Marianne, 11 février 2006

La Soljenitsyne vietnamienne

Par Alexis Liebaert

Contre l'oppression exercée par le régime communiste, cette grande romanciere se bat, depuis des années, avec ses écrits clandestins diffusés à travers tout le Vietnam.

 

l1 y a d'abord, tel l'arbre cachant la forêt, cette image de dissidente qui, comme pour Soljenitsyne, transforme l'écrivain en symbole. Oubliée, dès lors, l’œuvre, au pro­fit de l'engagement et de tous les fantasmes de résistance héroïque et de romans militants qu'il suscite chez les commentateurs. Alors mettons d'entrée les cho­ses au point : oui, Duong Thu Huong est une - immense - romancière et oui, elle se bat courageusement depuis des années contre le régime communiste qui oppresse son pays. Non, chez elle la militante ne se confond pas avec l'écri­vain, et sa fureur belliqueuse, elle la réserve aux samizdats qu'elle rédige et que ses amis font circuler à travers tout le pays.

Au premier regard, pour­tant, cette frêle jeune femme (elle a 58 ans et en paraît quinze de moins) n'a rien d'un foudre de guerre. Elle semble plutôt sortie de l'une de ces gravures du début du siècle (le XXe), représentant quelques bourgeoises lettrées du côté de Hué, la capitale impériale.

Et, de fait, Duong Thu Huong, si elle affirme être issue d' « une famille ni riche ni pauvre », est aussi la petite fille d'une pro­priétaire terrienne dont la -forte- person­nalité l'a profondément marquée.

Ah, la grand-mère ! A l'aise donc, mais généreuse aux faibles qui décide, au moment où commence la guerre contre les Français, que son fils (qu'elle adore pour­tant), ingénieur des communications de son état, doit s'engager aux côtés de ses compatriotes. Nationalisme? Sans doute, mais aussi sens de l'histoire la fine mouche avait compris que le colonisateur finirait tôt ou tard par être chassé et qu'il fallait donc prépa­rer l'avenir. L'avenir, ce sera pour Duong Thu Huong une éducation dans une rela­tive aisance sous l'autorité du père revenu du combat et d'une mère qu'elle pré­sente comme « une sorte de plante d'agrément, coquette et légère », sans que l'on puisse deviner si le jugement a ou non valeur de condamnation. Suivront des études à l'École supérieure de la culture où elle brille tant qu'on lui propose d'al­ler se perfectionner chez le grand frère soviétique ou l'un de ses satellites. Nous sommes en 1968, au plus fort de la guerre contre les Américains, et la jeune animatrice culturelle choisit d'aller exercer sestalents sur la ligne de front, « par nationa­lisme et parce que, si l'on choisit le confort pendant que les autres souffrent, on a une vie ignoble ».

 

"Se débarrasser de sa rage"

Elle y découvrira des cadres du PC qui envoient les jeunes Vietnamiens au feu en prenant soin de rester terrés bien à l'abri dans la profondeur des tunnels creusés par les coolies. De quoi renforcer son hostilité pour un Parti dont les membres ont publi­quement humilié sa chère aïeule.

La paix revenue, la voici à Hanoi elle travaille comme scénariste pour le cinéma. Séduits par son franc-parler et son courage, ses camarades de travail lui demandent d'adhérer au PC, seule façon de se faire entendre et de pouvoir défendre leurs inté­rêts. «Je ne voulais absolument pas. Ames yeux, les membres du Parti étaient lâches, ignorants et médiocres. Mais, pour les aider, j'ai fini par accepter » C'est l'époque de la perestroïka vietnamienne sous l'égide du secrétaire général du Parti, Nguyen Van Linh, et Duong Thu Huong, qui écrit depuis quelques années « pour survivre, pour [se] débarrasser de cette rage qui était en [elle] », publie son premier livre, Au-delà des illusions. Unimmense succès, plus de 100000 exem­plaires vendus au Vietnam. Suivront deux autres romans dont l'audience commence à inquiéter les autorités. Mais l'heure n'est (provisoirement) plus à la répression, et Duong Thu Huong est l'une de ces « filles bien aimées du Parti » qui ont eu le courage d'aller se battre sur la ligne de feu. Faute de la punir, le secrétaire général du PC tente alors de l'acheter, en lui proposant une « maison de ministre », ces résidences confortables réservées aux hauts dignitaires du Parti. Refus de la jeune femme qui lui suggère plutôt d'en faire cadeau à des mal-logés. La rupture est consommée et la rebelle est exclue du Parti. Un an plus tard, elle est arrêtée: ses samizdats, dans lesquels elle prône, comme Soljenitsyne en d'autres temps, un retour aux valeurs traditionnel­les du passé exaspèrent les autorités. Elle restera près de huit mois enfermée.

Le bon ange qui la fera libérer s'appelle Danielle Mitterrand, dont l'intervention en sa faveur fut déterminante. Depuis, elle a été victime de deux tentatives d'assassi­nat, interdite de publication au Vietnam, mais elle se voit de temps à autre autori­sée à quitter le pays. Ce qui lui permettra de recevoir en 1995, lors d'une visite en France, la médaille de chevalier des arts et des lettres des mains de Jacques Toubon, ministre de la Culture. Une initiative que les autorités vietnamiennes apprécieront assez peu et qui sera à l'origine d'une crise diplomatique entre les deux pays. Quant à s'exiler, Duong Thu Huong ne veut pas en entendre parler : elle tient à rester au Vietnam et continuer «de cracher au visage du pouvoir ».

 

Les odeurs et les sons

Rien de tout cela (ou presque) dans ses livres. Ceux qui s'attendent à de bons vieux romans engagés à la française en seront pour leurs frais. On est dans la littérature, la grande. Ainsi de son dernier et flam­boyant roman Terre des oublis, l'histoire d'une jeune femme heureuse aux côtés de son second mari qui voit soudain revenir le premier pourtant officiellement mort au combat quatorze ans auparavant. Le pauvre hère qui ne possède qu'une masure répugnante réclame le retour de sa femme. Et voilà l'héroïne contrainte de quitter son second époux chéri, son jeune fils et sa confortable maison pour rejoindre le misé­rable héros du peuple dans son taudis : le Parti ne tolérerait pas qu'elle s'y refuse. On pénètre alors dans les pensées des mem­bres de ce trio condamné à l'enfer. Cha­cun, tour à tour, se confesse en une sorte de chuchotis pathétique, et le lecteur de se sentir peu à peu gagné d'une sympa­thie apitoyée pour ces vic­times d'un sort auquel elles ne sauraient s'opposer.

Mais la force de ce récit tient aussi à l'écriture (super­bement rendue par le tra­ducteur, Phan Huy Duong). Une prose d'une extraordi­naire richesse, regorgeant d'images et de métaphores subtiles. On croit sentir, on sent les odeurs très présen­tes ici, on entend les chants des oiseaux, on touche la blancheur de la peau de Mien, l'héroïne, bref on est dans le roman. Un dernier détail, Terre des oublis compte 794 pages, mais ne prenez pas peur : arrivé à la dernière, vous trouverez le livre trop court.