LE MATRICULE DES ANGES – Janvier 2006

Delphine Descaves

Tumultueux Vietnam

Dans ce roman sensuel et cru, vibrant et sombre, Duong Thu Huong nous conte trois vies cruellement bousculées, et réinvente un poignant triangle amoureux.

 

Miên, une jeune et très belle femme du Ha­meau de la Montagne, tombe nez à nez avec un homme qu'elle ne reconnaît pas immédiatement : il s'agit de Bôn, son pre­mier mari. Parti combattre contre les Amé­ricains (le récit se situe plusieurs années après la fin de la guerre du Vietnam), il avait été donné pour mort depuis long­temps. Or Miên s'est remariée avec le tendre et riche Hoan, dont elle a eu un fils, et elle mène une existence épanouie. Dès les premières pages, lors du terrible face-à-face avec ce revenant, avec «ce corps noir, cette peau et ces lèvres cadavériques », l'auteur nous entraîne dans une prose incroyablement imagée, aux métaphores inventives, une langue généreuse, où les sons de la Nature, ses odeurs et les rémi­niscences qu'elle éveille, se mêlent sans cesse aux sentiments des personnages. La romancière n'en verse pas pour autant dans la préciosité ou la poésie facile : les descriptions des êtres et des lieux frappent au contraire par leur précision, par l'atten­tion au monde dont elles témoignent. Ce regard aigu se porte d'abord sur le destin de ces trois personnages principaux, dont nous suivons les vies et le cours douloureux des pensées. Miên, à la fois par honnêteté et soumission à la tradition, décide de re­tourner vivre près de Bôn, qui, réduit à la plus grande pauvreté, n'a à lui proposer qu'une maison misérable qu'il faut partager avec une sœur repoussante. Silencieuse devant cette épreuve, glaciale et absente dans le lit aux côtés du survivant, Miên res­te énigmatique : elle a certes décidé de suivre son premier mari, dans un acte de soumission à ce pays qui a élevé au rang de héros tous les combattants pour l'indé­pendance, et dont le communisme rigide s'insinue jusque dans les chambres à cou­cher. Mais n'est-elle pas, aussi, la proie d'une certaine forme, plus obscure, de ma­sochisme ? Bôn, ravagé physiquement, rui­né moralement, aime encore sa femme et tente de la reconquérir charnellement, mal­gré une humiliante impuissance. Hoan, quant à lui, tente de survivre au départ de Miên, et lutte contre les assauts de ses propres pulsions, qui le conduisent à de sordides mésaventures. Extrêmement sen­suelle, la langue de Duong Thu Huong ancre chacun de ces trois êtres dans leur vie physique : le corps est présent partout, et il est impossible de fuir ses désirs ou ses failles.

Au-delà de ces destins que nous conte l'au­teur, le roman offre une vision pleinement réaliste de la société vietnamienne. Mar­quée profondément par la guerre d'indé­pendance (en découvrant cet homme que la guerre a détruit, on pense aussitôt à d'autres récits de guerre, ceux par exemple qui furent consacrés à la Première Guerre mondiale, avec ses milliers d'hommes hé­bétés, vieillis précocement), sclérosée par le Parti communiste, subissant encore le poids de la famille et du village, elle laisse assez peu de place aux individus. Tout co­habite dans cet ample récit, et le Vietnam le plus prosaïque existe autant que « la jungle au vert délirant, orgueilleux, mépri­sant, un vert féroce, empoisonné» ou que la Nature odorante, enivrante, véritable appel aux sens.

L'existence, semble nous dire Duong Thu Huong, est un flot ininterrompu de sensa­tions et de souvenirs dont nous sommes le siège, où passé et présent se mêlent de fa­çon incontrôlable. Comme tout grand ro­man, Terre des oublis ne se refuse rien réalisme, lyrisme poétique, érotisme, discret ou plus cru, fantastique ; différents re­gistres se succèdent, en un récit prolifique qui nous emporte.

Delphine Descaves