Royaumes perdus et retrouvés
par Daniel Rondeau
L’EXPRESS, 12-02-2006
Au centre du triangle humain de Terre des oublis, un univers de souffle,
aux dimensions cosmiques, le Vietnam
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La romancière vietnamienne Duong Thu Huong a choisi une femme, Miên, et deux hommes comme héros de Terre des oublis. Les deux hommes sont les maris de Miên. L'un avait été déclaré mort à la guerre. Ce vétéran communiste revient un matin de juin. Assoiffé de vivre, il apparaît vite pour ce qu'il est : une figure du malheur et de l'impuissance. L'autre est l'aimé, épousé après deux ans de veuvage. Il lui a construit une maison avec une terrasse et donné un fils.
Miên sait qu'elle va perdre un bonheur qu'elle commençait à peine à découvrir. Sous la pression muette des autorités et de la collectivité de son village, elle prépare son départ comme un exil pour rejoindre ce fantôme sorti de la jungle et qu'elle avait oublié. Trois courbes de vie ligotées par le destin, foudroyées par une conjonction où la nouvelle situation de chacun paraît sans issue. Cette œuvre fait vivre de façon magnifique et nuancée le chant tragique de ces trois existences.
Il faut dire tout de suite que Terre des oublis appartient à cette catégorie de romans qui inventent au fil des pages leur inspiration, leur acuité, leur tempo et leur forme. Au centre du triangle humain, un univers de souffle, aux dimensions cosmiques, le Vietnam. Ce pays est le quatrième personnage du livre, raconté par une prose fluide et évocatrice, où se glisse la poésie. Des souvenirs, des espérances, des paysages, des clairs de lune, des vallées couvertes de fleurs éphémères, des plantations, des collines, des cerfs, des daims, mais aussi des hommes brûlés par les bombes et la dioxine, des cadavres déchiquetés par des vautours, les âmes des morts qui prennent beaucoup de place, des masures à toit de feuilles, des villas somptueuses, des jalousies et des haines fraternelles, le poids de la rumeur de la foule.
Ce roman est celui de l'amour, des passions enchaînées, des métamorphoses et des cicatrices, de la fragilité des royaumes perdus et retrouvés. On y croise des êtres épris d'absolu, des cœurs purs qui trébuchent, des volontés résignées, des héros qui ont raté le coche, des esprits écartelés; et la douceur de la vie, quand même : le parfum du thé, gingembre ou jasmin, des pâtisseries au miel, des journées de chasse, les appels stridents dans les halliers, et l'air saturé de l'odeur des grillades, de la viande sautée avec des oignons et de l'ail. Méditation sur la puissance de la vie, ce chef-d'œuvre de Duong Thu Huong nous fait entrer dans l'intimité d'un pays, mais aussi dans d'étranges contrées où les hommes ne cessent d'interroger leurs vérités intérieures pour s'approcher, non sans crainte, des secrets de leurs errances.