L’Humanité

Alain Nicolas

« Je libère mes blessures, avec enthousiasme »

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Duong Thu Huong décrit une fresque tragique et optimiste dans les montagnes du Vietnam.

Partagée entre deux maris, une femme incarne le destin d’un peuple. Entretien.

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Terre des oublis,

de Duong Thu Huong,

Éditions Sabine Weispieser.

794 pages, 29 euros.

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Début des années quatre-vingts. Miên, en rentrant de sa journée de travail en forêt, remarque une agitation inhabituelle devant sa maison, au hameau de la Montagne. Bôn est revenu ! L’homme qu’elle a épousé il y a quatorze ans, au début de la guerre, qui a été porté disparu, puis déclaré mort il y a dix ans, honoré sur l’autel des ancêtres, est revenu. C’était un martyr, c’est maintenant un héros, qui réclame sa place, sa part de bonheur, sa femme. Mais Miên s’est remariée avec Hoan, qu’elle aime, et avec qui elle a un fils. Que faire ? Officiellement, le président de la commune n’impose rien : c’est à elle de choisir. « Personne n’est en faute. La seule fautive, c’est la guerre. » Mais comment peut-elle, sous le regard de la communauté, poussée par les voix des ancêtres qui résonnent dans sa tête, ne pas choisir l’homme qui s’est sacrifié pour la patrie ?

À ce drame se nouent tous les fils des contradictions qui travaillent encore ce pays où les cicatrices de la guerre torturent encore les corps et les cœurs, où les structures traditionnelles, le pouvoir socialiste et les nécessités de la modernisation tissent une toile serrée, où les individus essaient de vivre leur destin. Âgée de cinquante-neuf ans, Duong Thu Huong est passée au fil des années dans les rangs de la dissidence ouverte. Emprisonnée quelques mois en 1990, elle a pu se rendre en France pour présenter son sixième livre traduit en français, dont elle nous entretient.

Cette histoire est-elle imaginée ou se base-t-elle sur des éléments réels ?

Duong Thu Huong. J’ai écrit peu de romans, mais tous s’appuient sur des faits qui se sont réellement produits. En tant qu’écrivain, évidemment, on peut imaginer, mais ce n’est jamais une pure fiction.

Comment se pose la question du choix pour cette femme ? A priori, il semble qu’elle n’est pas obligée de reprendre son ancien mari, alors qu’est-ce qui la pousse à le faire ? La société, la pitié, le sens du devoir ?

Duong Thu Huong. Vous posez cette question parce que vous êtes français et non vietnamien. Les Vietnamiens sont un peuple faible dont toute l’histoire est celle de la lutte contre des envahisseurs. C’est pourquoi l’honneur a tant d’importance, et ce qu’il y a de plus honorable, c’est de donner sa vie à la patrie. C’est la tâche des héros, masculine. Les femmes tiennent les seconds rôles. En outre, nous appartenons à une civilisation marquée par le culte des ancêtres. Les morts écrasent les vivants.

D’ailleurs, il est dit clairement que l’ayant cru mort, elle l’a placé sur l’autel de ses ancêtres. Mais ce que l’on voit dans ce récit, c’est que ce choix fait trois malheureux.

Duong Thu Huong. Bien sûr. Bôn, le premier mari, a contribué à la victoire, il a donné sa vie, sa jeunesse à la nation, il a le droit de retrouver la situation qui était la sienne avant de partir. Miên, elle, doit, à son tour, se sacrifier. Quant au second mari, il doit céder la place, car il est un homme qui a eu de la chance, et doit s’effacer devant le vétéran. Cette décision ne rend heureux personne parce que c’est la victoire du passé, des fantômes, des « revenants », dans tous les sens du terme.

D’ailleurs le mari, en rentrant, se dit à un moment qu’il n’a pas le droit de forcer cette femme, « ce serait déshonorant », pense-t-il. Il hésite...

Duong Thu Huong. Au plus profond de lui-même, il est totalement désespéré. Il pense que le temps va travailler pour lui, tout en sachant bien qu’il se leurre, que tout cela n’est que faux-fuyants, et contraire à l’idée qu’il se faisait de lui-même. D’autre part, il est amené à défendre ses intérêts, ne serait-ce que pour la face. Il joue, comme s’il était évident qu’il devait recouvrer ses droits, tout simplement. Enfin il a tenu, pendant ces années de guerre, grâce à l’amour qu’il portait à sa femme, et à l’espoir de la retrouver.

Parmi tous ces personnages, aucun n’est méchant. Ce sont tous...

Duong Thu Huong. Des pauvres types ! Il y a eu beaucoup de cas comme ça. Ce qui m’intéresse dans cette histoire de femme qui vit avec deux maris, c’est le contexte très compliqué. Elle doit vivre, aux yeux de tous, avec deux maris. C’est une situation très choquante. Ce qui serait considéré comme normal chez un homme est une chose très scandaleuse.

Cela se passe au début des années quatre-vingts. La société rurale aujourd’hui ressemble-t-elle à celle de cette époque ?

Duong Thu Huong. Il y a vingt-cinq ans, c’était la révolution agraire, qui a été un échec. On est revenu à une propriété privée du sol. Le père de Hoan avait anticipé cette évolution, comme beaucoup de gens avisés. Maintenant, on continue à distribuer les terres, que chacun cultive selon ses capacités, et le paradoxe veut qu’aujourd’hui on cherche des formes de regroupement, mais sur une base volontaire : contre la sécheresse, contre les inondations, par exemple.

Le personnage de Miên est quelqu’un de très fort, qui fait face à l’adversité. Comment s’en sort-elle ?

Duong Thu Huong. Comme elle peut. Dans la - société vietnamienne, depuis des siècles, le destin individuel n’est rien, et particulièrement pour les femmes, surtout d’éducation traditionnelle. Mais une autre génération, plus individualiste, apparaît, plus sensible aux droits de l’homme, à l’égalité entre hommes et femmes, et qui – surtout - a le goût de vivre. Les personnages comme Miên n’existent plus, sauf dans les campagnes reculées, les pays de montagne.

Elle entend les anciens, les ancêtres, lui parler. Le secrétaire du parti lui dit : « Le parti ne se mêle pas de votre vie privée, mais réfléchissez bien... »

Duong Thu Huong. En fait, il sait très bien dans quel sens va aller la pression de la communauté. Il n’a pas besoin de donner de consigne.

Il y a une alliance entre la tradition ancestrale et le pouvoir socialiste ?

Duong Thu Huong. C’est ça. Ça fonctionne très bien.

Mais en fin de compte, ça ne fonctionne pas, puisqu’elle choisit selon son cœur.

Duong Thu Huong. C’est mon rêve. Ce n’est pas la réalité. C’est la part de l’auteur

Un personnage incarne l’aspect positif de la communauté.

Duong Thu Huong. C’est Xa, l’ami de Bôn. Il impose à Miên le choix de reprendre son mari, tout en étant conscient de l’absurdité de son choix, pour donner sa chance à son ami. Mais c’est lui qui met Bôn en face de ses réalités. La pitié et l’amitié sont contradictoires. Il est pauvre, mais fort, travailleur, plein de bon sens. Il affronte avec succès les difficultés. C’est lui qui fait tenir la communauté, qui la pousse en avant. C’est la part solide, lucide, pragmatique du peuple.

Dans votre livre, l’amour et le sexe tiennent une grande place...

Duong Thu Huong. C’est difficile à montrer en Asie, mais c’est la vie...

Au Vietnam, cette façon d’écrire est-elle acceptée ?

Duong Thu Huong. Je ne sais pas, je ne suis publiée qu’en traduction, actuellement. Après ma libération, - depuis 1991, je n’ai pas le droit de publier au Vietnam. J’écris comme je veux et sans autocensure.

Mais vos textes sont connus, circulent ?

Duong Thu Huong. Je ne crois pas. Je suis très isolée. Et puis je ne veux pas porter préjudice à un autre écrivain en le fréquentant ouvertement. Mais d’un point de vue littéraire, je sépare complètement mes textes politiques, pour l’évolution démocratique du régime, qui circulent plus ou moins clandestinement, et mon activité d’écrivain.

Vous avez été assignée à résidence à Hanoi, mais vous avez pu sortir du pays. À quoi attribuez-vous cela ?

Duong Thu Huong. Je ne sais pas très bien. Il y a eu des pressions internationales, de la France, entre autres, pour que je récupère mon passeport confisqué pendant dix ans après un séjour en France en 1994. Officiellement, je n’ai même pas le droit de voyager dans le pays. Donc, quand je quitte la province, je le fais discrètement.

Quel est votre statut, si vous ne publiez pas ?

Duong Thu Huong. Officiellement, je suis scénariste pour la télévision, mais dans un pays pauvre comme le Vietnam, le cinéma et la télévision en sont aux balbutiements, donc on ne peut pas dire que c’est un métier.

Terre des oublis, cependant, n’est pas un livre qui contient des éléments qui pourraient être pris comme une critique.

Duong Thu Huong. Non, c’est une oeuvre littéraire, une fiction. Je ne veux pas tout mélanger, même s’il y a une part de réalisme social. Elle décrit une réalité, d’il y a vingt ans, et comporte une partie imaginaire. Je parle de la nature, de l’amour, des femmes et des hommes. Je libère mes réflexions, mes pulsions, mes blessures, avec enthousiasme.

Qu’écrivez-vous actuellement ?

Duong Thu Huong. Un livre de « cicatrices », sur les problèmes de ma jeunesse. J’y travaille depuis cinq ans. J’ai dû l’interrompre à de nombreuses reprises pour intervenir dans la vie politique, mais je ne veux pas être enfermée dans un personnage de rebelle professionnelle. Mon rêve de jeunesse était d’être une championne de ping-pong ou de barres asymétriques. Aujourd’hui, c’est la littérature.

Entretien réalisé par Alain Nicolas