseillé à ma femme de renoncer à son numéro, mais elle s’était montrée très sûre d’elle, disant avec fermeté : « Non ! Le dompteur ne doit pas être timoré ! ». Puis, avec fierté, elle s’était dirigée vers la piste à pas décidés dans un tonnerre d’applaudissements. Les trois grands fauves obéissaient au moindre claquement de son fouet. Selon le scénario du numéro, Dac Lac devait sauter dans un anneau de feu. Ma femme se tenait debout devant elle, faisant claquer son fouet. Le fauve avait bondi sur une chaise, ma femme s’en était approchée brandissant l’anneau. Soudain, la bête s’était ramassée et lui avait jeté un regard insolite. Le directeur avait plongé la main dans une poche de sa veste pour en extraire son revolver. Avec une intuition aiguë, ma femme avait compris que la tigresse allait l’attaquer, et que celui-ci allait l’abattre. « Ne tirez pas ! », avait-elle hurlé. Dac Lac s’était alors jetée sur elle comme un bloc de pierre, la plaquant sur la piste. Le fauve, ivre de sang, s’était retourné et avait été abattu sur-le-champ. La tunique blanche et pailletée de ma femme était maculée de sang. Le chapiteau entier était comme pétrifié par la panique. A cet instant, elle avait essayé de murmurer, d’une voix faible et saccadée : « Dac Lac, elle est morte, n’est-ce pas… ? Dommage…! Elle avait quatre bébés…ce n’était pas sa faute…c’était la mienne…! »
Les premiers instants d’effroi passés, les musiciens s’étaient ressaisis et mis à jouer, sans conviction, une musique militaire. Selon la tradition du cirque, les musiciens doivent, quoi qu’il advienne, jouer jusqu’au bout. Mais le cœur du public et des acteurs n’y était plus. La musique avait fini par s’arrêter. Un silence de mort avait envahi le chapiteau qui semblait être transformé en tombeau. On attendait avec impatience des nouvelles de l’hôpital. Une heure plus tard, ma femme avait succombé à ses blessures. Le directeur, bouleversé, était venu sur la piste annoncer cette triste nouvelle aux spectateurs, qui ne voulaient pas rentrer chez eux. Ils s’étaient approchés du lieu de l’accident et y avaient déposé beaucoup de fleurs. Les clowns, les yeux noyés de larmes, s’étaient retirés, chancelants…
Traduit par D. T. Do-Hurinville
(extrait de l’Appel du Sáo, 2006, NXB Hội Nhà Văn)