Le Magazine littéraire
Duong Thu Huong, mémoire du Vietnam
Tâm Van Thi
SORTE DE MARTIN GUERRE VIETNAMIEN, Terre des oublisde Duong Thu Huong
est une histoire d'amour tragique autant qu'un livre engagé : trois destins individuels aux prises avec le carcan moral et politique du Vietnam.
Le Đổi mới(la perestroïka vietnamienne) a vu surgir, dans le sillon de la libéralisation économique des années 1987-1989, une nouvelle génération d'écrivains et d'intellectuels; à leur tête, Nguyen Huy Thiêp, auteur d'Un général à la retraite, Pham Thi Hoaiou encore Duong Thu Huong. Tous dénoncent, dans leurs livres, les dérives du communisme et le drame du peuple vietnamien, le sacrifice de la démocratie et de la liberté individuelle à l'indépendance nationale, la corruption de l'idéal marxiste.
Duong Thu Huong a su utiliser son expérience personnelle pour donner chair à ses personnages. Née en 1947
dans une famille bourgeoise traditionnelle, elle est une enfant de laguerre et du communisme. Trois combats ont ainsi structuré sa vie comme son oeuvre : la résistance contre les Américains, le refus du système totalitaire et de son fonctionnement au quotidien, la lutte contre la condition imposée par la société confucéenne à la femme. Les Paradis aveugles (éd. des Femmes, 1991), brisant le tabou de la réforme agraire vietnamienne, racontait le massacre des militants de la première heure, celle des cadres de la résistance anticoloniale et leur remplacement au profit des apparatchiks. Histoire d'amour racontée avant l'aube (éd. de l'Aube, 1991) s'attaquait à l'intrusion systématique du parti communiste dans la vie privée, en relatant la lutte tenace d'un homme et d'une femme pour affirmer leur amour.
Cette lutte de l'individu contre la société, contre le totalitarisme quotidien se retrouve encore une fois aucœur de Terre des oublis. Dans le village du « Hameau de la montagne », deux règles se font écho : celle du patriotisme communiste et celle du confucianisme ancestral. Dans un cas comme dans l'autre, la femme doit obéissance à l'homme (ainsi en a-t-il été de Duong Thu Huong, mariée de force au secrétaire de l'Union des jeunesses communistes alors qu'elle n'était qu'une jeune fille). Quand Miên rentre un soir dans son village et retrouve, au milieu d'un attroupement, son premier mari, qu'elle croyait mort en martyr depuis des années, elle n'a d'autre choix que de revenir à lui. Ni son mari, Hoan, riche propriétaire terrien qu'elle aime éperdument, ni leur fils, ne suffisent à lafaire rester face à la pression de la communauté. Dans ce Martin Guerrevietnamien, l'amour et l'intimité ont bien peu de poids face à l'honneur et au devoir.
Au fil d'une narration magistrale, nous faisant passer successivement par les regards de Miên, Hoan et Bôn, le vétéran détruit, Duong Thu Huong explore le passé de trois innocents, éclairant leurs destinées individuelles par l'évocation du carcan politique et moral vietnamien. Avec une écriture empreinte de délicatesse, elle évoque les histoires tragiques des protagonistes sans jamais les juger. Le calvaire de Miên forcée de partager le lit d'une « âme errante réincarnée dans un corps noir, une peau et des lèvres cadavériques » n'a d'égal que celui de Bôn tentant de retrouver son amour de jeunesse dans une femme froide et mutique.
Duong Thu Huong écrit courageusement, sans ambages ni circonvolution, et pousse jusqu'au bout de chacun de ses livres son engagement démocratique. Écrivain vietnamien le pluspublié au monde et le plusprimé à l'étranger, elle a été arrêtée le 14avril 1991, détenue pendant sept mois et six jours et vit en résidence surveillée depuis lors.
Tâm Van Thi