Le Tour de Babel, un regard métèque
Dieu créa l’homme à son image.
Il souffla dans ses narines un souffle de vie,
et l’homme devint un être vivant[1].
Figurine de poussière animée d’un souffle de vie, l’homme était comme tous les animaux qui pullulaient sur terre. De Dieu il n’avait que l’apparence. Le Divin Créateur avait omis de lui donner l’essentiel, la pensée. La misérable créature l’inventa dans l’ignorance, le doute, la terreur, la douleur, de génération en génération, à travers la nuit des temps. Laborieusement, elle s’arracha du règne animal, créa la parole, expression de sa liberté, mémoire de ses peurs, de ses souffrances, de ses crimes, de ses aspirations. Au-delà des cycles fermés de vie et de mort, elle inventa l’éternité. Elle créa le souvenir, l’avenir, l’espoir. Elle inventa l’amour, promesse d’un monde fait par des humains pour les humains. Bref, elle humanisa la nature. Avec des mots.
L’œuvre titanesque dépassait de loin les capacités d’un seul, les limites de son existence sur terre. Un peu partout, les hommes s’unirent pour la réaliser, toujours à l’aveuglette. Mais d’instinct ils surent tous trouver le rite initiatique qui firent d’eux des hommes : un jour, deux êtres se dirent le monde qui leur était commun. Ils nommèrent les choses, les sensations – leurs relations communes au monde, à eux-mêmes. Ils scellèrent ainsi l’unicité de leurs destins à travers la diversité de leurs êtres. Ils léguèrent ce serment aux hommes à venir en le coulant dans la matérialité d’un son. Et la parole fut. Elle était aussi dure que le cristal, aussi diverse que les richesses minérales de la terre, aussi fragile que la vie. Mais, contrairement aux choses qui finissent toutes en poussière et à la vie qui s’achève toujours dans la mort, elle savait se réincarner à travers l’amour, renaître à la vie pour ranimer le passé des hommes, recréer une promesse à leur avenir : l’humain.
Siècle après siècle, génération après génération, les humains renouvelaient le rite des origines, rallumaient l’antique serment. Au sein maternel, chaque bébé s’abreuvait aussi de la parole des morts et devenait humain. La pratique était si vieille que les hommes la crurent naturelle : ils étaient nés dotés d’un esprit. Ils oublièrent son origine douloureusement humaine, l’attribuèrent aux Dieux. Mais dès que l’univers fut créé, les Dieux sont tous partis en vacance. Leurs voix se sont tues. Définitivement. Alors des sorciers, des gourous, des grands prêtres, des ayatollahs, des mollahs, des rabins, des croisés de tout acabit, des armées de médiateurs, de communicateurs, de magiciens de tout poil captèrent à leur profit le silence des Dieux pour habiller de mystère le pacte oublié des hommes. Ils bâtirent chacun sa tour d’ivoire, de pierre, de cristal, d’acier ou de verre pour protéger leur Voix et s’entretuèrent pour l’imposer au monde.
Grandioses furent les carnages, vertigineuses les Tours cimentées avec le sang et le silence. À mesure qu’elles s’élevaient, illuminaient le ciel, la barbarie aux mille Voix hypnotisait les hommes et la nuit s’étendait sur la terre.
Un jour, une femme regarda son enfant mourir de silence et de misère, versa une larme sur la face de l’Éternel. Des gens la virent pleurer. Ils ne surent plus retenir leurs larmes par des discours. Ils comprirent soudain que la voix des Dieux naît du silence des hommes. Ils décidèrent de parler en leur propre nom, de reconstruire leur langage. Ils ne pouvaient plus être frères en Dieu. Ils voulurent devenir cousins par le langage. Ils en bannirent la méfiance, les violences, la haine. Ils retrouvèrent aussitôt l’hospitalité, la solidarité, l’amour. Toutes les amours humaines.
Ce fut ainsi qu’ils créèrent une très vieille et très nouvelle humanité.
France, 1er mai 2002