Quatre anecdotes et une nouvelle ou les chemins vers la résistance

 

Quatre anecdotes  et une nouvelle ou les chemins vers la résistance.

 

Un ami très proche m’a demandé d’écrire quelque chose plutôt biographique sur le 50è anniversaire de l’intervention américaine au Vietnam (c’est une date plutôt conventionnelle car on sait que l’aide américaine à l’armée française puis à l’armée de la République du Vietnam remonte aux années 50).  Au lieu de raconter mal ce que des centaines d’historiens toutes nationalités confondues savent et savent mieux, je ferai le détour  par des récits individuels pour tenter d’illustrer de manière tout à fait personnelle les chemins qui m’ont conduit aux côtés de la résistance vietnamienne afin de conclure sur ce qui me paraît être la leçon de cette résistance.

Mai 1977. La guerre était terminée avec la partie américaine. De retour au Sud Vietnam, j’étais un soir avec des amis dans un restaurant. Un chanteur, la trentaine, émincé, est venu donner une sérénade. Je lui fais envoyer une bière et des cigarettes. Il s’approche de notre table et nous lui demandons quelques chansons du temps de l’avant-guerre. Après s’être exécuté et avant de se retirer, il se penche sur moi et murmure : Frère, quand est-ce que vous avez été libéré ? (des camps de rééducation). Que lui répondre sauf par une embrassade?

Septembre 2005. Dans les jardins de l’hôpital Thong Nhat (Réunification) de Ho Chi Minh ville. Je sortais d’une visite à une de mes ainées de la Conférence de Paris sur le Vietnam (1968-1975). Je rencontre un groupe de convalescents, cheveux blancs de coupe militaire. Je crois reconnaitre l’un d’entre eux. Lui aussi. On se dit bonjour et il dit : Vous me semblez familier. Sur quel théâtre d’opération étiez-vous, grand-frère? Moi de sourire et de répondre : celui de la bataille diplomatique de Paris. On s’est étreint et chacun a suivi son chemin.

 Mai 2004. Visite à un ami en charge du plan de reconstruction de l’Irak. Nous étions dans son bureau, au cœur de la zone verte de Bagdad. Après une grande embrassade, je me suis assis devant lui. Non pas là dit-il. Derrière la colonnade s’il te plait. Il y a quinze jours, un de mes visiteurs a été blessé par une roquette juste là. Tout en obtempérant, je me suis mis à rire et lui demanda : C’étaient les mêmes roquettes que nous t’envoyions à Saigon dans les années 60? Et lui d’opiner aussi en riant, Oui, ce sont les mêmes, mais les vôtres étaient moins précises. Il travaillait dans ces années au Vietnam du Sud pour l’USAID et était en charge du programme de pacification et de reconstruction. D’ailleurs, nos discussions étaient émaillées de mots vietnamiens car sa femme est de Cholon et  lui, n’a jamais cessé de pratiquer cette langue. Une semaine après notre rencontre, nous nous sommes retrouvés à l’aéroport, moi pour aller vers d’autres missions et lui pour prendre définitivement sa retraite. Ses derniers mots : Ces gens n’ont aucune mémoire et n’ont rien appris (de l’aventure vietnamienne ?)

Février 2003. Mission à Kaboul. Comme d’habitude, je dois rencontrer les chefs des partis politiques (le concept de parti n’existe pas en Afghanistan, on traduit par section). Une salle d’une quinzaine de personnes, armées de leur AK 47 et assis sur des poufs à même le sol. A mon entrée, un grand monsieur barbu d’un certain âge se lève et me demande : D’où venez-vous ? Et moi de dire, Je suis des Nations-Unies et je suis vietnamien. Il pose son fusil par terre et me tend la main : Il y a quelques mois, nous pourchassions Bin Laden jusqu’aux montagnes de Tora Bora. A 20 kilomètres de là, nous avons vu les B52 bombarder la montagne. Moi qui tiens les armes depuis les années 80, j’ai eu la chair de poule et on s’était dit entre nous après, comment les vietnamiens ont résisté pendant des années à ça. Vous êtes le premier Vietnamien que je connaisse. Laissez-moi vous serrer la main. Et les autres participants de se lever pour faire de même.

Mexico 2010. Un entrefilet dans la presse locale : les forces navales américaines et vietnamiennes ont lancé une manœuvre conjointe dans la mer d’Orient. Sans commentaire.

Je ne raconte pas ces anecdotes de manière chronologique. Elles me sont importantes, comme les jalons d’une réflexion non linéaire au cours de laquelle les évènements du passé éclairent le présent et indiquent les voies possibles du futur. Des millions de mes compatriotes ont partagé la même expérience et ce qui m’intéresse en racontant une partie de ma trajectoire, c’est de voir qu’en fin de compte, quelque soit le chemin que nous avons les uns et les autres choisi, nous nous retrouvons tous, ou presque tous, dans les mêmes sentiers de la résistance.

Pour ceux et celles de ma génération, la vie d’adulte, celle par laquelle on est responsable de soi-même, c’est une vie dans laquelle la guerre est omniprésente, à tel point qu’on finit par ne plus faire de différence entre la vie et la guerre, une vie dans laquelle tout est pensé, ou souvent impensé, en termes de guerre. En d’autres termes, la guerre n’est pas une parenthèse entre deux moments de paix. Elle est la vie elle-même. Malraux disait que le privilège, c’est d’abord celui de pouvoir choisir. Dans notre cas, le privilège c’est celui de faire la différence entre l’état de guerre et l’état de paix, et de choisir. Parmi mes amis du lycée, ceux dont la famille avait les moyens se retrouvaient dans les universités françaises, anglaises, australiennes ou américaines, surtout dès 1960, quand les préparatifs de guerre s’accéléraient. Ceux qui n’avaient pas les moyens, n’avaient pas d’autres alternatives que l’armée. De ma génération, en ces temps, je n’ai pas souvenir de quelqu’un qui ait rallié la résistance, baptisée à l’époque de mouvement Viet Cong (traduction littérale : Vietnamien communiste, ou lorsque l’on utilise l’accent sud vietnamien Ziet Cong, qui signifie Eliminer les communistes).

Pour moi, ce sera l’Université de Lausanne, en Suisse. Un pays à l’antipode de la société d’où je viens. Pour les jeunes gens de ma condition sociale et de ma génération, l’objectif est clair : Décrocher un diplôme, le plus prestigieux possible, se familiariser le plus vite possible avec les langues étrangères (l’anglais et le français bien entendu), puis revenir au pays et se faire un chemin vers le sommet du pouvoir. Que ce pouvoir soit contrôlé pas les forces armées elles-mêmes contrôlées par les étrangers ne nous posait vraiment pas de problème. Au fond, nous avions cette illusion que la présence étrangère ne peut qu’être temporaire. N’avions-nous pas été élevés dans cette idée que nous venons d’une civilisation millénaire et que notre pays était déjà une société organisée, ordonnée et hiérarchisée alors que les Etats-Unis d’Amérique n’étaient encore que des colonies britanniques. Nous répétions à l’envie la phrase du général de Gaulle en l’appliquant au Vietnam, la France vient du fond des âges. Qu’importe la présence de quelques soldats étrangers, juste bons pour servir nos intérêts? 

Pour beaucoup d’entre nous, le réveil à la réalité fut brutal. Et avec ce réveil, une vive conscience qu’il faut maintenant faire un choix qui n’est pas nécessairement une rupture radicale mais qui soit conforme avec les valeurs fondamentales que nous avons adoptées comme les nôtres. La guerre qui commençait sous nos yeux n’était pas seulement un conflit armé entre deux forces opposées. Par sa composante aussi fugitive soit-elle d’une guerre civile, ce conflit bouleversait notre vie, changeait nos manières d’être, nos valeurs traditionnelles comme notre avenir, de plus en plus incertain. Avec de la distance, je dirais qu’elle nous faisait entrer de force, avec son cortège de souffrances et de deuils (deuils d’êtres chers mais surtout deuils de nos illusions), dans la globalisation. 

Personnellement, j’ai eu de la chance. En 1962,  la France négociait à Evian avec le Front de Libération Nationale algérien pour mettre fin à la guerre. La délégation algérienne avait établi ses quartiers à Lausanne. Un de ses membres m’avait pris en amitié et nous avons passé de longues soirées pour qu’il m’explique ce que signifie pour lui la victoire vietnamienne contre les armées françaises. La fin de l’ère coloniale. Pour la première fois  l’histoire politique de mon pays m’apparaît sous un autre angle que celui d’un assemblage de faits. Les acteurs ne sont plus des membres lointains ou proches de ma famille ou des relations de mes parents. Mon père, médecin connu, ancien ministre de la santé, médecin particulier du dernier Chef de l’Etat du Vietnam, entendait la politique comme un jeu de société entre amis, alliés ou  compétiteurs, un jeu mondain pour des gens de sa condition. Cette approche a ceci d’intéressant qu’elle permet une certaine distanciation avec la passion née de la politique et ouvre la possibilité d’une grande tolérance dont je n’apprécierai la valeur que bien plus tard, après des années au service des Nations-Unies. Il faut également ajouter que cette absence de passion partisane vient non seulement d’une éducation pour laquelle le débordement de sentiments est considéré comme de mauvais goût, mais aussi du fait que ma grande famille est elle-même divisée. Beaucoup de cousins ou d’oncles ont pris les armes pour l’un ou l’autre côté.  Et comme la guerre a duré des décennies, l’esprit de confrontation s’est atténué pour laisser place à une grande compréhension et une acceptation du destin, dans le sens bouddhiste du terme.

Sur le moment, j’étais tout en entier à lire tout ce qui me tombait sous la main sur l’histoire du Vietnam, sur l’origine des guerres coloniales, sur la réalité sociale telle qu’on pouvait la connaître avec les instruments de l’époque.  La première leçon est que la connaissance n’est jamais transmise mais bien acquise, que l’histoire n’est pas une réalité à découvrir mais qu’il faut la penser et la reconstruire.

De ces lectures, j’en viens naturellement aux réflexions sur le changement social et de fil en aiguille,  vers l’envie de mettre en harmonie ma pratique sociale avec la théorie que je professe. Cette pratique prend alors  la forme de la participation au mouvement des intellectuels qui commençait à renaître d’abord en France puis en Europe afin de lutter contre la guerre américaine, laquelle, dès 1965, s’étendait au pays tout entier.

C’est dans ce mouvement  que j’ai eu la chance immense de faire la connaissance et de me lier avec les meilleurs esprits du milieu vietnamien à l’étranger, ce qui m’a permis  de réfléchir sur la culture spontanée que je portais en moi, sur une identité nationale considérée comme immuable mais en réalité qui changeait avec l’histoire, avec le contexte. Marc Bloch  disait que nous sommes plus les fils de notre temps que ceux de nos ancêtres. Cette grande sagesse m’est venue aussi beaucoup plus tard dans ma vie professionnelle mais c’est une autre histoire. Ce qui est certain, c’est que j’ai trouvé dans la richesse de ce milieu une confiance renouvelée en mes décisions, une certitude qui dure encore jusqu’aujourd’hui qu’il n’y a pas d’autres choix.

Et puis, les évènements se sont précipités. Dans la foulée des évènements de Mai  68, s’ouvre à Paris la Conférence sur la paix au Vietnam. Etant parmi les rares bilingues français/vietnamien avec en plus, quelques notions d’anglais, j’ai été coopté par la délégation du Front National de Libération du Sud Vietnam pour travailler dans son Bureau d’Information, apparemment une mission de presse mais en réalité un organe d’appui aux négociations. Le travail est celui d’une mission diplomatique et le mien consiste principalement à traduire, puis écrire les discours prononcés par les membres de la délégation du FNL. Par ailleurs, je complète cette activité par un travail d’analyste politique.

Je ne retire de cette période nulle fierté déplacée, si ce n’est que le sentiment du devoir accompli. Le pays appelle et nous répondons présent.  C’est aussi naturel et vital que le fait de respirer.  Autour de moi,  chez mes compagnons ou compagnes, j’ai trouvé la même sérénité dans le service au pays. Et quand il m’arrive de regarder en face, ceux que nous considérons comme des adversaires puisqu’ alliés aux forces étrangères, je retrouve chez beaucoup la même attitude. Nos conceptions de la guerre juste ou injuste diffèrent, certes. Mais dans l’accomplissement de ce que les uns et les autres considèrent comme leur devoir public, la différence est minimale

 Quatre délégations participent à la Conférence. La nôtre, (celle du Gouvernement révolutionnaire Provisoire du Sud Vietnam), celle de la République Démocratique du Vietnam, celle du gouvernement des Etats-Unis d’ Amérique et celle du Gouvernement de la République du Vietnam, que nous appelons l’administration de Saigon. Un de mes cousins, colonel,  était responsable de la communication pour la délégation de Saigon et  mon propre beau-frère,  lui  aussi colonel, est le conseiller militaire de cette même délégation. Les deux viennent  souvent dîner chez moi et la seule règle que nous respectons tous, c’est de ne pas parler de la Conférence. Adversaires, nous le sommes. Mais nous respectons nos choix réciproques car nous savons que c’est là le prix de notre propre dignité. 

Lorsque je regarde en arrière et réfléchis sur ces rencontres en marge d’une conférence cruciale pour le pays, ma première conclusion est qu’au fond, la famille, la culture, l’histoire et l’affection partagées, en un mot, notre nation, allaient bien au-delà des frontières de la guerre. Quelqu’un disait qu’il avait pitié de celui qui doit choisir entre l’amitié et l’amour du pays. J’avoue ne pas vraiment comprendre cette pitié car l’amour du sol natal c’est aussi l’amour de sa grandeur et quelle est la grandeur qui dépasse les vertus de la tolérance ? En ce sens pourquoi les autres peuples de la terre seraient-ils différents de nous, Vietnamiens? Pour certains, la nation s’appelle peut-être la communauté, la tribu, le clan. Dans une vision abstraite de la vie et de l’évolution sociale, les promoteurs de la démocratie à marche forcée tendent à oublier cet élément.  Pendant des années, j’ai essayé de faire comprendre à mes amis européens ce qu’est le sentiment national. Je ne pense pas avoir réussi. Benedict Anderson a écrit sur ce thème un texte superbe, sans cesse réédité. mais  ce sentiment reste une abstraction, surtout dans les nations nées au monde porteuses de messages messianiques, eux-mêmes issus d’une grande révolution ou d’un immense pouvoir économique et industriel et pour lequel le sentiment national c’est d’abord celui de la propagation de ce message messianique.

Pour ces pays donc, le nationalisme est  une forme de chauvinisme contre la présence étrangère ou un écran pour cacher la domination sociale par une élite traditionnelle dépossédée par la globalisation. J’ai beau souligner que les combattants vietnamiens montent  à l’attaque au cri de « doc lap » (indépendance) et non à celui de « cach mang » (révolution), que ce sentiment est difficile à rationaliser et qu’il faut savoir distinguer entre le nationalisme de conquête de celui de la dignité, rien n’y faisait. Cela est d’autant plus intéressant qu’aujourd’hui encore, alors que  les colonies ont disparues dans l’espace mondial, les révoltes continuent à se réclamer  de cette indépendance, d’une nation de plus en plus difficile à définir mais de plus en plus ancrée dans les cœurs et les esprits.

Je ne veux pas revenir sur le débat lancé des décades plus tôt par Perry Anderson pour lequel le marxisme, doctrine officielle du Vietnam d’aujourd’hui, comporte une lacune importante, à savoir la question nationale et son compagnon idéologique, le nationalisme. Si cela est vrai, le marxisme est bien l’enfant, lui aussi de son temps et ce ne sera pas la « Question Nationale » de J. Staline qui fera penser le contraire.

 50 ans après l’intervention américaine au Vietnam, les débats sur le nationalisme continuent à être d’actualité, que ce soit en Irak ou en Afghanistan, sans compter d’autres conflits moins visibles mais tout aussi meurtriers en Afrique. Lors de mes visites dans ces deux pays, j’ai souvent eu le sentiment d’être ramené 40 ans en arrière. Solution au conflit du Vietnam vu par les EEUU ? La vietnamisation. Une armée nationale, une police nationale, un développement économique et social national. Tout cela avec l’aide massive étrangère, laquelle pourra être réduite dès que ces institutions nationales seront en mesure de se maintenir par elles-mêmes. Cela n’a pas réussi au Vietnam ?  C’est une exception parce que… ici on peut mettre trente raisons, sauf la bonne). Cela réussira, touchons du bois, en Irak ou en Afghanistan. Cela s’appellera l’Afghanisation ou l’Iraquisation. Peu importe. Le sentiment national dans tout cela ? Absent. La volonté nationale? Elle fait partie de la rhétorique, jamais de la politique, cette dernière comprise comme la construction des institutions démocratiques qui suivent la tenue des élections. On espère qu’avec le temps, avec l’éducation civique et le recul de l’analphabétisme, tous les peuples seront dans le MainStream de la démocratie.

De ma vie, de mes missions un peu partout à travers le monde, je serais tenté de dire qu’au fond, la passion pour la démocratie, pour ce qu’elle implique de justice, de liberté et d’égalité (une autre forme de justice), n’existe et ne peut exister que comme produit de la passion pour l’indépendance, de l’autonomie, lesquels, de nos jours, sont des attributs de la nation dans laquelle nous sommes nés. Cette nation a une histoire. Revenant aux quatre anecdotes que j’ai présentées au début, je dirai que pour ma part, je fais parti de ma nation et de son histoire, avec ses rêves et ses cauchemars. En acceptant ce fait de base, on peut aussi s’assumer  comme homme et femme de la résistance, ou comme opposant(e) à cette même résistance,  comme partisan discipliné de la résistance mais aussi comme intellectuel lucide devant les réalités contraignantes du monde. L’harmonie de notre vie, c’est celle de l’acceptation de notre passé, inchangeable, et la préparation de notre futur, indéfinissable, et ouvert, car il dépend à chaque instant de notre décision.

Les chemins vers la résistance, les chemins vers le pays qui nous a nourri, qui nous a fait rêver ou qui nous a fait souffrir  sont infinis. Nous les prenons en fonction de nos expériences personnelles, du hasard de nos rencontres ou encore de nos microdécisions. Je ne suis pas certain que plus de trente ans après la guerre, toutes les blessures soient pansées et guéries. Mais ce dont je suis sûr, ou du moins, ce que j’espère de tout cœur, c’est que ces chemins restent ouverts pour tous et que tous,  partisans ou adversaires, amis ou alliés,  s’y engagent  afin de trouver apaisement et épanouissement..

 

Nguyen Huu Dong

 Mexico/Polanco. Décembre 2011