Aimer

 

Aimer-Mourir

Aimer

 

Aimer et mourir

Au pays qui te ressemble !

 

L'amour existe, l'amitié existe, la littérature existe. Je les ai rencontrés à Paris l'automne dernier. La Seine vibrait dans le soir pastel. Un vent tiède et tendre caressait l'eau. Il faisait beau.

*

Tu n'en croyais pas tes yeux en lisant le fax de Linh. Elle allait venir à Paris. Comment a-t-elle fait pour obtenir un passeport ? Depuis sa sortie de prison, elle était sous haute surveillance. Éva aussi arrivait de New York pour l'accueillir. Dans une semaine elles seraient dans tes bras. Enfin ensemble. Pour achever la traduction du dernier roman de Linh.

Les amis étaient nombreux à l’aéroport. Éva portait un énorme bouquet de roses.

Je l’ai vue l’été dernier à Hanoi. Elle est rayonnante, tu en seras amoureux dès que tu la verras.

Florence éclata de rire, défia Éva du regard.

– Je sabrerai le champagne, j’offrirai une rose à la femme capable d’en faire un amoureux. Il ne sait pas aimer.

– Pour un écrivain, c’est le comble !

Tout le monde a pouffé de rire.

Tu vivais avec Florence depuis vingt ans. Parfois, Florence sortait avec un homme. Il t’arrivait de t’éprendre d’une femme. Cela scandalisait. On te regardait avec une teinte de mépris ou de pitié. On admettait néanmoins l’évidence, vous vous aimiez. Et les hommes lorgnaient Florence. Et les femmes la dévisageaient. Le désir. L’envie.

Florence naquit à Saigon au temps de la colonisation. Elle ne sut jamais oublier. Elle se rappelait les berceuses que lui chantait sa nourrice, espérait toujours y revenir vivre un jour.

Tu connus Florence au temps de la guerre. Elle vivait avec Ðức, un militant de l’Union des Vietnamiens en France, sa gloire, sa vitrine, la preuve éclatante de l’attachement des intellectuels à la révolution, le seul polytechnicien à rallier le mouvement comme militant de base. Il ne faisait pas de discours sur les tribunes, se dévouait à d’obscures tâches d’organisation matérielle.

Florence militait, courageuse, belle. Tu sentais pourtant chez les dirigeants une sourde réticence à son égard. Tu demandas un jour la raison à l’un d’eux.

Cet amour n’est pas raisonnable, il finira mal. Aucune Française ne peut s’adapter aux dures conditions de notre pays, de notre révolution.

Tu en fus révolté. Florence avait tout abandonné pour la cause. Tu ne voyais pas pourquoi elle s’adapterait moins bien que toi. Ainsi, on feignait de l’aimer, mais on avait peur d'elle. Ðức abandonnerait peut-être la révolution par amour d'une femme. Tu demandas à Ðức comment il voyait les choses. Il soupira, baissa la tête, te fit comprendre à mi-mot que le socialisme n’était pas aussi rose que tu le pensais. Tu as cru qu’il redoutait les dures conditions d’existence d’un pays pauvre, arriéré, ravagé par des décennies de guerre. Tu lui en as voulu de sous-estimer la femme qu’il aimait. Tu n’avais rien compris.

Ðức est revenu au pays dès la libération de Saigon. Lors d’un voyage, tu l'as retrouvé dans un obscur bureau du Ministère des Affaires Étrangères, traduisant les discours ineptes des dirigeants. Marié à la fille d’un dignitaire du régime, il avait un beau garçon, habitait un deux-pièces délabré dans un préfabriqué de la banlieue de Hanoi, arborait une gaieté contagieuse, un optimisme sans faille en l’avenir de la révolution.

Un soir, vous traîniez au bord du Petit Lac. Les cigales se sont tues. Le soleil s'éteignait.

– Paris te manque de temps en temps ?

– Non. Mais Florence me manque.

– Sais-tu qu’elle vit avec moi ?

– Bien sûr, on me l’a tout de suite appris.

– Tu l’aimes toujours ?

– Oui.

– Veux-tu que je le lui dise ?

– À quoi bon ?

– Elle t’aime toujours, je crois.

– Je l’espère, mais à quoi bon ?

– Bon Dieu, pourquoi l’as-tu abandonnée ?

– Ne fais pas l’imbécile, tu es là, tu as vu, comment pourrait-elle vivre ici ?

– Tu le savais, avant de revenir ?

– Oui. C’est pourquoi j’ai rompu avec elle. Je ne le regrette pas. C’est pire que je ne le pensais.

– Comment ?

– C’est pourri de l’intérieur.

– Pourquoi n’es-tu pas resté en France ? Tu aurais été cent fois plus utile qu’ici. 

Ðức a ri, sarcastique :

– Tu n’as pas beaucoup changé. Tu continues de croire en la liberté n’est-ce pas ? Je m'en souviens, la liberté, ce n'était que l'angoisse du choix. Nous, Vietnamiens, n'étions pas particulièrement angoissé car nous n'avions pas le choix. Quelle était délicieuse, notre jeunesse ! Au-dessous des pavés, la plage…Tu n’as pas tort, l’homme est le seul être qui sache se suicider. Mais dès que tu quittes ces bondieuseries d’abstractions, pour nous qui sommes nés Vietnamiens et petits-bourgeois, les choix s’avèrent limités. Nous n’avons ni les dollars ni les hommes. Seuls, nous ne pesons rien sur terre. Il faut être avec les masses, et les masses, ce sont eux qui les manipulent. À toi de choisir. En être, ou t’éliminer avec les honneurs à titre posthume, dans la répugnante satisfaction d’avoir eu raison. 

– Tu crois toujours au pouvoir des idées ?

– De moins en moins. 

– Alors pourquoi ne pas tout recommencer ?

Il te regarda, abasourdi.

Quand on ne peut plus changer le monde, ne serait-ce que d'une poussière de vie, quand on ne peut même plus créer un sens à sa vie, comment oser rêver d’amour ? Je ne suis pas encore une bête.

*

Après le départ de Ðức, Florence mena une vie tumultueuse, gaie, frivole, qui fit scandale. Elle était plus belle, plus désirable que jamais. Les hommes l’assiégeaient. Elle se les offrait, prenant l’un, quittant l’autre du jour au lendemain. Finalement, elle se maria avec Châu. Tu en étais heureux. Châu l’aimait passionnément. Ils semblaient faits l’un pour l’autre.

À peine marié, Châu commença à torturer Florence, fouillant son passé, traquant ses souvenirs, lui reprochant ses aventures. Il la questionnait sans relâche sur ses relations avec Ðức, piétinant, salissant tout. Florence se cabrait, s’expliquait, essayait de se faire comprendre. Elle finit par se murer dans le silence. Châu se mit à boire, à la battre.

Tu la retrouvais de temps en temps au Maubert, le rendez-vous de ta jeunesse militante. On y mangeait entre amis, riant des bons moments qu’ensemble on avait vécus. Puis tu la promenais sur les quais de la Seine. Elle te donnait des nouvelles de Ðức, étonnamment au courant de la vie qu’il menait à Hanoi. Elle te parlait de Châu, de sa jalousie, de ses dépressions. Châu voulait un enfant. Florence hésitait, se sentait prise dans une nasse, ne savait quoi décider.

– Il m’aimait, il m’aime toujours. Je l’aime sans doute encore. Je voulais une famille, des enfants, une vie. Maintenant je ne sais plus.

– Tu aimes toujours Ðức ?

– Oui, mais c’est avec Châu que je peux faire ma vie.

– Le mariage fait eau de toute part, au grand jour et en catimini, mais personne ne sait par quoi le remplacer. En épousant un homme on épouse aussi cette institution, son ancestrale violence, toutes les vieilleries de la terre. La possession, la jalousie, l’amour.

– Il n’y a rien d’autre ?

– Je ne sais pas. 

La plupart du temps tu n'avais pas grand-chose à lui dire. Elle non plus. Il n'y avait que le plaisir de marcher ensemble. Tu aimais ces errances silencieuses, longues, la présence affectueuse, intense de Florence à ton côté. La tienne l’apaisait.

Un jour, elle cessa de venir au Maubert.

 

Tu la revis la nuit du Têt au Palais de la Mutualité, à la fête du Nouvel An lunaire. Elle avait divorcé. Elle en parlait comme d’un fait divers. Tu la sentais esseulée. Tu ne savais pas trop quoi lui dire. Tu l’invitas à danser. Elle secoua la tête. Tu te sentis encombrant, mal à l’aise. Tu cherchas une manière naturelle de t’éclipser. Elle te retint d’un geste.

Reste, j'ai besoin de toi.

Les gens dansaient. La nuit passait. À l’aube, tu l'as raccompagnée dans la brume de février, le silence désert des quais, la lueur blafarde des lampadaires. Devant sa porte, elle a dit :

Tu peux monter. 

Tu as balbutié. Elle a souri.

N’aies pas peur, je n’ai pas envie de faire l’amour.

Tu as rougi. Elle a caressé ta joue.

Tu es fatigué. Viens dormir avec moi.

Le lendemain, pour la première fois,  tu as osé demander.

Florence, vivons ensemble. Je le sens, nous sommes faits pour nous entendre. 

Elle est restée pensive un long moment. Elle s'est tournée vers la fenêtre. Elle a regardé le ciel.

On verra.

Ce fut ainsi. Jamais une semaine ne passait sans que tu la retrouvâs. Parfois Florence venait dormir chez toi. Parfois tu venais chez elle. Les années passant, elle a décidé de vivre avec toi sous le même toit, chacun dans sa propre chambre. Florence ne voulait pas d’enfants. Cela te convenait. Le monde te semblait peu ragoûtant et tu étais incapable de désirer un autre monde. Celui qu’elle te donnait te comblait. Il y avait tant de petits bonheurs communs. L’amour des balades dans Paris. Les voyages au hasard de l'humeur du moment. Le bon vin, les bons plats, les beaux livres. Le plaisir de discuter de tout, de rien, pour rien. Et, de temps en temps, faire l’amour, merveilleusement. Parfois, à l’aube, Florence se glissait dans ton lit, te caressait, te cajolait, exacerbait doucement ton désir. C’était pour toi le meilleur moment. Tu te sentais apaisé, détendu, confiant. Tu n’aimes rien tant que faire l’amour à Florence dans l’aube naissante. Parfois tu pénétrais son sommeil, la révélant tendrement à ton désir. Florence aime se réveiller dans la lenteur de tes caresses.

*

Incroyable et pourtant vrai. Linh était là. Éva et toi réaliseraient ce rêve, une traduction parfaite de son roman. L'éclat de son visage t'a fasciné. La gaieté de son rire, la fraternité de ses gestes t'ont bouleversé. Mais quand elle ne riait pas, son visage était dur, son regard lointain.

– Comment as-tu fait pour sortir du pays ?

– J’ai envoyé une lettre aux dirigeants du Parti et de l’État exigeant mon droit de voyager. Ils ont dû en avoir assez des tracas que le monde leur a causés lors de mon incarcération. Ils m’ont laissée partir.

– Ne vont-ils pas en profiter pour t’exiler ?

– Je suis née là-bas. Là-bas, je vivrai, je mourrai. Je ne permettrai à personne de me l’interdire.

 

Tu leur donnais rendez-vous tous les matins au Luxembourg. Oasis de feuilles et de silence au cœur de Paris, un petit bistro vert se dressait en plein jardin, désert.

Linh a commandé du thé. Éva adorait le café à la française. Pour la taquiner, tu as demandé un Coca Cola. Linh a éclaté de rire.

– Tu devrais goûter le café français, le meilleur du monde.

– J’en raffolais, autrefois. Chez nous, à Blao, sur les Hauts-Plateaux, la terre rouge fournit un merveilleux café. On le torréfie à la française avec un peu de beurre et de Cognac. J’en buvais tous les matins.

– Pourquoi n’en prends-tu plus ?

– C’était en prison. Je subissais l’interrogatoire tous les jours. Une espèce de torture mentale. Les mêmes questions idiotes revenaient, lancinantes, des dizaines, des centaines de fois. La nourriture était infâme. J’avais perdu beaucoup de poids. Un champignon rongeait ma peau. Je m’étais préparée à tout subir, à résister, à me tuer. Je vivais de rien, je n’avais pas de besoin, plus de désir. Mais le café me manquait. Un matin, en allant à l’interrogatoire, j’ai senti l’arôme du café. On a déposé devant moi une tasse. Le colonel qui me questionnait m’a dit : Si vous le voulez, nous vous servirons le café tous les matins. J’ai ri : Félicitations, vos espions vous ont bien renseigné, j’ai effectivement une faiblesse, je ne peux pas me passer de café le matin. Mais ne vous donnez pas cette peine, je n’en prendrai plus jamais. 

Elle a éclaté d’un rire gai qui t'a fait frémir.

– C’est ainsi qu’ils comprennent le matérialisme dialectique et le réalisme. Du coup, je suis devenue idéaliste et romantique. Depuis, ils m’ont tendu un autre piège : un mâle. Je n’en ai plus connu depuis mon divorce. Dans notre pays, rien de tel pour discréditer une femme que des racontars sur sa vie sexuelle. Un guérisseur m’a vendu une potion qui tue le désir. Je l’ingurgite depuis des années. Elle a démoli mes reins, mais mon corps me laisse tranquille. Je suis devenue un homme à 75% ! Ou plutôt un eunuque.

– Prends un café avec moi. Ton serment est valable en prison au Vietnam. Mais nous sommes en France et je ne suis pas un flic.

Elle a secoué la tête. Elle a souri.

Linh connaissait quelques mots français appris dans un dictionnaire en prison. Parlant le chinois, Éva devinait le sens de la moitié du vocabulaire vietnamien. Tu connaissais assez l’anglais pour lire, pas pour parler. Quel étrange triangle magique – vietnamien, français, anglais – submergé par le fou rire !

– Yêu.

– Aimer.

– To love.

– Plutôt loving, comme dans I can’t stop loving you.

– Alors, c’est aimant.

– Yêu c’est yêu, où est le problème ?

– Le problème est que nous,Vietnamiens, nous ne conjuguons pas les verbes. Tout le monde aime tout le temps pareillement.

Et la parole s'emballait, des heures et des heures à propos d'une phrase, d'un mot. Les souvenirs s'emmêlaient, les mots s’imprégnaient de lectures, de désirs, de vies. Le Vietnam, la France, les États-Unis. La guerre, l’exil, les errances. Les vieilles angoisses de l'enfance, les incertitudes de la maturité. Et le désir d'aimer.

Bientôt Linh et Éva n’avaient plus besoin de toi pour se comprendre. Elles s’entendaient à mi-mot. Tu en étais jaloux. Il y a entre femmes une connivence dont tu resteras à jamais exclus.

Dans l’intimité des mots, il n'y avait plus d'interdits, tout pouvait se dire. Aimer et se comprendre, le rêve des amants… Tu ne savais plus où s'arrête l'amitié, où commence l'amour. Chaque fois que le regard de Linh se perdait dans le lointain, tu avais envie de la prendre dans tes bras, de la caresser, de la faire revenir vers toi. Une fois, tu as esquissé le geste. Tendrement, elle t’a repoussé.

N’essaie pas. C’est trop tard. Pour nous. Là-bas, je m’adosse au passé pour ne pas me laisser écraser par ce présent. Ici, tu te projettes dans l’avenir pour lui échapper. C’est tout aussi vain. Nous n’aurons pas de présent commun. Avec Éva, c’est pareil.

 Tu avais de plus en plus de mal à masquer tes sentiments. Tu sentais venir la catastrophe. Tu t’interdisais le moindre geste de tendresse. Tu n’osais plus effleurer des yeux les seins altiers de Linh, les lèvres troublantes d’Éva.

Tout en corrigeant la version anglaise, tu révisais la tienne en français. À la longue, tu t'y perdais. Était-ce la voix de Linh, la tienne ou celle d’Éva ?

– Ton écriture est trop spontanée, intraduisible.

– J’écris comme tout le monde pour être lue par n’importe qui. C’est une arme. Je l’utilise quand je n’ai plus rien en main.

Éva t'a regardé étrangement.

– Toi, tu n’écris comme personne. C’est trop clair et ce n’est pas clair. Quelque chose toujours s’échappe, s’enfuit.

– Je pense avec des concepts chinois, je sens avec des mots vietnamiens, je raisonne comme un Français et je me plie à la grammaire des académiciens. Que faire d’un tel foutoir ? Rien… De la littérature…

– Une rencontre, peut-être ?

Les jours s’en allaient. Personne n'en était conscient. Le livre prenait forme. Tu y reconnaissais la voix passionnée de Linh et celle, aimante, d'Éva, la tienne.

*

Vers midi, Florence et François se mettaient de la partie. François était peintre. Qui sait quel lien obscur l’attache au Vietnam ? Il avait à peine trente ans, il n’avait pas vécu les années passionnées de la guerre. Il ne connaissait presque rien du pays, de son histoire, de sa culture. Mais il adorait les pâtés impériaux, le phở et maniait les baguettes avec dextérité. Tu l’avais rencontré lors d’un vernissage. Toute la soirée, il n’a pas lâché Florence d’une semelle. Il a demandé à Florence de poser pour lui. Florence a rougi. Il a insisté, presque suppliant.

Depuis, il ne peignait qu’elle, commençant, abandonnant, recommençant sans fin le même tableau. L’amour de François fascinait Florence. Elle retrouvait la détermination farouche de Ðức, la passion féroce de Châu, et ce quelque chose que seul un peintre pouvait lui révéler, l’adoration éperdue de son corps. Mais François l'effrayait. Il ne lui laissait aucun répit, la traquait jours et nuits, se rongeait d’angoisse de ne pas la retrouver au bout du fil.

Florence sortait avec François depuis un an. Tu la voyais peu. De temps en temps, elle revenait à la maison, exténuée, à bout de nerfs, heureuse pourtant. Elle se lovait contre toi, reprenait des forces et repartait.

*

Boulevard Saint-Michel, turbulent foyer de nos amours estudiantines. Devant Notre-Dame, tu as montré le Km 0 de la France à Linh.

– Je vous donne rendez-vous ici, le jour de l’An 2000, pour enterrer ce foutu siècle. Je promets une rose rouge à qui sera fidèle à la promesse. En attendant, allons au bistro.

– Désolée, Linh et moi, nous avons prévu de nous balader et d’acheter quelques chiffons. Si vous voulez, on dînera ensemble ce soir.

– Mille regrets, le Beaujolais Nouveau est arrivé ! Florence et moi avons fait le serment de l’accueillir tous les ans. Bonne promenade, beaux chiffons, à demain donc.

– D’accord, demain matin au Luxembourg. J’ai une surprise pour vous.

Linh ne pouvait rêver de  meilleur guide qu’Éva. Elle avait grandi à Paris, connaissait la ville comme sa poche, les hauts lieux touristiques, les petits bars à vin, les vieux quartiers, les jardins insolites, les moments où Paris livrait à qui l’aimait un peu de sa vieille et tendre intimité. Tu ne savais pas grand-chose de leurs balades, de leurs conversations. Linh n’en parlait jamais. Éva protégeait jalousement le jardin secret de ses amours féminines.

*

Le soir, tu as retrouvé Florence au Boul’mich. La présence de François t'a surpris. Toujours, la soirée du Beaujolais était à deux. Florence t'a regardé, la mine hâve, les yeux gonflés. Tendu, sombre, François te tendit la main, se leva, s’en alla sans un mot.

– Que se passe-t-il ?

– Toujours la même chose.

– Il est dingue. Il couche avec toi et il se paie le luxe d’être jaloux de moi ! Il est malade, envoie-le promener.

– Je t’en prie, il m’aime, il veut m’épouser.

– Et toi ?

– Non. Il me manque dès que je le quitte, mais on se chamaille dès qu’on se retrouve. Nous ne nous entendons vraiment que quand il me fait l’amour. Il est tellement tendre, patient, généreux. Mais sa possessivité me braque, sa jalousie m’épuise. Je déteste me sentir possédée, mais j’ai besoin d’être désirée, et il me désire tout le temps. Je ne pourrais pas vivre sans lui, je ne peux pas vivre avec lui. C’est avec toi que je me sens moi-même. Tu es si apaisant, tu m’apportes l’indifférence sans laquelle je ne supporterais plus cette existence.

– Pardonne-moi. Je sais, tu l’aimes, il est amoureux fou de toi. Mais ne t’approche pas trop du silence d’un homme, ne te laisse jamais enfermer dans sa solitude. Il finira par te détruire.

– Je sais. 

Tu as caressé les cheveux de Florence. Leur couleur chaque fois t’étonne. Son nom évoque en toi une femme très blonde aux yeux très bleus. Florence a les yeux intensément bleus, mais sa chevelure longue, souple, ondoyante est d’ébène. La chevelure des femmes de ton pays. Les soleils de ton enfance imprègnent ses cheveux. Elle s'est blottie dans ton épaule. Tu as senti son corps se détendre, sa respiration s’apaiser. Tu lui as proposé de rentrer.

Dans le café d’à-côté, du fond d’un miroir, les yeux hagards de François te poursuivaient.

*

Le lendemain, Éva est arrivé au Luxembourg accompagnée d’un géant blond, aux yeux bleus, à la barbe florissante.

Je vous présente Peter, mon fiancé.

Linh a souri, interloquée. Éva n'a jamais parlé de son fiancé. Tu as caché ton trouble en plaisantant.

Ma chère Linh, toi qui adores les hommes à barbe, te voilà servie, il ne sera pas facile de trouver une barbe plus conquérante.

Éva a commandé deux cafés.

Nous nous connaissons depuis l’enfance. Nos parents étaient voisins et amis. Nous avons étudié ensemble à l’université. Nous nous sommes perdus de vue quand je suis partie en Chine. Dernièrement, nous nous sommes retrouvés par hasard à New York et nous avons découvert que nous nous cherchions depuis toujours. J’ai fait le tour du monde pour rien. Me voilà revenue au point de départ.

Elle a éclaté de rire.

Je vous laisse travailler. Peter fait un saut à Paris pour choisir avec moi la robe de mariage.

Ils sont repartis. Tu as repris le travail avec Linh. Mais l’absence d’Éva a laissé un vide étrange. Sa voix s'est tue. Linh a fini par se lasser.

– Laissons tomber. Nous reprendrons la semaine prochaine quand elle sera là. Allons nous promener.

– Oui. Les mots ne sont  rien sans la présence.

– Ta romance avec Éva s'achève ici, je crois.

– Cela devait arriver un jour ou l'autre. Nous venons d'horizons trop lointains. Nous désirons le même monde, mais nous n'avons pas le même passé et il ne nous sera jamais donné d'avoir le même avenir.

– Tu souffres ?

– Oui.

– C'est une chance, tu sais ?

– Oui.

– Conserve quand même l'amitié.

L’Île de la Cité. La nuit tombait. Les vieilles pierres luisaient, blanchâtres. Les arbres se figeaient. Le vent se faisait caressant. Quelques lumières vacillaient dans l'eau silencieuse, noire. Sous le Pont de la Tournelle coulait la Seine. Pour la première fois, Linh t'a parlé d’elle.

Quand j’ai décidé de divorcer, mon père m’a forcée à m’agenouiller face à un mur, à faire mon autocritique, à renoncer au divorce qui déshonore la famille, le nom des ancêtres. Le quatrième jour, j’ai eu honte de moi, je me suis relevée, je l’ai regardé en face, je lui ai dit : Dorénavant, je ne ferais plus jamais d’autocritique. Et j’ai quitté la demeure.

Elle releva la tête, regarda l’horizon.

Il m'aimait. C’était le seul homme que j’estimais. Maintenant, je sais pourquoi j’ai supporté toutes ces années de malheur. Les mots nobles, les grands principes, l’amour, servent aussi à nous enchaîner. On ligote les animaux avec des cordes, on enchaîne l’homme avec des mots. J'aime mon père. Je ne l'ai pas tué, même symboliquement. En le reniant, je me suis libérée de moi-même.

Tu as frissonné. Tu détestes l’autocritique, la confession. Ce strip-tease de la conscience ne t'est supportable qu’à travers l'action – la chanson des gestes – ou la littérature – la danse des mots.

 – On connaît tes luttes contre la guerre, la dictature, la lâcheté, le mensonge. On ne connaît presque rien de toi. Pourquoi ne pas t’écrire ? Les années terribles ne seront rien s'il n'en reste aucun souvenir. Écris ce que tu as vécu.

– Ça ne m'intéresse pas de raconter ma vie.

– C'est important pour moi, pour d'autres.

– Que ferais-tu de ces papiers ?

– Je ne sais pas. Les traduire et les publier comme un témoignage sur notre temps. Ou en faire un roman, une pure fiction. Dans le fond, pourquoi pas ? Seules les fictions survivent dans la mémoire des hommes. J’aimerais écrire un roman sur toi. Un roman, ce n’est qu’un mythe, mais c’est aussi un désir de réalité. Tu es la réalité que je désire pour tous les hommes.

– D’accord, ça aussi, c’est l’amitié.

C’était une nuit d’automne à Paris, sur les quais de l'île Saint-Louis. Il y avait de vieilles pierres blanchâtres, des arbres figés. La Seine coulait, silencieuse, noire. Tu marchais vers le parking de la place Maubert. Du pont de la Tournelle, tu as regardé la pointe de l’Île de la Cité. Là gisait sous la terre, à fleur d'eau, un mémorial dédié aux déportés de la deuxième guerre mondiale. Tu avais traduit pour Linh un vers d’Aragon, une phrase de Sartre gravés sur des murs de pierre. Au fond d’une grotte, les âmes mortes scintillaient. Longtemps, elle les a contemplées. Longtemps, elle a pensé aux carnets intimes des jeunes soldats qui pourrissaient dans les grottes humides de la cordillère Trường Sơn. Tu as contemplé la Seine et tu as vu des ombres humaines glisser au fil de l’eau.

*

Avec Linh, Éva, tu as repris la correction du livre. Un silence imperceptible s’est glissé dans les conversations. Éva était ailleurs. Elle reconnaissait de moins en moins tes mots. Tu comprenais de moins en moins ses phrases. Des malentendus surgissaient de plus en plus souvent. Des explications sans fin, sans issue. Il n'y avait plus de langage commun. Le triangle magique s’est transformé en gouffre ensorcelé. Les discussions tournaient à la dispute. Linh y mit fin.

Le livre est fait pour l’essentiel. Arrêtons. Éva a besoin de se reposer.

Le silence s’est installé, lourd, écrasant. Éva fixait des yeux le marc de café.

J’ai peur… J’appelais ce mariage de mes vœux. J’ai toujours voulu faire ma vie avec un homme fort, généreux, tendre, qui m’aime et me comprend. Fonder un foyer, avoir des enfants, créer du bonheur. Maintenant, j’ai l’impression de plonger dans le vide.

Linh serra les dents. Tu as détourné les yeux. Éva se leva.

Je rentre. J’ai besoin d’un peu de solitude.

Tu as raccompagné Éva. Devant sa porte, elle s’est effondrée dans tes bras.

Ne me quitte pas.

Un trou s'est vrillé dans ta poitrine. Tu as compris. C’était un adieu.

*

Linh tenait à voir un cimetière parisien avant de s’en aller. Éva aimait se promener entre les tombes. Tu les as emmenées au Père Lachaise. Sous le Mur des Fédérés, Linh a regardé les tombes en silence, pensant à ses années de guerre, à ses amis disparus. Sur les pierres du Vieux Cimetière, on pouvait encore déchiffrer des inscriptions rongées par le temps. Le Cimetière Lachaise est l’endroit le plus fraternel du monde, une terre d’asile pour les métèques de tous les continents, de tous les temps… Ils s’y retrouvent pêle-mêle, du plus illustre au plus humble, avec les sans-noms.

Le soir tombait. L'automne se fanait sur les arbres roux, dans les lueurs chancelantes du crépuscule. Linh aime les couleurs de l'automne. Il faisait froid.

Ces tombes datent du quinzième siècle, elles sont peut-être plus anciennes encore. Plus personne n’en prend soin, plus personne ne les réclame, on ne sait plus qui reposent là-dessous. On les respecte pourtant. On a raison. Les morts ont créé le langage avec lequel nous pensons, nous sentons. Notre esprit n’est au fond qu’un immense cimetière de mots, mais sans ce cimetière nous aboierions comme des chiens. J’ai confiance en la littérature. Elle n’est rien, mais elle seule peut dire l’essentiel sur les hommes de notre temps. 

Linh a soupiré.

– Chez nous, on transforme les pagodes, les temples, les mausolées en entrepôts, en porcheries. Bientôt il ne restera plus rien en dehors de l’affreux mausolée de Hồ Chí Minh.

– C’est un miracle que nous soyons là, ensemble à Paris. Sauvons le miracle, écrivons chacun un livre. 

Éva a souri. Linh a éclaté de rire.

– Deux hommes aiment une femme. 

– Deux femmes aiment un homme. 

– Une femme aime deux hommes.

– Un homme aime deux femmes.

– Et on continue ! Tout le monde finira par aimer tout le monde, nous réaliserons le paradis sur terre sans un seul coup de canon.

– Même pas à coups de dollars.

– Juste avec des mots. 

Un éclat de joie illumina le crépuscule.

Ce n’est pas si idiot, rien ne résiste au temps mieux que les mots. Nous sommes les seuls êtres que le temps n'arrive pas à anéantir. Il nous suffit d'avoir été aimés, que cela soit dit par quelqu’un à quelqu’un. Seuls les mots résistent à la mort. 

Éva a soupiré.

Dommage qu’ils manquent de chair. 

Un gardien a crié : On ferme !

Tu n’éprouvais pas le besoin d’écrire mais l’idée t'a plu. Tu as tendu la main à Linh.

Je relève le défi. 

Elle a pris celle d’Éva.

Moi aussi. 

Éva a serré la tienne.

D’accord, on y va. 

Un jour d'automne s'en allait, irisé.

– Je tenterai. J'écrirai un livre heureux sans être idiot. Notre littérature est pathétique, dérisoire. Ce monde a besoin de bonheur, d'avenir.

– Tu rêves. Nos hommes politiques sont devenus des hommes de pouvoir, des pantins. Ils ont appris à courber l'échine devant la force, l'argent, les média. Quant aux intellos…

– Même les philosophes sont dépassés par le savoir, les événements. Ils font dans la dentelles, ils radotent.

– C'est pourquoi il faut tenter d'écrire. Seule la littérature peut…

– Pour combien de temps encore ?

– Le temps d'aimer et le temps de mourir. Cela suffit pour humaniser  une vie.

– Alors, tentons !

*

Le Têt approchait. Linh devait s’en aller. Fille aînée, elle voulait préparer la grande fête familiale, honorer l’autel des ancêtres. Éva était repartie à New York pour organiser son mariage. Une tranche de vie se refermait.

Tu t'es senti vidé, détraqué. Un trou étrange rongeait ta poitrine. Quelque chose agonisait qui réclamait de survivre en toi. Tu avais besoin de solitude, d'indifférence. Il te fallait partir, sortir des tourbillons de l'amitié, de l'amour. Oublier. T'oublier. Te retrouver. S'il restait quelque chose à retrouver. Quitter Paris, l'hexagone étouffant, les images, les mots qui ressassent la même chose : rien. Et qui écrasent, à longueur de journaux, de radios, de télés, avec la même évidence : il n'y a rien à faire sinon admettre, subir, s’adapter, se soumettre, se résigner. Et se payer de mots.

*

J’ai retrouvé Florence prostrée, le visage enfoui entre les mains. Je l’ai prise dans mes bras. Elle a sangloté. François est devenu complètement cinglé. Comme dans un roman de gare. Il a saccagé son atelier, cassé ses sculptures, lacéré ses tableaux, menacé de se tuer. J’ai étendu Florence sur le canapé. Je l’ai laissé pleurer. J’ai préparé un bain chaud. Je l’ai portée dans la baignoire. J’ai frotté son dos avec un gant de crin, massé violemment ses épaules, sa nuque. J’ai senti ses muscles se dénouer sous mes doigts, sa respiration s’apaiser. Elle a fermé les yeux, s’est coulée dans l’eau et la mousse.

*

Lentement, nous buvons du thé vert.

– Allons nous-en d’ici pour quelques jours. J’étouffe. Allons quelque part où il y a du soleil, de l’eau, du vent.

– Mais Linh ?

– Nous la reverrons avant son départ.

– Et Éva ?

– Elle prépare ses noces à New York. Elle reviendra à Paris pour le départ de Linh. Vinh fignole une fête. On aura droit à de sacrées cérémonies des adieux.

– Tu souffres ?

– Oui. Comme toi. Raison de plus pour aller souffrir tranquillement ailleurs, dans un coin moins pollué.

Florence m’embrasse. Je la dépose dans son lit. Je m’allonge à côté d’elle. Tout à coup son corps se cabre, secoué de sanglots. Je frissonne.

– Tu me hais, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Mais pourquoi ?

– Parce que tu m’aimes. Tu m’es nécessaire comme l’air. Loin de toi, j’étouffe.

– Mais avec moi ?

– Ce n’est pas assez, ce n’est pas tout.

– Je ne sais pas aimer autrement. Je suis né de la guerre, on m’a appris à fuir, on ne m’a pas appris à aimer. J’en souffre.

– Pourquoi ne pas essayer ?

– J’ai horreur de l’hypocrisie.

– Mon Dieu ! Pourquoi ? Pourquoi ?

*

Florence s’est endormie. J’entends sa respiration paisible, profonde. Je me glisse hors du lit, je sors, je hèle un taxi.

L’atelier de François semble dévasté par un cyclone. Des débris de plâtre, de verre, de céramique jonchent le sol maculé de peinture, encombré de cadres brisés, de toiles lacérées, piétinées. Adossé à un mur, François regarde une toile blanche. Sur la cheminée traîne une bouteille de whisky. Je remplis deux verres, j’en donne un à François. Il le vide d’un trait. Je lui remplis un autre verre. Il boit doucement, en silence.

– Pourquoi ne la laisses-tu pas en paix un moment ? Elle t’aime, tu le sais bien. 

Il me jette un regard hargneux.

– Pourquoi ne veut-elle pas de moi ?

– Elle t’a déjà tout donné, son amour, son corps, son temps, que veux-tu de plus ?

– Elle.

– C’est quoi ça ? Sa conscience ? Ça n’existe pas, ne se possède pas. On ne peut ni la prendre ni la rejeter, on ne peut que la haïr ou l’aimer et, si possible, l’accompagner. Tu as beau être un artiste, tu n’es pas Dieu le Père. Jamais de tes plâtres et de tes pierres ne jaillira un vrai corps. Jamais de tes pinceaux ne naîtra une vraie femme. Pourquoi tiens-tu plus à elle qu’à tes tableaux, tes sculptures ? Est-ce si difficile d’aimer ? Elle te cherche dès qu’elle est libre, elle pense à toi tout le temps.

– Mais c’est toujours vers toi qu’elle revient. Que lui donnes-tu de plus que moi ?

– Rien. Je ne lui ai jamais rien donné. Je ne lui demande rien non plus. Je lui fous la paix. Elle revient vers moi quand tu l’épuises.

– Va au diable !

– C’est ce que je compte faire. Je pars demain à la Guadeloupe, je l’emmène avec moi. Elle a besoin de repos. Ne t’échine pas à lui téléphoner. Il n’y aura qu’un répondeur au bout du fil. Elle t’appellera quand elle reviendra à Paris.

– Fous le camp ! 

Je vide mon verre. Je sors. J’entends dans mon dos la bouteille se briser contre le miroir au-dessus de la cheminée.

*

Devant l'aéroport, Florence me montre un arbre.

– Regarde, c’est un manguier. Ici, les mangues ne sont pas oblongues comme chez nous, elles sont rondes, vertes, croquantes.

Je ne reconnais pas l'arbre, ses feuilles, mais je reconnais le fruit. Je me rappelle sa consistance, sa saveur, son parfum. Le parler de Florence me frappe. Elle est française, mais dès qu’il s’agit du Vietnam elle dit chez nous. Moi, j’en parle comme d’un pays quelconque. Nous n’avons plus en tête la même terre. Il y a une fracture quelque part dans ma mémoire, je me demande souvent depuis quand et comment, mais je ne trouve jamais de réponse.

Anse Bertrand. Une baie en miniature entourée de montagnes rocheuses couvertes d’arbres tropicaux. Notre petit bungalow surplombe la crique. Une petite plage de sable blanc scintille au bord des eaux bleues. Le vent sec embaume l’air, caresse mes poumons, chauffe ma joue. Du balcon je regarde les vagues bondissantes, poreuses, immaculées, les crêtes noires des montagnes à l’horizon.

Florence se douche, revêt une vieille robe marron. Jamais elle ne se promène nue dans la maison. Je la déshabille lentement dans le vent frais, la plainte des cigales, le chant des grillons. Un rite. Chaque fois que nous atterrissons quelque part, nous faisons l’amour. Parfois cela me fait songer aux coutumes des bêtes. Certains fauves marquent leurs territoires de chasse en pissant. Je n’ai pas de territoire à garder. Je n’ai plus de patrie à défendre. Florence est mon ancrage en ce monde. Peu importe d’où je viens, où j’irai, tant que je la sens avec moi, tant que je peux lui faire l’amour, je ne serai pas perdu sur terre.

J’entends un coq chanter, un chien aboyer, un autre lui répondre. De temps en temps, un crapaud coasse. Les cigales embrasent l’air de leur refrain d’avant le crépuscule, dans la dernière bouffée de chaleur de la journée.

*

Je frissonne. Quelqu’un me caresse. J’ouvre les yeux. Assise en tailleur dans le clair de lune, une femme me regarde. Je me sens nu. Est-ce Florence, Linh, Éva ? Est-ce la femme sans visage qui hantait les berceuses de mon enfance ? D’un geste elle referme mes yeux. Son regard me pénètre, frémit dans ma chair. Je sens ma peau renaître comme une plainte. Sa bouche m’aspire, m’engloutit, lente, exigeante, passionnée. Une patience, une douceur, une ferveur infinie. Je rouvre les yeux, je redresse la tête. D’un geste impérieux, elle me plaque sur le lit, referme mes paupières, chuchote : S’il te plaît. Je me laisse sombrer, je me livre, je me libère, je n’ai plus de volonté, plus de corps, plus de forme, je n’existe plus, je suis un frisson qui va, qui vient, toujours plus intense, plus profond, plus long, je suis une attente vide, avide, infinie, je suis la caresse lancinante d’une inconnue, elle est mon silence tremblant, je suis elle.

*

Elle est restée un moment sur le balcon à regarder la mer, la nuit. Puis elle est rentrée se coucher. J’allume ma pipe. Je suis seul. Je cherche des yeux la Grande Ourse, la Petite Ourse, Vénus. Je les retrouve, surpris. Depuis que j’ai quitté mon pays, j’ai cessé de regarder vers le ciel, je n’ai plus vu autant d’étoiles au-dessus de ma tête. Une comète passe, tombe, se perd dans l’océan. J’aime cette lumière filante. La première. Depuis si longtemps.

Je contemple le ciel, la terre, l'eau. Longtemps, je vois des lignes de démarcation. Ici finit la terre. Ici commence la mer. Ici s’élève le ciel. J'entends dans mon cœur le temps battre, le silence palpiter. Je ne sais plus où la terre commence, où le ciel finit, où la mer cesse de se plaindre, où je suis.

Le silence s'infiltre dans mon corps, s'étale dans mon esprit, imprègne la nuit. Je le sens à travers le mugissement des vagues sur le rivage. Il est noir de ciel et d'eau, blanc d'écumes, scintillant d'étoiles, immense, impalpable, dissolvant. Je cherche un mot pour le nommer. Je pense au roman de Bảo Ninh, Tristesse de la guerre. Je murmure, tristesse d'aimer. Un silence unique, borné, fermé, mathématique, qui recouvre pourtant l’univers. Le silence d'un homme. Le mien. Peut-être est-il, comme la lumière, une onde sans couleur, sans odeur, sans saveur, sans chaleur, sans bruit. Elle se propage à travers l'espace, elle se moque des distances, des obstacles, du temps. Elle interfère avec d'autres ondes, se dilue, change de longueur, de forme, indestructible, éternelle. Comme la tristesse d'aimer au temps des révolutions impossibles. C’est mon époque, mon temps. Je n'en ai pas d'autre. Il me faut les vivre, aimer malgré tout, un tout petit peu au-delà des normes, à la lisière des lieux communs. Un tout petit pas au-delà des conventions humaines. Un petit verbe à la place d'un grand nom. Aimer. Au commencement était Le Verbe, le pire des mensonges. On a substitué quelque chose à aimer. On a enfermé la vie et l’art dans une substance bâtarde, l’Amour. Le Verbe est Amour. Dès lors on peut partir sans mourir un peu. Je comprends soudain pourquoi j’aime rencontrer les gens au temps de leurs incertitudes. Une place est possible pour moi dans leur monde. J'aime ces moments d’errance où la voix des individus jaillit de leur silence. Après, dans le sempiternel brouhaha de l’existence, ne survit que la voie commune des hommes, la voix des momies.

Je repense à l’intimité étrange qui nous unit, Linh, Éva et moi, autour d’une fiction en trois langues, à trois voix. Je cherche un mot pour la nommer. Je n’en trouve aucun. Pour la première fois, je sens dans ma chair leur absence. Un trou béant ronge ma poitrine. C’est fini. Notre amitié aimante agonise. La vie la tuera chaque jour un peu, distraitement, sûrement. Viendra un jour, sans qu’on sache ni pourquoi ni comment, il ne restera plus rien de nous, rien que les mots de tous les jours, les maux de tous les hommes. Des mots, rien que des mots. Pour communiquer des informations, imposer une volonté, ordonner, menacer, séduire, supplier, négocier, mentir, se compromettre, vivre en société. Nos voix convergeront, se dilueront dans le marais de toutes les consciences, le lieu exalté de tous les rendez-vous, de toutes les rencontres, de tous les mensonges, le lieu commun. Plus jamais nous ne nous tendrons la main par-dessus cette barrière mouvante, insaisissable, infranchissable. Plus jamais nous ne nous retrouverons dans l'au-delà du langage d’où jaillissent des rires, des mots, des phrases, des murmures dont nous pouvons dire : c’est moi, c’est nous.

Je repense à notre pari. Nous écrirons chacun un livre. Je reviendrai l’écrire ici, dans l’océan Pacifique, sur ce caillou vert à la dérive entre le bleu du ciel et le bleu de l’eau. Ici, tout est exquis. Le ciel, les vents, les feuilles, les fleurs, les gens. Et l'envie retrouvée d'écrire. Elle n'est plus comme jadis, douloureuse, lancinante. Elle est dense, profonde. Un long désir qui remonte aux angoisses obscures de mon enfance. J'écrirai un livre heureux. J'abandonnerai le langage cynique de la Vérité. Une autre expression humaine doit être possible. Je tenterai la mienne.

Un coq chante. L’aube vient. Du côté des montagnes une masse sombre se dessine. Le monde prend forme. Le ciel se sépare de la mer, les montagnes des eaux. Le mugissement de l'océan se redresse en vagues, éclate en écumes. Le ciel s’éclaire, gris, bleu, rose. De derrière les montagnes, un faisceau de lumière irisée fuse, embrase les bords torturés d’un gros nuage. Le nuage dérive vers l’océan, se disloque. À travers le ciel, des silhouettes d’hommes, de bêtes se forment, se déforment, se transforment, se confondent. Enfin, un nuage blanc. Il fait jour. Trois cabris broutent paisiblement sur la pointe d’un rocher. Ils lèvent la tête, dressent les oreilles, me regardent. Je retrouve mes marques. L’espace a bien trois dimensions. Le soleil émerge, aveuglant. Bientôt, les cigales feront vibrer l’air. Florence remue dans son lit. J’aurais aimé qu’elle dorme encore un peu. Mais Florence est très matinale. Elle vient sur le balcon.

– Tu n’as pas dormi ?

– Non. Je n’avais pas sommeil.

– Tu es resté ici toute la nuit ?

– Oui, c’est magnifique, et très reposant. 

Florence se coule à mon côté. J’ouvre mon bras. Elle pose la tête sur mon épaule, me prend la main. Longtemps, nous jouissons en silence de la beauté du matin.

*

Au restaurant, Mme Ardente m’annonce un télégramme. Je frémis. Ce ne peut être que Linh.

Je dois rentrer d’urgence au Vietnam. Rien de bien grave. Toujours le même cirque. Prends soin de ta santé. N’oublie pas ma petite sœur Éva. Bien que revêche, elle est tendre, fragile. Et elle t’aime. 

Je téléphone à Linh. Personne ne répond. J’appelle Vinh. Le gouvernement vietnamien menace d’exiler Linh à cause de ses déclarations à la presse. Linh a décidé de trancher dans le vif, de revenir par le premier avion.

Florence caresse mon épaule.

– Il y a un avion pour Paris demain. Tu as encore une chance de la revoir avant son départ.

– C’est peu probable, Linh décide très vite, elle agit de même. Le temps que je revienne, elle sera déjà partie.

– Et si on l’arrêtait de nouveau ?

– Vinh et les autres feront tout ce qu’ils pourront. Il nous appellera si nécessaire.

– Vous ne vous reverrez peut-être plus jamais.

– Qui sait ? Au fond, c’est mieux ainsi. Je n’aime pas les adieux. On ne se sera pas quitté. Faisons ce que nous avons prévu, oublions ce monde de fous, on le retrouvera toujours assez tôt, allons visiter l’île. 

 

Le lendemain matin, Vinh a appelé.

Il avait invité François à une réunion à la Rhumerie pour discuter des actions à mener au cas où on arrêterait Linh. François écoutait, participait activement aux débats. Tout à coup, il s’écroula sur la table, ivre mort. Vinh lui lava le visage, voulut le ramener à la maison. Mais François se débattait, hurlait des mots insensés. Le garçon appela la police. François insulta les policiers. Ils lui tordirent les bras derrière le dos, lui mirent les menottes, l’embarquèrent dans un panier à salade, l’enfermèrent dans une cellule de sécurité jaune et bleue. Le lendemain, ils le trouvèrent hagard, prostré sur son lit de béton. Ils l’emmenèrent à l’hôpital.

Florence me raconte l’affaire, les larmes aux yeux. Elle commence à balbutier. Je lui prends la main.

– Laisse-le. S’il veut se tuer, personne ne pourra l’arrêter, surtout pas toi, tu es celle que sa mort affligerait le plus.

– Je ne peux pas. Il faut que je revienne à Paris. S’il lui arrive quelque chose, je ne me le pardonnerai jamais. Il m’aime. Tant qu’il ne me quitte pas, je ne l’abandonnerai pas. 

J’ai accompagné Florence à l’aéroport. Je l’ai vue marcher d’un pas décidé vers la salle d’embarquement. Avant de disparaître, elle s’est retournée, elle a souri, elle m’a fait un petit signe d’adieu.

Je me rappelle ma vieille peur d'être abandonné, de me retrouver seul, pantelant  parmi des ruines calcinées, au bord d'une route délabrée, devant des charrettes de cadavres squelettiques tirées par des bœufs décharnés. C'était mon enfance, le temps de la famine, de la guerre, de la révolution. Le temps de l'Espoir, la négation de l'humain. C'était le vingtième siècle, du moins d'après Jésus. Je comprends soudain l’indifférence que tout le monde me reproche, mon manque total d’intérêt pour les choses, les gens, leur besoin d’être admirés, aimés. Je ne sais pas où ni quand j’ai perdu la capacité de m’attacher. Cette qualité monstrueuse m’a sans doute aidé à vivre.

*

De nouveau, je veille sur le balcon. Je regarde les dernières lueurs du jour disparaître, la nuit dissoudre la terre, effacer les montagnes, engloutir l’océan. Florence me manque, Éva me manque, Linh me manque. Jamais encore je ne me suis senti à ce point mutilé, amputé. Je voudrais les serrer dans mes bras, les sentir aimantes en moi. Elles sont toutes parties. Chacune vers ses amours. Un homme. Une famille. Un pays. Je me sens exclu de toutes les amours humaines, évanescent, inconsistant. Ai-je vraiment aimé ? De tous les doutes, celui dont on ne revient jamais, c’est le doute d’aimer.

Je revois ma vie à travers les convulsions de mon siècle. Qu’en restera-t-il ? Une nuance d’un mot, peut-être. Aimer. Je sens muer en moi des milliers de personnages. Des masques d’hommes, de femmes, de vieillards, d’enfants, de vivants, de morts. D’autres moi-même. Ils semblent avoir toujours existé. Je brise la cire qui sculpte mes visages. Derrière, il n’y a jamais rien. Je frissonne, soulagé. Mais les débris de cire s’agglutinent, se ressoudent, plaquent sur mon crâne un nouveau masque, jamais le même, mais toujours familier à mes amis, mes ennemis, moi-même. Le masque parle, on l’écoute, on lui répond. Il semble si vrai que je me surprends à croire que c’est moi. Parfois des mots, des phrases s’infiltrent dans la cire, glissent dans les profondeurs de l’oubli. De temps en temps, ils cristallisent, se hérissent de pointes acérées, criblent mon visage d’insondables trous noirs. Des mots vides, avides, assoiffés de chair et de sang, impérieux, échevelés, tourmentés, incompréhensibles, sans pitié. Il y a la guerre, les premiers cris de mon enfance, le silence des fuites angoissées, la nuit, dans les lueurs du napalm, le hurlement des avions, le sifflement des balles. Il y a une vieille mère berçant la mort de ses prières. Il y a des millions de bouches exigeant un peu d’air, de riz, d’avenir. Il y a les certitudes funestes de mon temps, le rire orgueilleux, tragique, dérisoire de l’instant, le bavardage résigné des hommes de savoir, de pouvoir, d’avoir… Et le silence d'une femme, le délire balbutiant d’aimer à l’instant de la chair renaissante. Et il y a... les limites... toujours... l’exigence de comprendre... sans fin... Mais la compréhension des limites d'une époque n’altère pas la douleur de devoir la vivre et la liberté intellectuelle de dire, la liberté matérielle de faire n'apportent pas la liberté humaine d'aimer. Je n’ai jamais existé. Je n’existe pas. C’est une fable. Mais elle vaut la peine d’être nommée, la vieille angoisse tapie dans les silences de la nuit. Qui sait, un jour peut-être, une femme viendra au Km 0 de toutes les civilisations réclamer la rose rouge que je lui ai promise.

Frères humains qui après nous vivez, pardonnez-nous d’avoir échoué. Nous avons lutté, nous avons tenté d’aimer. Comme vous, nous mourrons. Comme vous, nous avons refusé la mort définitive. Et nous avons aimé. Quel que soit l’avenir, nous avons sincèrement existé, nous avons été heureux. Nous écrirons chacun un livre, dans un langage qui n’aura pas besoin d’être traduit. Un jour, quelque part, quelqu’un l’ouvrira, le lira, éprouvera le désir d’aimer, de lutter et d’écrire. Alors, nous n’aurons pas vécu pour rien. Du fond des horizons d’où nous sommes nés, de notre amitié, de nos amours, il restera toujours quelque chose au cœur de ce monde impudent, écrasant, morne, au-delà de son accablant silence.