La vérité comme non-authentique
Si, parmi tous les mots, il y a un mot
inauthentique, c’est bien le mot « authentique ».[1]
La quête inlassable de soi est menée par Robbe-Grillet jusqu’à la rencontre de lui-même en autrui: il se découvre et trouve son image dans la vie et dans le travail des autres, comme s’ils étaient là, depuis toujours, pour l’attendre[2]. Robbe-Grillet est venu au monde littéraire en s’affirmant, d’abord, comme un révolutionnaire radical voulant renverser, voire nier toute la tradition littéraire ; et au fur à mesure de sa vie de créateur, il concèdera qu’il s’agissait là seulement d’une illusion ; car rien n’est nouveau d’une façon absolue. L’écrivain est fait « des mots des autres »[3], comme le dit Beckett. La liberté pour laquelle il lutte, se manifeste uniquement dans la combinaison des paroles, des stéréotypes de la langue utilisés par la société, de génération en génération. Ses histoires sont en effet une seule histoire racontée, répétée et renouvelée en même temps. Dès lors se pose la question de l’authenticité : qu’est-ce qui est vraiment propre à lui, à sa création ? Toute création serait seulement une sorte de reprise. Mais c’est une reprise qui fait naître la nouveauté. L’authenticité paraît pour Robbe-Grillet impossible et plutôt inutile. Elle se détruit au profit d’une vérité sous forme de non-vérité; autrement dit la non-vérité se construit sur la base d’une idée du non-authentique.
Robbe-Grillet cherche des vérités de lui-même, et non pas la Vérité absolue. Mais ces vérités recherchées sont refusées comme élément structurant solide du moi, dont on ne peut jamais trouver la nature authentique. Entre le Moi tué par les autres de Valéry[4] et le Moi beckettien, fait des mots des autres, existe le Moi non-authentique de Robbe-Grillet.
Il ne s’agit pas chez le personnage robbe-grillétien d’un moi authentique ni au sens sartrien, ni au sens heideggérien. Heidegger, en développant sa théorie du Dasein, a beaucoup insisté sur le fait que l’existence quotidienne de l’homme a deux modes d’être : l’authentique et l’inauthentique, qui représentent le rapport de soi à soi. Le mode inauthentique se caractérise par la perte du moi dans le on, et le mode authentique par le moi authentique : « Le Dasein quotidien est le nous-on que nous distinguons du soi-même propre, c'est-à-dire du soi-même qui s’est proprement pris en main. »[5] Ce nous-on est la partie des autres dans chaque être humain ; il a un caractère d’omniprésence et fait partie du constituant essentiel de l’être. À tel point que Heidegger peut conclure d’une façon pessimiste que « l’autre devient un dédoublement de soi-même »[6], ou que « [c]hacun est l’autre, aucun n’est lui-même. »[7] L’homme a ainsi un être-avec comme structure fondamentale. Quand il dit « je suis », il y a toujours deux sujets : le premier est au sens du « on » et le deuxième au sens du soi-même propre. Le Desein est essentiellement le sujet premier : le on, le sujet de la quotidienneté. Avec ce sujet, il existe, la plupart du temps, dans le mode inauthentique, parce que le moi se perd dans le on.
Le moi authentique est fondé sur le possible, avec la liberté, la conscience et la culpabilité. Il existe dans le Dasein quelque chose de « pas-encore », quelque chose qui reste caché, qui est son futur et qui n’est pas encore définissable. La conception heideggérienne de l’authenticité est décrite comme un être-vers-une-possibilité. Vivre de manière « non-encore-réelle » manifeste en effet la liberté existentielle qui est la source de l’existence authentique. Une autre source : la voix de la conscience. Un moi authentique répond aux appels de la conscience. Autrement dit, au contraire du on-même, le moi authentique n’évite pas de faire face à lui-même. Ainsi, le fondement de l’authenticité repose sur la volonté d’exercer sa conscience, et on pourrait dire que l’inauthenticité se construit sur le vouloir de ne pas avoir une conscience.
La distinction heideggérienne du On et du Je dans le même Je, son opposition de l’être inauthentique de la préoccupation quotidienne à l’être-soi-même authentique ne laissent pas leur trace dans ce que Robbe-Grillet a écrit.
Pour développer nos arguments, les idées robbe-grillétiennes seront en particulier comparées à celles de Sartre. Des articles, des entretiens de Robbe-Grillet, et certains discours de l’écrivain sur ce sujet nous montrent qu’il est anti-sartrien sur plusieurs points concernant la vérité, la liberté et l’authenticité ; cela n’exclut cependant pas qu’il y ait des liens proches entre la pensée sartrienne et la pratique littéraire de Robbe-Grillet.
Liberté et Vérité
La relation entre liberté et vérité s’exprime dans la formule sartrienne : « pas de liberté sans vérité »[8]. Robbe-Grillet l’a nié totalement en déclarant : « Je n’ai pas besoin de la vérité pour être libre » (Vg : 262). La liberté dans sa conception n’est ni le lieu ni la condition de la vérité, ni celui de l’authenticité. Se limitant à la sphère de parole, elle aide l’homme à se libérer du souci d’être authentique à soi-même, d’avoir un moi véritable et unique, pour devenir ce qu’il pourrait être dans toute possibilité.
Sartre a amplement développé son idée de l’homme authentique en tant que liberté. Il a deux formules fondamentales : « la liberté humaine précède l’essence de l’homme »[9] et « l’existence précède l’essence »[10]. L’existence s’assimile donc à la liberté. L’homme n’a pas, tant qu’il existe, une nature déterminée, parce qu’il est libre de se créer. Il n’y a donc pas la vérité d’un homme vivant : il est toujours capable de changer. On ne peut parler de la vérité d’une personne qu’après sa mort, avec laquelle finit toute possibilité de changement. C’est pourquoi l’homme, venant au monde, est condamné à la liberté.
La différenciation psychologique de Sartre entre mauvaise foi et bonne foi détermine explicitement que l’homme vit habituellement une dualité de sa conscience : la conscience des vérités qu’il veut cacher, qui fait qu’il se ment à lui-même, et celle des vérités qu’il a le courage de reconnaître. En écrivant « je suis ce que je veux voiler »[11], Sartre insiste sur la différence entre ce qu’on veut voiler et ce qu’on veut montrer, et distingue un moi authentique de la liberté d’un moi inauthentique de la mauvaise foi. Pourquoi le moi de la mauvaise foi est-il inauthentique ? Parce que, dans la mauvaise foi, la liberté se nie ; elle disparaît.
Dans le monde robbe-grillétien, il y aurait seulement la liberté et la mauvaise foi n’existerait pas. C’est aussi un monde de caractère nietzschéen où « rien n’est vrai, tout est permis »[12]. Robbe-Grillet ne cherche ni à saisir l’authentique ni à découvrir l’inauthenticité pour le rejeter. Il ne cherche pas non plus un moi véritable, un moi purement et uniquement à moi, mais poursuit la quête de son intériorité pour exploiter toutes les possibilités de son moi. La question qu’il s’est posée est : « qui suis-je ? », et non pas : « qui suis-je véritablement ? » Il y a toujours, dans la conception de Sartre, une incohérence entre l’être-qu’on-est et l’être-qu’on-n’est-pas. La mauvaise foi est la volonté de fuir ce qu’on est, et l’illusion d’un être qu’on n’est pas. Chez Robbe-Grillet, il est difficile de montrer une volonté de distinguer l’être qu’on est de l’être qu’on n’est pas. Souvent, les personnages robbe-grillétiens se multiplient ; ils peuvent devenir tous ceux qui sont décrits comme leur double, mais ils ne sont personne. Ainsi, ils existent d’une manière non-authentique. Ils ne cherchent ni à être authentique ni à être propre à eux-mêmes. C’est pourquoi, d’un certain point de vue, la question de l’authenticité n’est pas vraiment celle de Robbe-Grillet.
Pour Sartre, la liberté est le chemin menant à l’authenticité ; on ne peut parvenir à son moi authentique qu’avec la liberté. La recherche de l’authenticité s’achève dans le processus de libération et plutôt dans celui d’auto-libération. Il s’agit d’une recherche infinie par laquelle l’homme se définit en tant qu’homme dans le sens le plus plein. Sartre a montré cette volonté de l’authenticité chez des écrivains tels que Proust, Sarraute, pour qui écrire est conçu comme la lutte contre l’inauthenticité et la recherche de l’authenticité. C’est sur ce point que Robbe-Grillet se montre à la fois ressemblant et différent de Sartre : la liberté, et la liberté de parole en particulier, sont la condition permettant à l’homme d’aller jusqu’au fond de lui-même pour construire son être ; mais ce n’est cependant pas, chez Robbe-Grillet, un être authentique compris comme un aspect caché, voilé, opposé à un être manifesté, à une apparence visible. Il écrit pour sauver les choses, pour délivrer la liberté de la vérité, pour rendre au monde ce qui n’est pas encore fixé, emprisonné dans les idées préexistantes. Ce qui vient de commencer est encore et toujours à faire, à refaire, ce qui exige toujours et va toujours de pair avec la liberté.
En somme, la rencontre entre Sartre et Robbe-Grillet se trouve dans une littérature de contradictions des pôles opposés. Leur séparation réside dans le fait que si ces contradictions s’arrêtent chez Sartre après La Nausée, elles continuent chez Robbe-Grillet jusqu’à la permanence d’une tension interne au sein de son univers littéraire, qui n’est pas du tout un univers de la vérité, ni celui où la vérité triomphe : « Je n’ai pas besoin de la vérité pour être libre. […] la vérité, dans notre monde, ne servait qu’à une seule chose : la régression, morale, politique, littéraire. » (Vg : 262).
Si la vérité ne servait qu’à la régression, elle deviendrait obstacle au progrès, car elle pourrait circonscrire les pensées dans un cadre et, par conséquent, il n’y aurait rien de surprenant, rien de nouveau, rien de créatif. Selon Sartre, la liberté se lie à la volonté de vérité. Robbe-Grillet a changé cette situation en la rattachant à la volonté de non-vérité et en faisant du parallélisme entre la liberté et la vérité un conflit constant entre elles, à tel point que celle-ci devient l’ennemie de celle-là. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas du tout de vérité et que la vérité est coupée totalement de la liberté. Il existe en effet seulement des vérités, avec un v minuscule. Le fameux parallélisme se transforme en contradiction. C’est dans la contradiction que la vérité est liée à la liberté : l’homme n’est libre que quand il s’affirme comme porteur d’une vérité fragile dont il est l’inventeur et le destructeur. Il ne devient libre que lorsqu’il est capable de la détruire pour en construire une autre ensuite[13]. Dans ce mécanisme, la vérité bouge, se multiplie, refuse d’être éternelle, pour devenir des vérités menteuses ou des vérités-mensonges, des vérités-erreurs, autrement dit non-vérité.
Chez Sartre, la vérité et la liberté ne peuvent pas se séparer, elles sont liées à la compréhension. Le choix de la non-vérité en tant qu’ignorance et que mensonge manifeste la liberté de l’homme. La non-vérité se comprend comme ce qui est originellement voilé. La liberté réside dans les efforts de la dévoiler pour atteindre la vérité. Celle-ci s’assimile donc au dévoilement. L’activité de dévoiler fait apparaître l’Être tel qu’il est.
L’opposition de Robbe-Grillet à Sartre se manifeste pleinement sur ce point : la liberté n’est pas le fondement de la Vérité, parce que, tout d’abord, la Vérité avec un V majuscule n’existe pas, pas plus que l’Être-tel-qu’il-est. Ensuite, ce qui est important n’est pas le fait qu’on parvienne à la Vérité au moyen de la liberté, mais que, pour être libre, il faut se libérer de l’emprisonnement de la vérité. La vérité est inutile quand elle ne sert qu’à la régression et, par là, elle devient l’ennemie de la liberté. Chez Robbe-Grillet, il existe aussi ce comportement : aller chercher, mais pour ne pas trouver. Pour lui, l’être-tel-qu’il-est étant un état impossible, il n’y a pas de possibilité pour la vérité ultime. Qui plus est, le dévoilement ne succède pas au voilement pour éclairer, mais pour rendre plus obscur ce qui est de l’être. Le dévoilement n’aide pas à la compréhension. On ne connaît jamais l’être tel qu’il est. Si l’être a un sens, il existe, selon Robbe-Grillet, dans l’action de chercher, et non pas dans le résultat de la recherche. En conséquence, vivre est chercher, chercher sans cesse. Dans la recherche de l’écrivain, la compréhension perd son importance ; elle se détache de la vérité et de la liberté, elle devient impossible. Enfin, concernant la non-vérité, Sartre la considère comme ignorance ou mensonge et, par là, l’oppose à la vérité, alors que le monde non-vrai de Robbe-Grillet ne s’oppose pas à celui de vérité. Pour lui, le mensonge est la question posée à la vérité. On pense la vérité à travers le mensonge et, grâce au mensonge, la vérité ne peut pas rester tranquille, stable ; elle est remuée et mise en question. Si, avec le philosophe, on part de l’ignorance pour arriver à la vérité, avec l’écrivain, on trouve la vérité dans l’ignorance et dans le mensonge.
Vérité et effacement
S’opposant au comportement de dévoilement auquel Sartre attribue une importance considérable dans la recherche de la vérité — faire apparaître l’Être tel qu’il est —, Robbe-Grillet choisit un comportement d’effacement qui lui permet d’ôter toute valeur à la vérité, de parvenir à une liberté pure de la parole, de détruire l’être tel qu’il est et d’établir son monde de non-authenticité. L’effacement devient mécanisme de production et de reproduction du texte. Il a une fonction génératrice et participe aux différents niveaux textuels : on peut parler d’une écriture d’effacement, d’une structure d’effacement ou d’un effacement structural du temps et de l’espace, d’un effacement du sujet.
Le temps, une figure importante de ses romans, avec sa présence solide et son auto-suppression, manifeste une des recherches de Robbe-Grillet sur la perte ontologique. Il s’établit comme la forme de cette perte, qui est marquée non seulement par le bouleversement de l’ordre linéaire du temps, par l’abolition de la continuité temporelle, par le placement de trois éléments (passé, présent, futur) sur le même plan du présent, mais encore par l’effacement du présent lui-même, ce qui ne s’oppose pas à l’idée irréfutable de son importance. Cette importance s’affirme à la fois à travers l’existence du présent et à travers son absence. La question se pose ici : comment peut-il néantiser le présent dans lequel il a mis le passé et le futur ?
Le premier procédé utilisé par Robbe-Grillet dans Les Gommes est un effacement mécanique du présent. Il existe en fait dans ce roman un déroulement du temps et un ordre chronologique des faits. Néanmoins, le récit commence réellement au moment de la fausse mort de Daniel Dupont et se termine à l’instant de sa vraie mort, juste vingt-quatre heures après. C’est à l’intérieur de ce jour que la montre de Wallas s’est arrêtée. Physiquement, les vint-quatre heures ont été effacées du temps des horlog ; en réalité, elles sont, sous l’angle de l’enquête du protagoniste, un temps pour rien. Ce jour-là est donc un vide dans l’écoulement du temps, devenant par conséquent un trou dans la vie de Wallas. Grâce à cette disparition du présent, les événements tout à fait intratemporels sont revêtus, par l’intermédiaire de l’annihilation du temps des horloges, d’un caractère extratemporel. Cette métamorphose du présent en non-présent se réalise d’ailleurs par un vaste réseau d’allusions au mythe d’Œdipe, qui vise à revivifier un prétendu passé du protagoniste et, de cette manière, elle remplace le présent par le non-présent en montrant que tous les deux ont des similitudes : ce n’est pas en réalité que le présent ait reculé dans le passé, mais c’est au contraire le passé qui peut basculer dans le présent et prendre ainsi sa place. La limite entre les deux devient très fragile.
Le deuxième aspect de l’effacement temporel se révèle dans la propriété de labyrinthisation du temps[14] dans les romans de Robbe-Grillet, surtout dans La Jalousie. Le caractère d’écoulement du présent dans Les Gommes est aboli au profit d’un maintenant isolé de toute référence temporelle, le temps n’y coule plus. La spatialisation du temps de La Jalousie s’effectue sous la forme d’une « labyrinthisation » structurale du maintenant. La grande fréquence du mot « maintenant » qui apparaît parfois trois fois dans une même page, certifie son importance et prouve son utilisation intentionnelle. Tout le récit s’inscrit dans ce « maintenant » labyrinthisé. La déschématisation de la structure temporelle est radicale. Il est non seulement impossible de rétablir la continuité selon la flèche du déroulement normal en ligne droite, que sont passé, présent et futur ; mais aussi la possibilité d’une structure circulaire du temps mérite d’être mise en doute, nonobstant les répétitions multipliées dans le texte. Car le récit ne retourne pas du tout au début, c'est-à-dire qu’il n’existe pas une coïncidence entre le commencement et la fin sur le plan du temps pour qu’on puisse parler d’un schéma circulaire ; le récit est réellement construit sans commencement ni fin, il est impossible de préciser un point de départ ou un point d’arrivée. Et les répétitions se font sans qu’aucune règle de temps cyclique soit observée. Par contre, elles dessinent une forme dédaléenne avec laquelle on n’arrive jamais à reconstruire les relations entre les éléments temporels introduits dans le roman. La détermination de l’avant et de l’après est irréalisable. Les mouvements abondamment décrits (surtout ceux du corps) se déroulent sur place donnent l’impression que la vie s’arrête en avançant dans un circuit labyrinthien, à la fois ouvert et sans issue. De plus, tous les maintenant de l’œuvre sont imprécis : « “Maintenant”, ce qui ne fournit aucune indication satisfaisante » (J : 50). Contrairement à la conclusion de Heidegger dans ses études sur l’Être et le Temps, qui considère que « la suite des maintenant est ininterrompue et [qu’] elle ne souffre pas de vide »[15], Robbe-Grillet invente une suite discontinue des maintenant entre lesquels se forment les vides que chaque maintenant s’efforce de remplir par leur juxtaposition sur l’espace textuel. C’est un temps impossible à mesurer, il n’y a plus ni datation, ni repères temporels, il n’y existe donc plus d’avant, ni d’après, seulement l’éternité construite par une présentification de toutes les instances temporelles. Le présent est à son tour, faute de propriété d’écoulement, néantisé et parallèlement étendu à travers les parcours labyrinthiques. Le personnage existe d’une façon non-authentique dans ce type de temps particulier. Pour lui, les événements ne sont pas évoqués dans la mémoire, n’appartiennent pas au passé ; il vit en effet dans leur non-authenticité. Et le futur se fait aussi par ces mêmes événements répétés sans cesse. La vie est donc, pour lui, une série de maintenant qui se succèdent constamment, qui existent en tant que non-présent.
Robbe-Grillet nous a aussi offert un paradoxe magnifique en créant une sorte de sujet non-pensant, non-parlant. Il s’agit du mari « présent-absent » dans La Jalousie, un cas littéraire rare mais typique d’un effacement parfait de l’homme en tant qu’individu ; paradoxalement, en dépit de cette destruction radicale, les traces laissées par l’auteur nous aident à apercevoir dans ce vide un être humain ; c’est la passion, l’angoisse, la souffrance, la jalousie, les obsessions, etc., états d’âme réellement présents mais sans être nommés et sans être directement décrits. Cet être humain, dont l’intérieur se manifeste sur la surface lisse des objets neutres, froids, tout à fait objectivement représentés, ne sort jamais hors de lui-même. Mais il n’est pas du tout conscient (du moins aucun signe ne le montre) de ce qui se passe dans cet intime extériorisé. Ce qu’il a, c’est tout ce qui se déroule devant lui, mais ce qui ne lui appartient pas et ce dont il ne relève pas. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’il est autant hors de soi que hors du monde. Il s’exprime dans un dehors mental où il est complètement isolé de l’univers externe, exilé dans son dedans désert. Sa présence invisible n’a aucun sens pour les autres, comme si tout se passait sans lui. Il n’est alors pas objet en tant qu’Autre. Il n’est pas non plus sujet pour lui-même, bien que tout ce monde romanesque soit mis dans le champ de son observation, touché par son regard. Il est donc un sujet non-subjectif, écarté de soi-même pour devenir « un sujet vide », un sujet privé de la conscience du temps et vivant dans un temps sans temporalité.
L’effacement ne fait pas, bien entendu, apparaître l’être tel qu’il est, comme le dévoilement chez Sartre. Au contraire, le dévoilement de Robbe-Grillet, s’il existe parfois dans le texte, sans se séparer de l’effacement, obscurcit l’être tel qu’il est et le fait disparaître au profit de la non-identité. L’écriture d’effacement, la suppression du sujet savant et du sujet parlant, la multiplication du je, le moi dissous non identique, l’incertitude, l’ignorance, la compréhension impossible, tout cela permet de penser à un mode d’exister non authentique, qui n’exclut d’ailleurs ni le caractère authentique ni le caractère inauthentique de l’existence.
Mensonge et Vérité
Robbe-Grillet n’a aucune intention de dépister l’inauthenticité conçue comme mauvaise foi — un mensonge à soi-même au sens sartrien —, et comme la pensée du on au sens heideggérien, puisqu’un mensonge à soi-même existe seulement à condition qu’on soit conscient d’une vérité qu’on essaie d’ignorer volontairement. Et cette ignorance délibérée est le mensonge qu’on se fait à soi-même. Si on peut dire, comme Sartre : « je suis ce que je veux voiler », une supposition peut devenir possible : « je sais ce que je veux voiler ». Une telle affirmation n’est pas, chez Robbe-Grillet, envisageable. Celui qui cherche la vérité de soi-même ne sait jamais qui il est et ce qu’il veut voiler, ce qu’il veut dévoiler. L’écriture est pour lui une recherche dans laquelle se révèle toute possibilité. S’il y a des vérités masquées, ce n’est pas dans le but de se tromper soi-même. C’est plutôt parce qu’on ne connaît pas quelle est la vérité, où est la vérité, à quel point elle se distingue du mensonge. Quelquefois, sous le masque, on ne voit pas une vérité, mais une chose qui fait du masque un visage vrai, de l’apparence une essence. Le mensonge est, pour Robbe-Grillet, vérité. Il faut qu’une vérité devienne mensonge pour qu’une autre puisse apparaître. Donc, cette vérité-mensonge ou vérité-masque pourrait se comprendre comme non-vérité.
À la recherche de l’authentique, Proust et Gide, selon Claude-Louis Estève[16], cherchent à démasquer l’homme pour atteindre une image de son authenticité sous le masque. Robbe-Grillet cherche, en revanche, dans cette poursuite du non-authentique, à le masquer le plus possible. Dans son monde, l’homme aux masques croit finalement que le masque est son vrai visage. D’où se pose une question : est-ce qu’on emprunte le masque comme un élément extrinsèque venant de l’extérieur ? Ou le masque est-il une partie de son être, une partie intrinsèque, appartenant à son for intérieur ? Le masque peut, normalement, être considéré comme une démarcation : derrière lui se cache un sujet caché et, devant lui, un sujet qui l’observe. Il est le lieu du jeu, il exige des conjectures. Que devient le masque quand le sujet caché et le sujet observant sont le même dans le rapport de soi à soi ? Est-ce qu’il devient le lieu de l’authentique ou le lieu du conflit de l’authenticité et de l’inauthenticité ? C’est dans ce conflit que l’on revient à l’être-soi-même authentique, que l’on se retrouve soi-même en se perdant soi-même. Au contraire, chez Robbe-Grillet, il n’y a pas un soi-même à perdre ; il n’y a que des possibilités de recevoir des multiples soi-même sous diverses formes. Finalement, quelle est, chez cet auteur, l’authenticité? Il est impossible de tracer une frontière entre la part des autres et la part de soi-même. Est-ce en définitive une combinaison robbe-grillétienne : moi est une combinaison des autres en moi et par moi ? Cette combinaison rend en effet inauthentique l’authentique ; elle devient donc une sorte de non-authenticité qui contient, à notre sens, en elle-même non seulement l’idée de négation, mais aussi celle d’affirmation et, en plus, l’idée de non-négation et de non-affirmation.
Si le masque se transforme en masque-visage, qui serait l’homme au masque ? Ce n’est ni l’être inauthentique ni l’être qu’on n’est pas. Examinons ce que Robbe-Grillet dit de son film L’Homme qui ment :
C’est quelqu’un qui parle et pour qui tout ce qu’il dit est vrai. Le titre, L’homme qui ment, est déjà une sorte de plaisanterie, car on ne peut mentir que par rapport à une vérité préexistante. Or, dans ce film, il n’y a de vérité que la parole de cet homme qui invente le monde. (Vg : 374)
Rien n’est inauthentique : il n’y a pas de menteur, parce qu’il n’y a pas de vérité préexistante, seulement des vérités spontanément naissant de la parole ; ces vérités du moment sont faites pour être annihilées, sans cesse. Il est impossible d’être menteur quand on dit ce que l’on croit. L’anti-roman et l’anti-cinéma de Robbe-Grillet deviennent le lieu de l’anti-authentique, où l’identité cesse d’être une valeur à défendre ou à chercher pour s’imposer comme un processus double de se construire et de se détruire. Ce lieu du non-authentique est un monde où on ment pour ne pas pouvoir mentir.
Dans le conflit entre vérité et liberté, entre vérité et mensonge, toute texture stable du roman disparaît. La structure de « sable mouvant » du Nouveau Roman crée, en réalité, non pas des personnages, mais des effets de personnages. Ce ne sont pas simplement des effets formels, mais l’homme n’est plus soi-même ; il ne trouve pas la coïncidence avec soi-même[17]. Le personnage cesse d’être définissable comme individu unique, solide, authentique, pour exister d’une manière non-authentique : il passe à côté de lui et il n’est qu’effet de lui-même. La personnalité est déconstruite par cet « effet de… ».
Le jeu de mensonge et de vérité a un rapport spécial avec le rêve. Le personnage de La Reprise se met souvent dans l’état de rêve. Les cinq chapitres du livre commencent tous par une phrase qui décrit l’état du personnage à son réveil, ce qui veut apparemment établir un ordre chronologique pour le récit, comme si le roman retournait à la forme classique de la narration. En réalité, cette formule pseudo-classique, mise dans l’atmosphère onirique du récit, renforce contradictoirement l’impression que ce qui est raconté avant se passerait dans un sommeil. Surtout, la Cinquième journée commence par des phrases étonnantes : « HR rêve qu’il se réveille en sursaut dans la chambre sans fenêtre des anciens von Brücke. Le bruit violent de verre cassé qui l’a tiré de son sommeil imaginaire semblait provenir de l’armoire à glace, dont le grand miroir est pourtant intact. » (Rep : 195). Ces phrases montrent l’état particulier d’un homme qui se trouve à des niveaux différents de son existence : il existe dans un rêve qui se passe dans un autre rêve ; d’ailleurs, c’est un rêve imaginaire. C’est probablement vrai, car comment peut-on être sûr de ce qui se produit dans le rêve, comment peut-on être sûr qu’un rêve dans un autre est un rêve véritable ou un rêve imaginaire ? Cependant, un rêve imaginaire pourrait revêtir un autre sens : il est douteux, non pas parce que « songe est mensonge », mais parce qu’on ne sait pas s’il s’agit du rêve ou de la réalité. Les sommeils, dans ce livre, sont aussi douteux que tous les autres éléments, ce que la note 6 affirme (voir Rep : 69-70). Cette note témoigne d’une ironique allusion au système freudien d’interprétation des rêves, dont on met en doute la valeur explicative ; elle fait des rêves racontés dans ce récit des pseudo-rêves, qui s’inscrit dans le système robbe-grillétien des pseudo-personnage, pseudo-roman, pseudo-autobiographie, pseudo-psychanalyse, etc. Tout est, dans ce monde imaginaire-réel, prétendu, mensonger et, en même temps, vrai. La vérité est accessible à travers le mensonge. C’est pourquoi, dans le rêve, monde des mensonges, on peut trouver la vérité.
Imaginaire et réel
S’agissant de l’imaginaire, la différence entre la pensée philosophique sartrienne et la pensée littéraire robbe-grillétienne est poussée jusqu’à l’opposition. Sartre insiste sur l’irréalité de l’imaginaire. Selon sa définition, et pas seulement la sienne bien entendu, l’œuvre d’art est bien un irréel. En tant qu’objet irréel, l’objet de l’œuvre d’art fonctionne comme un analogon[18] à travers lequel se manifeste « un ensemble irréel de choses neuves »[19] qui n’existe même pas dans l’œuvre. L’objet imaginaire a un caractère de négation qui se traduit dans le fait qu’il est soit absent, soit existant ailleurs, soit inexistant. Cependant, l’imagination se fait sur une base réelle du monde nié par la conscience. Elle s’établit comme dépassement du réel. Et l’acte de nier ne se sépare pas de l’acte de constituer. Le monde fictif est constitué par la négation du monde réel. L’œuvre d’art est, selon Sartre, un irréel ; le monde qu’elle présente est un monde irréel qui n’existe nulle part, ni dans notre monde, ni dans l’œuvre ni dans la tête du lecteur.
Robbe-Grillet s’oriente vers une autre logique. Étant conscient de l’irréalité du monde fictif, il essaie au contraire de lutter, avec ses œuvres, contre cette « vérité » sartrienne de l’imaginaire pour une autre vérité : le caractère réel de la fiction. Il essaie d’invalider le mot « irréel » en affirmant la puissance d’imagination qui est capable de produire quelque chose d’étrange qui est plus réel que la réalité et qui rend le réel fictif [20].
L’irréel prévoit le réel ; il attend et appelle le réel comme une sorte d’avenir de celui-ci ; il existe comme une attente de quelque chose qui viendra pour le prouver réel, et il devient finalement réel. L’imaginaire, pour Robbe-Grillet, sera réel, sera ce qu’on peut utiliser pour vérifier la réalité. Dans ce sens, l’homme pourrait inventer son propre avenir, créer par avance son avenir, ce que Robbe-Grillet veut illustrer par ses œuvres.
Robbe-Grillet ne distingue pas les personnages de roman des « personnages vrais », car ils existent tous de la même manière dans sa mémoire. Ils y ont le même statut, et c’est ce statut réel qui est le principe fameux sur lequel Robbe-Grillet se fonde pour définir la notion du réel de l’imagination. Il connaît Mathias, personnage du Voyeur mieux que son grand-père. Mathias a donc, pour lui, un effet de réel plus fort. Le monde de la mémoire, de l’imaginaire existe parallèlement « au monde que les gens croient réel ». Cette formule voudrait-elle dire qu’il n’y a pas de monde réel, qu’il y a seulement le monde qu’on croit réel ? Robbe-Grillet essaie d’« imposer comme monde véritable quelque chose qui est une construction de [s]on imagination » (Pré : 19). Voilà sa grande préoccupation. Il n’accepte pas que l’imaginaire ne reste que dans l’imagination, n’existe que comme imaginaire. Il se fait de l’imaginaire. Non seulement l’imaginaire de lui-même, mais aussi de l’imaginaire nourri des œuvres littéraires d’autres auteurs. Non seulement son âme ou son esprit s’en nourrit, mais le matériau littéraire constitutif de son corps, se mue en éléments physiques :
Ces personnages, dans des nouvelles comme Le Rickshauw fantôme, La Légion perdue, ou Le perturbateur du trafic ou encore 42° à l’ombre, deviennent quasiment des éléments de mon propre corps, comme si j’étais moi-même fait de ce matériau-là et de tous ces soldats qui deviennent fous dans leur caserne et leur solitude. (Pré : 168)
Transformer les personnages littéraires en éléments corporels peut sembler étrange. Mais le caractère réel de l’imaginaire est affirmé. Le texte est défini par Robbe-Grillet comme la réalité qui se crée par les expériences qui se condensent dans le temps de l’écriture. Le texte n’est autre que le lieu où se cristallise le réel, le lieu où l’imaginaire devient réel ; un réel qui, à son tour, se caractérise par l’éternité : une fois qu’il a pris forme, il ne se dissipe jamais ; il se perpétue. La puissance du texte est plus forte que celle du réel vécu ; elle ne se sépare pas de l’écriture et du sujet de l’écriture : « Tout est bien inventé, mais tout est vrai puisque c’est moi qui l’ai inventé, et écrit, et écrit comme ça. » (Vg : 519). L’imaginaire est donc devenu quelque chose de vrai. On dirait que, pour lui, tout ce qui existe, même mentalement, surtout mentalement, est vrai. Alors, qu’est-ce qui est vrai et qu’est ce qui n’est pas vrai, finalement ? Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Si la question se pose de cette manière, on peut voir clairement que c’est au caractère réel et vrai de l’imagination que l’écrivain s’intéresse, et non pas à l’authenticité.
Ainsi, pour Robbe-Grillet, seul le réel — aspect à découvrir de la réalité — existe, et non l’authentique. Parce que le réel, comme dit Estève, n’est pas l’authentique. Le personnage de Robbe-Grillet ne sait même pas qui il est, ce qu’il est profondément. Il est toujours à la fois sincère et menteur. Il ne croit pas, il cherche, et il se fait par la recherche de soi-même. Il ne cherche pas l’authentique, mais à tracer des chemins aventureux à travers ce monde qu’il ne comprend pas et où il vit.
Un soi authentique exige qu’on connaisse et reconnaisse la vérité de soi-même. Une telle vérité n’arrive pas à être identifiée dans le cas de Robbe-Grillet : l’authenticité ne se pose donc pas comme un problème. La pensée du non-authentique contribue à effacer la frontière fixe que les autres penseurs voulaient tracer entre authentique et inauthentique. Chez Robbe-Grillet, ceux-ci sont mis dans une relation particulière que l’on pourrait figurer par un tourniquet. Cette image du tourniquet authentique-inauthentique exprime exactement l’idée que les deux s’ouvrent l’un sur l’autre : on accède à l’authenticité par l’inauthenticité et vice-versa ; quand on croit être dans l’inauthenticité, on parvient déjà à l’authenticité ; et lorsqu’on croit se trouver dans un état authentique, on s’en est en réalité bien éloigné. Ce tourniquet du soi pourrait être nommé non-authenticité où le sujet se perd et se retrouve dans l’alternance de l’authenticité et de l’inauthenticité de soi-même.
Entre l’appartenance à soi et la perte de soi, Robbe-Grillet présente l’état d’un soi dans sa complexité et dans ses contradictions irréconciliables, dont l’existence n’est jamais inauthentique ni authentique. Le non-authentique s’impose donc comme une nécessité dans la découverte des vérités avec un v minuscule, vérités qui sont « fragiles, mouvantes et vite détruites » (Pré : 15).
Bài đã công bố trong cuốn
Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle
Sous la direction de Roger-Michel Allemand et Christian Milat
Presses de l'Université d'Ottawa et Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, 582 p
[1] Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 98
[2] Robbe-Grillet dit : « Quand je lis un auteur que j’aime, c'est-à-dire auquel je m’identifie comme si j’avais moi-même écrit le livre que je suis en train de lire, il y a pour moi de très forts effets d’autobiographie. » (Vg : 273) Une telle lecture certifie le travail du texte, et non pas le travail sur le texte. Comme si au moment de la lecture, le lecteur était analysé par le texte, comme si le texte travaillait le lecteur et non l’inverse.
[3] Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1987, p. 166
[4] « Ci-gît Moi, tué par les autres » (Paul Valéry, cité par Micheline Tison-Braun dans Nathalie Sarraute ou la recherche de l’authenticité, Paris, Gallimard, 1971, p. 35).
[5] Martin Heidegger, Être et temps, traduit par François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 172.
[6] Ibid, p. 167.
[7] Ibid, p. 171.
[8] Jean-Paul Sartre, Vérité et existence, Paris, Gallimard, 1989, p. 41.
[9] Id., L’Être et le néant, Gallimard, 1980, p. 60 : « La liberté humaine précède l’essence de l’homme et la rend possible, l’essence de l’être humain est en suspens dans sa liberté. Ce que nous appelons liberté est donc impossible à distinguer de l’être de la “réalité humaine”. L’homme n’est point d’abord pour être libre ensuite, mais il n’y a pas de différence entre l’être de l’homme et son “être-libre”. »
[10] Id., L'Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 29.
[11] Id., L’Être et le néant, op.cit.,p. 79.
[12] Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, Livre III, § 109.
[13]Cf. Roger-Michel Allemand, « De la création chez Robbe-Grillet et des Romanesques en particulier. Asymtotes génétique et perspectives de recherches », in R.-M. Allemand et Christian Milat eds,Le « Nouveau Roman » en questions 5 : Une « Nouvelle Autobiographie » ? Paris, Lettres modernes Minard, 2004, p.273-295.
[14] La labyrinthisation temporelle correspond d’ailleurs à la forme labyrinthique de l’espace, si le labyrinthe devient l’espace privilégié du monde robbe-grillétien c’est parce qu’il est vraiment efficace pour élargir la limite du présent, pour donner une étendue au maintenant ; et la structure labyrinthique de l’espace et du temps est en effet une métaphore de l’angoisse ontologique. Dans La Reprise, par exemple, malgré la précision apparente du temps narratif (le récit se passe pendant cinq jours en novembre 1949), le protagoniste se trouve toujours dans l’état de rêve, où il est mis hors du temps et de l’espace. Grâce à la technique de surimpression, les scènes du passé (c'est-à-dire le passé du personnage, ainsi que celui créé par les romans précédents, par rapport à ce livre) sont remises au présent, ce qui forme vraiment un lacis temporel et met le personnage dans une situation suspecte, d’où le fait qu’il se questionne souvent : « où et quand ? »
[15] M. Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 491.
[16] Claude-Louis Estève, Études philosophiques sur l’expression littéraire, Paris, Vrin, 1939.
[17] Voici l’explication de Robbe-Grillet : « Effet de… Il ne s’agit pas seulement d’une façon formaliste de concevoir la littérature. Ça veut dire aussi que moi-même je me sens fait d’effet de. […] Beaucoup d’éléments de ma vie réelle, tangible, ne m’apparaissent que sous la forme d’effets de. Pourquoi effet de ? Parce qu’on ne coïncide jamais vraiment avec soi même. Stavroguine qui, lui, est typiquement un effet de personnage : il est constamment à côté de lui-même, et c’est beaucoup plus fort, plus réel. »(Vg : 546).
[18] « Ce tableau fonctionne encore comme analogon. Simplement ce qui se manifeste à travers lui c’est un ensemble irréel de choses neuves, d’objets que je n’ai jamais vus ni ne verrai jamais mais qui n’en sont pas moins des objets irréels, des objets qui n’existent point dans le tableau, ni nulle part dans le monde, mais qui se manifestent à travers la toile et qui se sont emparés d’elle par une espèce de possession. Et c’est l’ensemble de ces objets irréels que je qualifierai de beau. » (J.-P. Sartre, L’Imaginaire : psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1992, p. 366).
[19] Ibid.
[20] Voir le passage où Robbe-Grillet parle des vraies mouettes qui deviennent fictives (Vg : 518).