Figaro Magazine

Manuel Carcassonne

*

La louve solitaire de Hanoi

DUONG THU HUONG

*

 

Exclue pour indiscipline du Parti communiste en 1990, assignée en résidence, la romancière vietnamienne la plus connue au monde publie « Terre des oublis », son chef d’œuvre.

« VOUS ÊTES bien naïf !» articule distinctement Duong Thu Huong, comme s'il lui fallait être certaine d'être comprise. Notre question sur l'influence bénéfique de l'éco­nomie de marché en dictature communiste n'incite pas la dissi­dente, jadis emprisonnée, à juger que nous avons la pleine mesure de ce qu'est un régime répressif. Elle n'a pas tort. Nous sommes les enfants chéris de la molle démo­cratie, elle a l'énergie scandée d'une guerrière apte à survivre en milieu hostile. Comment pour­rions-nous imaginer la fin de nos libertés ? Comment pourrait-elle semer les deux hommes qui la suivent et l'escortent jusqu'à l'avion ? Comment revivre une jeunesse perdue, martyrisée, à l'ombre du Parti ?

La soixantaine joliment por­tée, avec même une pointe de co­quetterie, Duong Thu Huong, née en 1947 à Thai Binh, ne cultive guère l'ambiguïté, du moins dans sa vie frondeuse, à mi-chemin de la provocation rouée et de la sin­cérité militante. Sa génération épouse les lucidités soudaines des anciens compagnons de rou­te du Parti. C'est une renégate à l'idéologie. Sa jeunesse est escor­tée de slogans utopiques, marches en treillis, courses sous les bombes du 17e parallèle, la ligne de feu, la région la plus exposée du Nord-Vietnam pendant la guerre avec les États-Unis.

Dégrisée

A 20 ans, elle combat dans les bri­gades volontaires du mouvement « Chanter plus haut que les bombes », un nom qui dit assez l'ambition des brigadistes. Elle y reste jusqu'en 1975, consumant ses forces dans une guerre injuste, meurtrière, éducation hors les mûrs d'une romancière sur le ter­rain de la folie : les hommes er­rent dans les tranchés, deviennent fous, malades, amputés, napal­més, les femmes accouchent seules à même le sol. L'idéologie solidifie le tout : ciment impéné­trable de longue durée. Toute cet­te foi militante gaspillée pour rien, dit-elle, mélancolique. Un jour, la brigadiste comprend qu'on abat aussi les Vietnamiens du Sud, ses semblables, et qu'elle n'en voit pas la raison. Dégrisée, elle travaille pour nourrir sa famil­le comme scénariste salariée aux studios des films de fiction de Ha­noi », 600 salariés au service de l'Etat, remaniant des scripts ja­mais tournés, vite censurés, pas de danger.

En avril 1990, pendant une ré­union de l'association des intel­lectuels de Saïgon, quelqu'un de sans doute mal intentionné lui pose la question suivante: «  Le nouveau président tchèque est unécrivain. Serez- vous le Vaclav Ha­vel duVietnam ? » La réponse ne pouvait que déplaire aux autori­tés. Peu de temps après, elle passe sept mois et six jours isolée dans une cellule, elle est expulsée des rangs du PC. Elle vit aujourd'hui en résidence surveillée, suivie, confinée dans une solitude dont elle sort à intervalles irréguliers, pour voyager ou rencontrer des interlocuteurs étrangers, français et américains. Mais cette partisa­ne de la dissidence, cette féminis­te décorée par Jacques Toubon en 1995, cette romancière féconde à l'ample mouvement créateur ne quitte pas le Vietnam. «  Je choisisde rester auVietnam pour jouer la partie qui me plaît. Je résiste en marginale, soutenue par la lutte des bouddhistes, des catholiques, des protestants qui défendent lescaptifs et les prisonniers poli­tiques. Onm'insulte, on me calomnie, onme jette en prison, mais jecontinue, j'écris, je parle, je vois qui je veux. Nousdevons prendre notre destin, si douloureux, en mains. Je suisune louve solitaire. »

Une fresque Impressionnante

En staccato de mots, sourcils froncés, sourires de circonstance, Duong Thu Huong est tout de même en représentation : une dissidente à Paris. Vive, elle tranche. Prompte, elle réagit. Heureusement, il y a son livre : 800 pages d'une fresque impres­sionnante, intime et historique à la fois, et surtout un plaisir de lec­ture comme on n'en a pas connu depuis les bancs de l'école !

La romancière écrit large, gé­néreusement, en voluptés casca­dantes, en sensations corus­cantes, se réincarnant à chaque page en insecte éphémère qui meurt à l'aube, en fruit juteux, en femme agenouillée dans les ri­zières, en soldat perdu dans les brûlures de la guerre entre Laos et montagnes vertes, fantômes du passé et illusions du présent.

Jamais ne la quitte l'appétit du détail charnel, sensualisme sou­dain qui caresse ou cingle : « Sapeau scintille dans la lumière des chandelles, blanche comme le lard gelé oula coquille des oeufs. Il a la peaude Miên. Peut-être aussicelle de son père, le mari de Miênde­puis plus de sept ans. » L'intrigue en est simple. Le Hameau de la montagne, rizières plantées, mai­sons de bois, vérandas sur la forêt, vit un étrange retour : celui du soldat Bôn, donné pour mort, hé­ros du pays, qui s'en revient chez lui s'unir à nouveau à Miên, sa femme légitime. Décharné, puant, sans ressources, impuissant, Bôn découvre que Miên s’est remariée en toute innocence avec Hoan, marchand des villes, bien plus riche et séduisant que lui. Qui a raison ? Qui commande ? L'hon­neur ou l'amour, la patrie ou les sens ? A qui être fidèle jusqu'au sacrifice ultime de soi ?

La romancière anime un théâtre où jouent les masques co­lorés du Vietnam ancestral, joie, souffrance, honneur bafoué, ma­ternité triomphante, personnages rusés des villes ou victimes mi­nuscules de l'Histoire. Telle une dramaturge, elle alterne les scènes d'un comique solide avec les larmes d'une tragédie populaire, elle oppose les campagnes et les villes, les corrupteurs et les cor­rompus. Nous allons vite d'une condition à l'autre.

Terre des oublis, qui est son sixième roman publié en français, descend si loin dans la profondeur blessée des caractères humains qu'on suppose que Duong Thu Huong, à l'école des baïonnettes et des slogans, de la prison et de la privation, a connu et éprouvé le spectre si intense des sensations ici déployées. Elle donne même la recette paysanne pour survivre à une nuit d'amour intense. Un café noir et quelques grains de sel. On lui pardonne tout.

MANUEL Carcassonne