Temps, Suisse

destins vietnamiens au bord du naufrage

André Clavel

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Duong Thu Huong écrit des romans qui mordent et qui épinglent la terrible schizophrénie qui frappe le Vietnam avec d'un côté les apparatchiks leurs sourires de fouines, et de l'autre une population contrainte d'avaler l'eau croupie de la propagande sournoise. ParAndré Clavel

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Duong Thu Huong

 Terre des oublis

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Duong Thu Huong est la ro­mancière vietnamienne la plus connue et la plus traduite à l'étranger alors que, dans son pays, les autorités se méfient d'elle comme de la peste. Parce qu'elle se bat pour la démocratie, pour les droits de l'homme -et pour l'émancipation des femmes. Parce qu'elle ne parle pas la lan­gue de bois. Parce qu'elle écrit des romans qui mordent. Et parce qu'elle ne cesse d'épingler la terri­ble schizophrénie qui frappe le Vietnam: d'un côté, les apparat­chiks et leurs sourires de fouines; de l'autre, une population con­trainte d'avaler l'eau croupie d'une propagande sournoise. Pour toutes ces raisons, Duong Thu Huong passe pour une brebis galeuse à Hanoi, où on l'oblige aujourd'hui encore à  vivre en ré­sidence surveillée, même si elle a largement payé son tribut de pa­triotisme: mobilisée à 20 ans dans la résistance anti-américaine, elle a ramassé les cadavres sous les bombes des B-52 avant d'entrer au Parti où, tout au long des an­nées 1980, elle exhorta les intel­lectuels à ne pas courber l'échine. Exclue du PC pour «indiscipline», elle ne tarda pas à échouer en pri­son, en avril 1991, sans le moin­dre jugement. Motif: ses écarts in­tolérables, et ses libelles incen­diaires contre un régime dont elle dénonçait vaillamment les tares. Depuis sa cellule, la dissidence ré­clama alors un procès public, où elle serait son propre avocat. «Mais ils craignaient trop ma lan­gue venimeuse, et ils m'ont relâ­chée», ironise-t-elle.

Au Vietnam, où les photoco­pieuses ne chôment pas, ses livres circulent sous le manteau, en édi­tions pirate, même si la censure lâche peu à peu la bride. «Je n'avais pas le désir d'être roman­cière, poursuit-elle. J'ai écrit à cause de la douleur. Mon oeuvre est inséparable de la société où je vis et ma volonté est de dire, comme dans le conte d'Andersen: l'empereur est nu.» Traduite d'abord aux Éditions Des Fem­mes (Paradis aveugles) puis à L'Aube (Histoire d'amour racontée avant l'aube), Duong Thu Huong

a ensuite été l'hôte de Philippe Picquier qui a publié le magnifi­que Myosotis: une fable à la Ka­daré où, au-delà du politique, on découvre les ravages spirituels engendrés par le communisme. Avec Terre des oublis, la tigresse de Hanoi change encore d'éditeur et creuse un nouveau sillon dans une oeuvre qui éclaire la dimen­sion tragique de la condition vietnamienne.

Miên, l'héroïne de Duong Thu Huong, est une de ces femmes de la campagne qui se sont mariées très jeunes, et qui ont vu leurs époux partir sur les champs de bataille pour ne jamais revenir. Comme tous les gens du village, Miên croit donc que celui qu'elle a épousé quatorze ans plus tôt, Bôn, est mort au combat. La guerre est finie depuis long­temps, et on n'a plus entendu parler de lui. Il y a même eu un avis de décès très officiellement rédigé par les autorités... Et puis, soudain, après une longue er­rance dans la jungle, Bôn est de retour. Un miracle. On l'accueille en héros de la patrie, mais Miên le reconnaît à peine: il n'est plus qu'une ombre cadavérique, un spectre rescapé de l'horreur.

Les retrouvailles seront terri­bles, dignes d'un scénario corné­lien. Car Miên, qui a épousé un autre homme, n'aime plus Bôn. Lequel réclame pourtant son dû, paré de son panache de, résistant. Elle cédera, au nom d'une fidélité absurde, et se retrouvera dans le lit de ce fantôme qui la rebute.

Piégée, déchirée entre le passé et le présent, le devoir et le dé­goût, elle raconte ses nuits de calvaire: sur un thème qui n'est pas nouveau, la romancière greffe un récit parfois très grave, parfois brûlé par une ironie re­doutable. Duong Thu Huong n'a pas sa pareille pour décrire, sans jamais forcer le trait, les destins au bord du naufrage: Miên, la fille sacrifiée, Bôn, le vétéran bousillé par les combats. Deux victimes de l'Histoire, dans un roman qui stigmatise l'hypocri­sie d'une morale trop rigide, inhumaine et rétrograde, aux heures les plus sombres du com­munisme. Avec, en toile de fond, un Vietnam comateux, incapable d'apaiser les blessures de la guerre. Grâce à Duong Thu Huong, ce pays peut enfin af­fronter ses vérités, si douloureu­ses et dérangeantes soient-elles.