Transfuge 01-02-2006

 

CRITIQUE ROMAN

Terre des oublis

 

Duong Thu Huong

 

GRAND ROMAN DE LA DISSIDENTE VIÊTNAMIENNE DUONG THU HUONG, TERRE DES OUBLISRETRACE LE DESTIN DE TROIS PERSONNAGES BRISÉS PAR LA GUERRE.

PAR FABIENNE JACOB

 

DUONC THU HUONG écrit avec ses sens. Tous ses sens. Entrer dans un de ses livres, c'est entrer dans une forêt. Touffeur et moiteur à chaque page. Odeurs entêtantes et bruits infimes à foison. Des papillons qui volettent, des fleurs qui flamboient, des journées qui se fanent. La forêt, justement, Mien, jeune femme du Hameau de la montagne, au cœur du Viêtnam, en revient, après une journée de labeur pour la récolte du miel. Ala seule vue de l'attrou­pement d'hommes et de femmes au seuil de sa maison, elle comprend que le malheur a frappé à sa porte. A l'intérieur, la voix d'un homme s'élève : « Mien ! ». Mien prend peur. Ce n'est pas son mari, Hoan. Mais Bôn, un homme qu'elle a épousé quatorze ans auparavant, mais dont la mort, en héros et martyr de la guerre contre les Américains, a été proclamée depuis longtemps. Aussi Mien s'est remariée en toute légiti­mité avec Hoan, riche propriétaire terrien qu'elle aime et qui l'aime. Bôn, l'homme aux lèvres livides, est désormais pour elle un étranger. Pire, un cadavre, un fantôme ; mais Mien le sait, elle n'aura d'autre issue que de céder au diktat social. Pour le peuple, le héros communiste qui a payé un lourd tribut à la patrie, après des années d'errance dans la jungle, doit retrouver sa femme. Héroïne cornélienne, Mien sera fille du devoir. Comme ces jeunes filles de son enfance, cibles des cam­pagnes politiques qui les incitaient à épouser les mutilés de la guerre contre les Français. Chassée du paradis de la plantation de Hoan, elle contemple une dernière fois l'orangeraie. « Je vais perdre tout ce que je commence à découvrir », dit-elle. Un à un, elle remise ses peignes, ses miroirs, ses coupons de soie colorés. Vestiges d'une vie fastueuse, heureuse. En échange, elle s'est acheté des vêtements noirs en coton grossier, des habits de vieille femme. Car là où elle va, dans la masure de Bôn, derrière une porte en bambou déglinguée, il n'y a ni salle de bains ni avenir. La scène est poignante, mais exempte de tout pathos. Mien regarde son destin dans le blanc des yeux. Le cœur est déchiré, mais la tête est droite. Duong Thu Huong sait comme personne décrire les gestes d'un quotidien au bord du naufrage. Un monde crépusculaire où le moindre objet est prêt à tout ins­tant à chavirer vers un point de non-retour. Auprès de Bôn, fou de désir pour son cou blanc dans les reflets de lune, Mien vit des nuits de calvaire. Car la guerre a aussi pris à Bôn, en même temps que sa jeunesse, sa viri­lité. Tandis que Mien vit prostrée, Hoan retourne dans la ville d'où il vient, se consolant bon an mal an dans les bras des prostituées, joli­ment appelées au Viêtnam « femmes de la brume ». Le roman de Duong Thu Huong suit les méandres de ces trois destinées brisées, trois victimes de l'Histoire. Nul manichéisme. Même Bôn qu'on aurait parfois la tentation de mépriser parvient à émouvoir. Jusque dans ses obses­sions d'engendrer un fils. La scène où, dans la maison de Hoan, il com­pare le caleçon de son rival au sien est un petit chef-d’œuvre de malice et de préfiguration. Tandis que le caleçon de Hoan est taillé dans un tissu noble, aux coutures soignées, le sien, acheté sur un marché où il était posé à même le sol, pendouille lamentablement. Madame Thu Huong appelle un chat un chat et des couilles des couilles. Sans fausse pudeur, elle évoque les misères et splendeurs du sexe. Impuissance ou bordel, c'est selon. Le roman livre des scènes d'un érotisme brûlant, toujours délicat. Le corps chaud des femmes s'y déplace, saturant l'espace d'effluves éroti­ques mêlés au parfum légèrement acide des nuques et des aisselles, mais aussi aux senteurs de basilic et de citronnelle échappées de la cuisine. Car Terre des oublis, dans ses somptueuses pages bourrées de couleurs, de sons et d'odeurs, n'oublie jamais de convoquer le quo­tidien. Tout simplement magnifique.