Fleur d’encre
Alain 
Alors qu’elle rentre chez elle un soir, Miên se heurte à un attroupement : l’homme qu’elle avait épousé quatorze ans auparavant, et dont la mort lui avait été annoncée cinq années après son départ à la guerre, est revenu. Miên est remariée depuis sept ans avec un riche propriétaire terrien, Hoan, qu’elle aime et avec qui elle a un petit garçon. Bôn, le vétéran communiste, qui s’est battu contre les Américains, réclame sa femme. Dans le Viêtnam de l’après-guerre, tous les honneurs sont dus à ceux qui se sont sacrifiés pour la communauté. Sous la pression des autorités et de son entourage, convaincue que là est son devoir, Miên se résout à quitter sa vie heureuse et confortable pour aller vivre avec son premier mari.
La masure dans laquelle le couple s’installe est sordide, Bôn n’a plus de force pour reconstruite ni planter. Son obsession est de retenir Miên en lui faisant un enfant : nuit après nuit, la jeune femme vit un calvaire. Hoan, assommé par le poids du destin, comprenant la décision de sa femme, est parti vivre en ville, où il se lance avec succès dans une carrière de négociant.
Les protagonistes du drame, formant un triangle tragique, s’efforcent de concilier leur propre aspiration au bonheur et leur sens du devoir : leurs figures s’éclairent à travers l’évocation de leur destin individuel, grâce à de nombreux retours en arrière. Quand elle raconte l’histoire de Bôn, jeune homme misérable engagé trop tôt, quand elle évoque avec une puissance narrative bouleversante sa traversée de la jungle, traînant derrière lui le cadavre de son sergent bien aimé pour tenter malgré les vautours de lui donner une sépulture décente, l’auteur rend palpable sa détermination à retrouver son bonheur perdu. Quant à Hoan, c’est son amour pour Miên qui l’a rendu à lui-même, qui l’a sauvé d’une première union manigancée par sa belle-mère, alors que, beau parti de la petite ville où il vivait, il se préparait à un brillant avenir d’intellectuel.
Les différents épisodes de ce roman-fleuve sont autant d’éclairages sur une société vietnamienne cadenassée par des préjugés et des principes. À cause de ces principes, les vies de ces trois victimes de la guerre se retrouvent indissociablement liées : ni Bôn ni Hoan ne peuvent se passer de Miên, et Miên ne peut trahir ses engagements. Tous trois sont indéfectiblement attachés à la terre de leur village, à ses habitants – qui forment une galerie de personnages secondaires magnifiques et attachants –, aux odeurs, aux couleurs, aux traditions de ce pays séculaire, somptueusement évoqué.
Duong Thu Huong, une des figures maîtresses de la littérature asiatique, déploie ici un art au sommet de sa maturité : son talent est éblouissant dans l’aisance avec laquelle elle peint le moment, le territoire et les personnages de son livre. Dans la manière dont elle évoque les séquelles de la guerre et par la vision qu’elle donne de la société vietnamienne contemporaine, elle impressionne aussi par son engagement. Terre des oublis, grand roman de l’après-guerre du Viêtnam, est un livre magistral et envoûtant.
Duong Thu Huong est née en 1947 au Vietnam. À vingt ans, elle part au front, rejoignant une troupe de jeunes artistes jouant pour les soldats. Très vite, elle découvre l’horreur de la guerre civile et aussi les privilèges dont bénéficient les dignitaires du parti. Malgré ses doutes, elle finit par rejoindre le Parti communiste en 1985, année de la parution de son premier roman, Au-delà des illusions (en français chez Philippe Picquier), qui eut un énorme succès dans son pays. C’est avec la publication de Paradis aveugles (Éditions des Femmes), où elle dénonce vigoureusement la cécité des autorités, qu’elle commence à être inquiétée. Pour finir par être exclue du parti communiste en 1990, avant d’être arrêtée et emprisonnée sans procès. Aujourd’hui, elle vit en résidence surveillée à Hanoi, refusant l’asile politique et considérant de son devoir de continuer de dénoncer la corruption du régime en place. Ses livres suivants, Roman sans titre (Éditions des Femmes), Myosotis (Picquier) et Terre des oublis n’ont pas été publiés au Vietnam. Son œuvre en revanche est traduite dans le monde entier.

publié par Alain dans: Roman étranger