Vérités d’Alain Robbe-Grillet
Que veut-il, disait Nietzsche, celui qui cherche la vérité ? Quelles obscures motivations une quête aussi obstinément menée peut-elle dissimuler ? Et pourquoi tant de philosophes, ou – plus étrangement – d’écrivains, ont-ils été taraudés par une telle question ? C’est cette interrogation que reprend dans ce beau livre Nguyen Thi Tu Huy à propos d’un écrivain à la réputation sulfureuse, Alain Robbe-Grillet, qu’on n’imaginait pas a priori torturé par de tels enjeux métaphysiques. Elle démontre pourtant avec finesse et brio à quel point l’œuvre complexe et multiforme de Robbe-Grillet (romans, écrits théoriques, films, entretiens) doit faire l’objet d’une nécessaire réévaluation quant à l’importance de ses enjeux au sein de la littérature française moderne.
La question de la vérité, montre-t-elle en effet, est une question à la fois pressante et désespérante, tant il est vrai que le lien entre concept et fiction, entre pensée et écriture, est l’une des interrogations fondamentales que nous adresse la littérature moderne. En ce sens, Nguyen Thi Tu Huy a raison de le rappeler, Robbe-Grillet n’est pas seulement ce chef de file du Nouveau roman, contestataire inlassable qui tourna quelques films étranges à l’érotisme hermétique et provocateur, mais aussi (ceci expliquant peut-être en partie cela) un homme obsédé par la part obscure que recèle toute pensée, un homme hanté par des questions théoriques : celles du sens, de la vérité et de l’interprétation. C’est le lien constant qu’il tissa entre théorie et pratique de la littérature que ce livre analyse. Nguyen Thi Tu Huy restitue ainsi un pan fondamental de la trajectoire de l’écrivain : son exploration (singulièrement à travers les remises en cause par le Nouveau roman des modèles narratifs classiques) des territoires mouvants de la subjectivité – le « sujet Robbe-Grillet », vaste domaine contradictoire et paradoxal que le livre aborde avec subtilité.
Son point de départ est cette idée originale et juste, face à un écrivain dont on a volontiers fait un cynique voire un sophiste, qu’Alain Robbe-Grillet fut toute sa vie hanté par la question de la vérité. Or il ne s’agit pas seulement chez lui d’une question logique (vérité vs erreur) mais de la question existentielle (philosophique et psychanalytique) de son propre rapport à une vérité subjective. Ce n’est plus dès lors la question du faux qui se pose mais celle de la fausseté. Viennent alors toutes les interrogations que l’on peut considérer comme au fondement même de son écriture : « est-ce que j’existe vraiment ? » « est-ce que j’existe en vrai ? ». Ces thèmes du mirage, du double, de l’illusion fictionnelle et existentielle, elle traverse, comme l’on sait, toute son œuvre. Autre hypothèse fondamentale du livre, posée dès les prémisses de la démonstration : chez Robbe-Grillet, écrire « revient donc à questionner, non à interpréter » ; d’où la légèreté, l’irresponsabilité assumée du narrateur (« un état joyeux de narrateur irresponsable », comme il l’écrit) qui oblige le lecteur à interpréter, qui met le lecteur en position d’analyste du texte. Il n’est pas d’autre lecture, suggère-t-il selon Nguyen Thi Tu Huy, que la lecture-analyse, la lecture-interprétation. C’est là que s’inscrirait ce « principe du non » qu’elle voit à l’œuvre dans la construction paradoxale de la vérité chez l’écrivain. On appréciera à leur juste valeur les passages consacrés au jeu de la pensée chez Fink et Gadamer – cet aspect à la fois mortellement sérieux et ludique de l’écriture de Robbe-Grillet. Le livre analyse en particulier avec beaucoup d’à-propos, deux films, L’année dernière à Marienbad et L’homme qui ment et propose des études convaincantes de la construction narrative et filmique de ces oeuvres. Sont mis également en lumière la force performative des mots, leur force de conviction, les effets de manipulation du spectateur ou du lecteur. On lira avec intérêt les développements consacrés à Sartre, au problème de la liberté et de la mauvaise foi et à la lecture que fait Robbe-Grillet de ces notions. Question fondamentale encore, à propos de la trilogie romanesque, celle du rapport à soi et à l’autobiographie (vraie ou fausse, authentique ou pas, d’ailleurs, peu importe). Il se peut en effet, comme le suggère Nguyen Thi Tu Huy, que l’affirmation essentielle de Robbe-Grillet soit celle-ci : « je n’existe que dans la littérature », ou encore : « je n’existe que comme être de littérature » (être de papier, si l’on veut) – existence qui, par retournement, serait le seul lieu d’existence possible. D’où cette exploration finale de la théorie nietzschéenne de l’interprétation, telle du moins que la reformule Deleuze : « Il n’y a pas de vérité ; il n’y a que des interprétations ». On comprend mieux dès lors les analyses très pertinentes qui suivent à propos de la « lecture blanche » et de la pulsion infinie de déchiffrement. C’est dire qu’il ne s’agit pas seulement chez Robbe-Grillet dans ses répétitions et « reprises » infinies, de négativité ou de pulsion de mort mais aussi de reprises lancinantes et voluptueuses qu’on aurait tort d’ignorer : glissements progressifs du plaisir, comme il dit. Voici donc un livre bienvenu qui éclaire d’un jour différent de ceux que l’on connaissait jusqu’à présent, les jeux fictionnels de Robbe-Grillet, leur gravité comme leur impuissance.
Evelyne Grossman
Professeur de littérature française moderne et contemporaine
Université Paris Diderot – Paris 7.
Présidente du Collège international de philosophie