Doit-on quitter amour, bonheur et richesse sous prétexte qu'un mari mort s'en revient de guerre?
par Claire
DEVARRIEUX
QUOTIDIEN : jeudi 09 février 2006
Duong Thu Huong
Terre des oublis
Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong.
Sabine Wespieser éditeur, 794 pp., 29 €.
Deux hommes et une femme. Ils s'appellent Bôn, Hoan, et Miên. Retenons leur nom, nous allons passer quelques centaines de pages en leur compagnie. Les cent premières font peur. La situation est inextricable, il n'y a aucune raison que le livre s'en sorte. Bôn, le pauvre soldat, est de retour après quatorze ans d'absence. Il passait pour mort. Son épouse, Miên, est remariée depuis dix ans avec Hoan, propriétaire prospère. Ils ont un petit garçon, une maison sublime, des plantations, ils s'aiment d'un amour profond, exaltant et paisible. La séparation est terrible. Mais, puisque Bôn est de retour, Miên se doit de réintégrer son lit, sa misère, sa masure.
Ces deux hommes et cette femme ont en commun le Hameau de la Montagne, paysage de leur enfance. Ils partagent à présent un épais désespoir, sous l’œil des villageois, incarnation du préjugé et de la girouette, c'est selon, qui veillent à ce que la morale soit sauve. Bôn, la plupart du temps impuissant, se jette chaque nuit sur Miên qui reste de glace. Ensuite, Miên se baigne dans une décoction d'herbes de la vierge, dont Bôn sait bien que «c'est un bain pour se débarrasser de toutes les impuretés d'une existence vulgaire». Pendant ce temps, Hoan confie la maison à un vieux gérant, l'enfant à une tante, et il fait des affaires en ville, où ses sœurs tiennent le magasin familial. Il finira par fréquenter des prostituées, «hors des normes de l'amour que son père lui a enseignées».
De ce marasme où les personnages remâchent leur torture, la vie sexuelle qui leur échoit contre leur gré et les obsède, Duong Thu Huong se dégage en racontant la préhistoire des deux hommes. Nous voilà avec Bôn dans la jungle, quand sa compagnie a été décimée et qu'il se retrouve seul. Tellement seul qu'il déterre le cadavre de son sergent bien aimé, bricole un harnais, le traîne, le dispute aux vautours. Dans un autre roman, les Paradis aveugles, une jeune fille se dit lors d'un enterrement : «Je ne crois pas aux cultes et aux rites, mais je tiens pour sacrée l'affection entre les êtres humains.» L'affection de Bôn pour son sergent est à pleurer, il n'aurait pas pu la montrer de son vivant : «Bôn palpa les petits grains de beauté sur les pommettes du sergent, caressa les petites rides au coin de ses yeux.» Plus tard, Bôn s'installe chez une Laotienne sourde et muette, tout cela explique comment il mit quatorze ans à s'en revenir chez lui.
Avant d'être une loque dont l'idée fixe est de mettre Miên enceinte, Bôn a été un jeune homme doué pour les études, sur lequel ses parents, de pauvres gens, comptaient. Miên et lui avaient 17 ans lorsqu'ils se sont mariés. Hoan, fils d'un instituteur vénéré, a vu lui aussi disparaître ses rêves d'avenir. Pas seulement à cause de l'Histoire. La nationalisation du commerce maternel, la spoliation, les humiliations, traversent le récit comme de simples contrariétés. Hoan a été piégé par une femme mauvaise. Marié de force, il s'est éloigné de son foyer pour s'installer au bord de la mer, dans une cabane sur pilotis où une inconnue, la nuit, vient l'emmener au septième ciel. La belle-famille s'arrangera pour que Hoan regagne le domicile conjugal, il conservera son impassibilité, les scandales, les cris, il n'a pas été élevé comme ça.
Bôn et Hoan se partagent l'extérieur, la nature et la ville, la forêt, la mer, les bas-fonds, les cafés. C'est en leur compagnie que nous voyons du pays, rencontrons d'autres personnages à leur tour détenteurs de récits où la lutte des classes sera souvent à l’œuvre. Les aventures de Miên sont différentes. Elle est Robinson. Règne sur le foyer de Bôn où le dénuement est total, affronte la marmaille de la belle-sœur souillon. Que l'auteur, à travers Hoan, ait prévu pour elle une somme d'argent inépuisable est un soulagement pour tous, y compris le lecteur. Le point culminant de la partie qui concerne Miên, le plus romanesque, le plus passionnant, c'est lorsqu'après «tout un été et bientôt tout un automne», elle ose remettre les pieds chez Hoan, chez elle, dans sa cuisine.
Deux hommes aiment la même femme. Miên peut se souvenir qu'un jour elle aima Bôn. Hoan est si solide que sa bonté peut sauver le monde. Le moteur de Terre des oublis (le livre se referme sur l'explication du titre), la force de Duong Thu Huong, c'est l'intelligence de l'amour.