Mourir

Aimer-Mourir

Mourir

Aimer et mourir

Au pays qui te ressemble !

 

Le médecin lui a dit que son cancer était entré dans la phase finale. Papa s’est  redressé, incrédule. Puis il s’est effondré sur son lit. Il a gémi.

C’est trop tôt, trop bête, je n’ai pas encore terminé mon livre, je n’ai pas encore réussi à dire…

C’était la première fois que je l’ai entendu se plaindre.

J’ai essayé de le consoler.

N’en sois pas triste. Tu as eu une belle vie. Tu laisses une famille unie, heureuse, qui t’aime. N’est-ce pas le plus important ?

Il a souri, rasséréné.

Oui, c’est ce qui importe le plus. Je mourrai heureux.

Un accès de douleur a tordu ses lèvres. Il a balbutié.

Rien, il n’en restera rien. Le temps et les hommes détruiront tout, effaceront tout, comme pour les Incas.

J’ai caressé son front livide.

Tu resteras à jamais dans nos cœurs.

Il a grimacé, il est tombé dans le coma. L’infirmière est venue lui faire une piqûre de morphine. Quand l’aiguille s’est enfoncée dans son bras, il a rouvert les yeux, ses lèvres ont tremblé. 

Je dois terminer mon livre, il le faut… Le cœur n’est que silence…

Cela fait vingt ans qu’il rédige son autobiographie, raturant, déchirant, recommençant sans cesse le récit de son existence. Nous n’en connaissons pas un mot, maman et moi. Mais nous étions tristes de le voir déchirer  sans fin ses écrits. Rageusement, méticuleusement, il les mettait en miettes. Parfois il s’amusait à en faire des confettis. Toujours, il finissait par jeter ces petites âmes blanches et noires aux toilettes. Le cœur serré, nous l’entendions tirer sur la chasse d’eau, une fois, deux fois, trois fois… jusqu’à ce qu’il n’en restât rien.

Le médecin a demandé à maman de le ramener à la maison.

Il n’y a plus rien à faire, il vaut mieux mourir chez soi, c’est moins navrant qu’ici. L’infirmière viendra lui faire une piqûre de morphine trois fois par jour.

Les premiers jours, cela s’était bien passé. Prostré, il se laissait piquer sans réagir et s’endormait paisiblement. Maman le nourrissait juste avant l’arrivée de l’infirmière. Après la piqûre, elle attendait un long moment, le temps qu’il s’endormît. Alors elle le déshabillait, le lavait, le changeait. Puis elle s’installait dans un coin du salon pour tricoter. Elle voulait lui faire un dernier chandail, le protéger du froid une dernière fois. Je quittais la pièce pendant la toilette. Je ne sais pas depuis quand cette loi jamais écrite s’est imposée à moi : les enfants ne doivent pas voir la nudité de leur père. La toilette achevée, j’emmenais les vêtements à la lessive. Il fallait les laver aussitôt. Une puanteur épouvantable, suffocante, insupportable. L’odeur de la mort.

Maman ne pleurait, ne se plaignait jamais. Mais je le sentais, pour elle aussi, il valait mieux que cette agonie s’achevât. De temps en temps, furtivement, je la regardais tricoter. Mais je n’osais plus la regarder dans les yeux car je voyais souvent ses aiguilles trembler. Toute sa vie, maman avait toujours su maîtriser ses émotions, arborer un maintien digne. Elle aurait été humiliée de voir que je la voyais souffrir.

En fait, personne ne sait de quoi il est malade. Cela ressemble à un cancer mais ce n’en est pas un. La maladie a frappé le cerveau. D’ordinaire, les neurones enfermés dans la boîte crânienne peuvent dégénérer, changer de place, de fonction. Mais, dès l’âge adulte, ils ne se reproduisent plus. Chez papa, ils ont soudain proliféré. Ce foisonnement anarchique de neurones, ces enlacements désordonnés de synapses ont intrigué tous les médecins.

La première semaine s’est écoulée dans l’attente feutrée de la délivrance.

Un matin, pendant que maman le nourrissait, j’ai ouvert la fenêtre pour aérer l’atmosphère. Dehors, il neigeait. Les flocons tourbillonnaient, denses, tourmentés, impénétrables. Plus rien n’existait au-delà de ce chaos de silence blanc. Me retournant, j’ai vu ses lèvres frémir, ses yeux s’écarquiller. J’ai précipitamment refermé la fenêtre de peur qu’il ne prenne froid. Il regarda la neige en folie, longtemps, intensément. Il soupira, ferma les yeux. Ses lèvres tremblèrent.

Dites à l’infirmière de s’en aller. Je ne veux pas mourir ainsi. Au seuil de la mort la douleur importe peu. Ce qui compte, c’est après.

Une lueur fugitive, comme un frisson, glissa dans le regard de maman. L’étonnement, l’effroi, sans doute. Papa se moquait de l’au-delà, ne croyait à aucun dieu. Il l’a souvent répété. 

Toute vie s’achève dans la mort, tout corps deviendra poussière, il n’y aura ni rédemption ni réincarnation, ce n’est pas scientifique. La vie éternelle n’existe que dans les mots et les mots eux-mêmes ne sont pas éternels…

D’une voix hésitante, maman a exposé les souhaits de papa à l’infirmière. Elle l’a écoutée sans broncher. Elle secoua la tête.

– C’est de la folie. Il souffrira comme une bête. Dans son cas, le mal ne vient pas du corps, il s’est logé dans le cerveau, il n’a plus aucune arme pour lui résister, ce sera atroce… Je ne pourrai pas revenir lui faire la piqûre, d’autres patients m’attendent.

J’ai vu les paupières de maman tressaillir.

– Je n’y peux rien. Il est très têtu. Mais, s’il vous plaît, gardez nos rendez-vous, je vous les paierai. S’il change d’avis, je vous préviendrai aussitôt.

L’infirmière regarda maman d’un air apitoyé. Elle lui chuchota quelques conseils. Maman insista pour lui offrir une tisane. Elle espérait sans doute que papa changeât d’avis en sentant pointer la douleur.

L’infirmière à peine partie, un hoquet douloureux brisa le silence. Nous nous précipitâmes dans la chambre. Les yeux révulsés, figés, papa serrait les dents. Son visage dur, rigide, semblait sculpté dans du bois. Brusquement, sa bouche s’ouvrit dans un cri rauque. Il cligna des paupières, resserra les dents. Des gouttelettes de sueur perlaient sur son front, sa gorge. Maman les essuya doucement avec une serviette humide et chaude. Elle le supplia de recevoir l’infirmière. Il secoua violemment la tête. Maman se tut.

Combien de temps cela avait-il duré ? Je ne m’en souviens plus. Les cris devenaient de plus en plus espacés. Au début secs, saccadés, ils s’étouffaient lentement. Vers la fin, ce n’était plus que des plaintes.

Soudain, ses mâchoires se détendirent. Il ferma les yeux. Son visage s’adoucit. Il sembla mort. Je saisis son pouls. Il battait régulièrement. Le coma ? Je levai les yeux vers maman. Elle pointa l’index sur les lèvres de papa. Elles remuaient en silence.

Des jours et des jours passèrent dans la grisaille de l’hiver parisien. Dans la même douleur, le même silence. Les crises de papa devenaient de plus en plus violentes mais aussi de plus en plus brèves. Aussitôt après, il basculait dans un étrange sommeil. Totalement inconscient, il n’entendait plus maman qui, parfois, lui parlait. Son visage devenait plus calme, plus serein. Il était toujours immobile mais il semblait moins cramoisi, plus coloré. On eût dit qu’il revivait. Ses lèvres remuaient de plus en plus nettement.

Un jour, il poussa un soupir apaisé. Une voix que je ne connaissais pas s’éleva, très faible, très claire.

Oui… C’était le Têt. Tu es si belle. Tu portes une tunique turquoise brodée d’une fleur blanche. Ma vraie vie commence avec toi.

Je regardai maman. Elle eut un étrange sourire, comme pour elle-même.

Il parle de notre première rencontre. Tonton Jean l’a entraîné à la fête du Têt, le Nouvel An des Vietnamiens. Un pur hasard. Il n’avait pas d’amis vietnamiens. Il ne fréquentait que les Français. Tonton Jean est le seul métis qu’il connaissait, ils étaient amis au temps de la DASS. Je portais une tunique traditionnelle turquoise. Une amie vietnamienne me l’avait offerte. Il m’a invitée à danser. Nous nous sommes ainsi connus.

C’était donc vrai. Au seuil de la mort l’homme revoit en un éclair tous les moments saillants de son existence. Un vague sentiment de bonheur me submergea. Pour maman. Je la sentais heureuse. Le premier souvenir d’avant la mort était pour elle. Papa continuait de murmurer des mots très tendres. Je sortis pour laisser maman seule avec leurs souvenirs.

Un silence triste et doux imprégnait l’atmosphère du salon. Maman tricotait d’un geste lent, régulier. Elle semblait sereine. De temps en temps, je regardais furtivement ses mains. Elles ne tremblaient plus. Cela me rassura.

– Maman, pourquoi ne fréquentait-il pas les Vietnamiens ? Il est lui-même à moitié vietnamien.

– Sans doute à cause de cela même. C’étaient des temps de guerre. On était dans un camp ou dans l’autre. Celui qui refusait de choisir n’était chez lui nulle part.

– Mais en dehors de tonton Jean, il ne fréquentait pas plus les métis.

– Il ne se sentait pas à l’aise en leur compagnie. Il le disait souvent, les Eurasiens n’ont pas de patrie, leur seul monde commun est le malheur. Lui, il se voulait heureux.

La nuit dernière, il a encore neigé. Au matin, les toits scintillaient sous le soleil. La splendeur glaciale, pure, dure, des paysages de neige. Le ciel vibrait, intensément bleu, dans la transparence palpitante de l’air. Longtemps, j’ai contemplé ce silence blanc. Une curieuse angoisse m’envahit, comme si j’attendais quelque chose que je craignais. Un corbeau noir fendit l’air. Je compris. J’attendais les paroles de mon père. J’eus honte. Je savais qu’il souffrirait atrocement avant de parler. Pourtant, j’attendais avec impatience cet instant où, les yeux exorbités, il pousserait son premier cri.

Il a souffert plus violemment. Il a gémi, et il s’est tu. J’emportai le linge en baissant la tête. Je n’osais pas lever les yeux sur maman. Elle aussi a dû attendre en vain. Il faut sans doute beaucoup de temps et de tourments pour ranimer certains souvenirs.

Les jours, les nuits se suivaient, se ressemblaient et ne se ressemblaient pas. C’étaient toujours les mêmes souffrances, la même attente anxieuse, mais ce n’étaient jamais les mêmes mots. La voix de papa devenait plus claire, plus nette. Les souvenirs lui revenaient plus aisément. Il ne parlait que des moments heureux de notre existence. Dans le désordre le plus complet. Pas le moindre lien, la moindre suite dans les idées. Chaque moment semblait se suffire à lui-même, exister de lui-même, étrangement parfait. Un bonheur paradoxal nous réunissait tous les trois autour de ses cris, de ses plaintes, de ses mots. Souvent, je n’entendais rien à ce qu’il disait. Mais maman semblait le comprendre car, parfois, elle me donnait quelques explications. Nulle part le ciel n’est si bleu, les nuages si blancs, le sable si fin, le soleil si ardent. Cette mer et ce vent sont un vrai bonheur… C’est une mangue. Quand on la mange verte, elle est légèrement acide et croque sous la dent… Maman sourit, rêveuse. On était parti à la Guadeloupe. C’était en quelque sorte notre lune de miel. Nous n’étions pas encore mariés. Mes parents rechignaient à donner leur accord parce que c’était un métis. Alors, pour la première fois de ma vie, je leur ai menti. J’ai dit que je partais avec une amie. Nous étions jeunes. Nous aimions l’avenir. Nous n’avions peur de rien. C’était merveilleux.

J’ai ri.

– Heureusement, moi, je n’ai pas eu à vous mentir.

– Ce n’est plus le même monde, les mêmes temps. Autrefois, les enfants finissaient toujours par mentir à leurs parents. Maintenant, ce n’est peut-être plus nécessaire.

– As-tu gardé des photos de ce voyage ?

– Non, on n’en avait pas pris. Ton père n’aimait pas les photos. Il les traitait d’images mortes. Il n’aimait que ce qui pouvait survivre dans sa mémoire.

J’eus le cœur serré. Les propos de papa me rappelaient des moments heureux de ma vie. Mais beaucoup de scènes de mon enfance m’étaient totalement inconnues.

Ta main est menue, tiède, tendre, j’aime la sentir dans ma paume sur le chemin de la crèche.

J’ai regardé ma main. Elle est dure, rude, osseuse. Il ne l’a plus tenue dans la sienne depuis longtemps.

Il aimait te porter sur ses épaules pour marcher dans du soleil le long des plages, pour entrer dans la mer.

Bientôt, il emportera ces images avec lui. Il n’en restera rien.

Il est important d’avoir été aimé dans son enfance. Il en restera toujours quelque chose dans les moments de malheur, pour l’avenir des hommes.

Que me restera-t-il de cet amour dont je ne me souviens plus ?

Je n’ai pas dormi de la nuit. Les délires de papa me tourmentaient. Jour après jour, j’ai vu des lambeaux de mon existence se dissoudre dans le néant. J’entendais maman se tourner, se retourner dans son lit et, parfois, soupirer. Elle devait se rappeler les jours heureux de sa vie. De vrais souvenirs. Les miens me semblaient monstrueusement irréels, vides. Ils ne m’ont jamais appartenu. Ils n’existaient que dans la mémoire évanescente de papa et cette mémoire chancelait dans la nuit.

À l’aube, j’ai ouvert la fenêtre pour aspirer un peu d’air frais. Le ciel gris de Paris adoucissait l’éclat blessant des cristaux blancs. Sur le balcon enneigé, j’ai vu les empreintes d’un moineau. Je l’ai entendu pépier. Comment fait-il pour survivre dans ce monde désert, silencieux, glacé ? Qui lui a appris à chanter ? Une douceur, une chaleur étranges se propagent à travers mon corps. Papa ne m’a pas laissé de photos de mon enfance, mais il m’a laissé ses mots. Ils resteront gravés dans ma conscience. À travers eux, j’ai revécu intensément des moments de mon existence oubliée. Les mots conservent mieux que les images. On peut les ranimer, les revivre en soi et pour soi. Papa a réussi à me donner les siens, ils vivront en moi au-delà de sa mort.

Étrangement, papa ne parlait jamais de son travail. C’était pourtant un sujet quotidien, à table, le soir, autrefois. Il était fier de sa carrière. Enfant de la DASS, il avait peu étudié. Pour tout diplôme il n’avait que le Bac. Il avait tout appris sur le tas. Il avait néanmoins grimpé un à un les échelons de son entreprise pour occuper un poste de direction. À chaque promotion, il nous emmenait, maman et moi, dans un bon restaurant. Sur la table, il y avait toujours un bouquet de roses rouges. Des moments inoubliables de joie. Au seuil de la mort, papa semblait ne plus s’en souvenir.

Depuis trois jours, sa voix est devenue de plus en plus hésitante, ses propos de plus en plus incohérents.

Le village planétaire… Un labyrinthe violent, obscur, sans amour, sans issue, sans fin... Des sornettes… Qui ne mènent nulle part…

– Il délire, maman ?

– Non, il le pense depuis longtemps. La Toile ne réduit pas les distances, elle réduit le temps et l’étouffe, elle recèle en son cœur un gouffre, elle rend les hommes de plus en plus seuls, de plus en plus incertains. En fait, depuis qu’il travaille avec, son monde s’est rétréci. Il s’est refermé sur un petit cercle de gens monotones au milieu d’innombrables inconnus. Ses collègues l’ennuyaient, il n’avait plus l’occasion de voir personne. Il avait la nostalgie des jours où, étudiant, il passait des heures au café à discuter avec n’importe qui.

J’ai senti le moment fatal s’approcher quand papa a commencé à balbutier. Son cerveau commençait sans doute à se disloquer. Papa aurait pu faire du théâtre. Il avait une diction parfaite. Il parlait posément, distinctement, reprenait sans se lasser le fil de son propos chaque fois qu’on l’interrompait. Souvent, cela énervait son entourage. On lui reprochait de radoter. Mais quand on avait le temps de causer, d’écouter et de dire jusqu’au bout, c’était un plaisir de lui parler, de l’entendre. Il me disait souvent :

Quand tu parles avec quelqu’un, si tu veux te faire comprendre, il faut parler lentement, articuler tous les mots, construire clairement toutes les phrases. La parole est donnée aux hommes pour se comprendre, pour durer dans la mémoire d’autrui. Il faut éviter de l’obscurcir avec la cacophonie des mots mal apprivoisés, des phrases mal ficelées. Il faut éviter de la tuer avec des concepts à la mode qui ne signifient rien.

Depuis trois jours, il a commencé à balbutier. Il articulait toujours correctement ses mots. Mais, de plus en plus souvent, il émettait deux sons curieux : beu beut. En vain, j’ai essayé de deviner à quel mot cela pouvait correspondre. J’ai fouillé le Robert, son dictionnaire préféré. Il l’a tellement potassé que les couvertures se sont détachées. Mais il restait attaché à ce vieux livre, il n’a jamais voulu s’en séparer même quand je voulais lui offrir un exemplaire neuf. Il en allait ainsi des choses de sa vie. Il ne portait sur lui rien de précieux, rien dont la perte pouvait le faire souffrir. Il n’était pas attaché aux choses. Il les perdait sans regret tout en étant chaque fois agacé : il aimait user jusqu’à la corde les objets qu’il utilisait, de la chemise au stylo. Dans le dictionnaire, j’ai trouvé : beuglant, beuglante, beuglement, beugler, beurre, beurré, beurrée, beurrer, beurrerie, beurrier, beuverie. Rien de semblable à beu beut. Ce devait être des sons nés de mouvements incontrôlés de ses lèvres.

Cela m’a rappelé un homme qu’il estimait, un grand traducteur, l’une des rares relations vietnamiennes de papa. Il vivait aux États-Unis mais parlait couramment le français. Il avait traduit en anglais le chef d’œuvre de la littérature vietnamienne, Kiều, un long roman en vers du 18e siècle. Vers la fin de sa vie, il soutenait une thèse étrange : tous les hommes ont des ancêtres communs, toutes les langues ont une origine commune. Il en voulait pour preuve la similitude, dans des langues très éloignées les unes des autres, des mots qui désignent la mère : mata, mutter, mother, mama, maman, me, mẹ, má, mum, etc. Les hommes sont frères par le langage. C’est sans doute pourquoi ils s’entretuent si facilement pour des mots.

Quand il est venu à Paris, nous avons passé une soirée chaleureuse, mémorable. Je le vois encore affirmer avec passion que dans la langue vietnamienne les mots mường, mình, người ont la même origine. Maintenant mường désigne un peuple minoritaire au Vietnam, mình, le corps, je, nous, on, et người, humains. Mais autrefois, ils signifiaient tous humains. Ce ne sont que des déformations du mot mẹ, mère. Car, disait-il, tout homme a eu une mère et les mots qui expriment cette relation sont tous dérivés du son qu’émettent les lèvres d’un bébé suçant le sein de sa mère. Il a peut-être raison. Mais alors, beu beut, c’est une relation avec qui ? Avec la mort, l’absence définitive d’Autrui ? On meurt toujours seul, mais pas de la même manière ni dans les mêmes mots. Ceux-là semblent n’appartenir à aucune langue. Serait-ce les mots de la mort ?

*

Ce matin, maman est partie acheter quelques mets vietnamiens au quartier chinois pour régaler tonton Jean. J’ai un quart de sang vietnamien dans les veines. Pourtant, la communauté vietnamienne de France m’est étrangère. Elle m’intrigue. Les Viêts ne s’attroupent pas. Ils aiment s’éparpiller dans la nature, se fondre au milieu des gens, se dissoudre dans la société où ils vivent. Ils sont nombreux en France depuis un siècle, mais il n’y a jamais eu de quartier vietnamien ni à Paris ni dans les autres grandes villes. Il y avait bien, autrefois, quelques centres de regroupement. Ils ressemblaient plus à des camps de concentration qu’à des communautés humaines. Dès qu’ils étaient libres de leurs mouvements, les Viêts se fondaient dans le monde. Pourtant, dès qu’ils se retrouvaient, ils reparlaient vietnamien. Pour les plus âgés du moins. Les plus jeunes employaient un galimatias fait d’un mélange de français et de vietnamien. Tonton Jean s’en moquait tendrement.

Les Viêts sont tous métissés, ethniquement et culturellement. Quand les Chinois ont conquis le pays au début de l’ère chrétienne, ils ont trouvé sur place des hommes qu’ils appelaient Giao Chỉ car les gros orteils de leurs pieds, étrangement recourbés, pointaient l’un vers l’autre. Dix siècles de colonisation intense ont mis fin à cette étrangeté biologique. Au début du vingtième siècle, on trouvait encore des humains dotés de semblables orteils dans des villages perdus. Maintenant, il ne doit plus en exister. Trente ans de guerre, soixante-dix bombes Hiroshima, des millions de litres de dioxine, des centaines de milliers de mines antipersonnelles, d’innombrables free kill zones où l’on tire les hommes comme des lapins avec des mitrailleuses crachant trois mille balles à la minute, c’est trop pour la survie d’une espèce non protégée.

Je me demandais souvent dans quelle mesure tonton Jean plaisantait, lui, l’enfant de troupe, le métis né d’un mort et d’une paysanne inconnue. Il avait quitté la France dès qu’il avait pu pour vivre dans l’île de la Réunion dont le climat, la végétation le séduisaient. Sans doute des réminiscences de son enfance indochinoise. Hier, il a pris l’avion pour revoir son compatriote de la DASS une dernière fois.

Maman revient du marché avec des friandises et une blanche orchidée. Elle dépose la fleur sur l’Autel des ancêtres. Un jour de mauvaise humeur, par dérision, papa a ainsi baptisé l’étagère haute de la petite bibliothèque dans la chambre à coucher. Dessus se dresse un encensoir en argile cuite. Maman l’a ramené d’un voyage en Inde. Il abrite le seul objet personnel que papa portait sur lui quand on l’avait remis à la DASS, une petite plaquette en bois noir, luisant, très dur, dans laquelle est gravé un idéogramme chinois. Je me souviens d’avoir demandé à papa ce qu’il signifiait. Il n’en savait rien, n’y accordait aucune importance. Maman tenait à cette relique, la conservait soigneusement. Sans elle, papa l’aurait perdue.

Papa délirait quand tonton Jean est arrivé. Maintenant, il ne fait plus que balbutier. Il répète sans fin : beu beut, beu beut… Tonton Jean tire une chaise, s’installe à côté du lit, caresse le front de papa, lui tient la main en silence. Contrairement à papa qui était prolixe, exubérant, tonton Jean est avare de ses mots. Nous sortons de la chambre pour le laisser seul avec son ami. Ils ont en commun tant de cruels souvenirs.

Maman sert les friandises, verse le thé. Tonton Jean s’enquiert de la maladie de papa. Il semble fatigué, rêveur. Il se frotte les paupières, ferme les yeux.

– Tu viens de loin. Le voyage a dû être pénible pour toi qui n’aimes pas être enfermé dans des espaces exigus. Dors un peu pour te reposer.

Tonton Jean acquiesce de la tête. Ses traits se détendent, sa respiration se ralentit, soulève légèrement sa poitrine. Le silence retombe dans le salon, brisé de temps en temps par les balbutiements de papa.

Tout à coup, je me rends compte que tonton Jean ne dort plus. Les sourcils froncés, il semble penser à quelque chose, guetter quelqu’un. Il rouvre soudain les yeux.

– Mon Dieu ! Bèo bọt !

Maman se tourne vers lui, l’interroge du regard.

– C’est du vietnamien !

Maman, atterrée :

– C’est impossible. Il ne connaît pas le vietnamien. Jamais je ne l’ai entendu parler en vietnamien.

– Moi non plus, même quand nous étions à la DASS. À quel âge a-t-il débarqué en France ?

– Trois ou quatre ans. Personne ne le sait au juste.

– À cet âge-là, les enfants vietnamiens parlent déjà couramment. Je suis venu en France à huit ans. J’ai beaucoup oublié, mais je comprends toujours les Vietnamiens de la Réunion quand ils se parlent entre eux.

– Mais toi, tu as toujours eu des amis vietnamiens ou eurasiens avec qui parler.

– C’est sûr, c’est du vietnamien.

– Que dit-il, oncle Jean ?

Bèo bọt. Bèo signifie lentilles d’eau. Cette plante pousse à foison dans les fleuves, les rivières, les mares des campagnes vietnamiennes. Ses petites feuilles rondes ressemblent à des confettis verts, elles flottent sur les eaux dormantes, dérivent au fil des courants. Les paysans les ramassent avec des nasses pour nourrir les canards, les cochons. Bọt, c’est l’écume ou les bulles d’air qui recouvrent les étangs, les eaux stagnantes. Les deux mots accolés suggèrent quelque chose d’éphémère, sans valeur, sans intérêt. Les Vietnamiens les utilisent pour parler du destin des misérables sans feu ni lieu, pour se moquer des illusions de la vie.

Tonton Jean grimace, baisse la tête, soupire :

– Le délire a libéré sa mémoire, il retrouve les maux de son enfance.

Une idée traverse mon esprit. Je me lève, je vais à l’Autel des ancêtres, je sors la plaquette de bois noir de l’encensoir, je la montre à tonton Jean.

– Oncle Jean, sais-tu ce que dit cet idéogramme chinois ?

– Non. Ton père me l’a demandé, autrefois. Je l’ai montré à des amis chinois. Malgré les apparences ce n’est pas du chinois.

Il hésite un instant, puis :

– Confie-moi cette plaquette. Ce week-end, je vais à Hanoi pour explorer le marché, nouer des relations commerciales. Ma boîte a l’intention de créer une joint-venture avec les gens du coin pour exploiter les bois précieux de la Cordillère de l’Annam. Je ferais un saut dans la province natale de ton père. J’y trouverai peut-être quelqu’un capable de déchiffrer cette énigme.

– Oncle Jean, d’où vient mon père ?

– Je ne sais pas exactement. De quelque part dans la province de Bình Ðịnh. On l’a ramassé dans les débris d’une garnison décimée par un assaut Việt Minh. Un lieutenant français le serrait, évanoui, dans ses bras. Le lieutenant était mort d’une balle dans la mâchoire. Avant de s’en aller, il avait griffonné quelques mots dans la terre avec un caillou : Sauvez l’enfant de mon ami J. On a cherché en vain le père de l’enfant parmi les soldats dont le nom ou le prénom commençait par la lettre J dans les unités où le lieutenant avait servi. La lettre J n’existe pas en vietnamien. On en a conclu que le père de l’enfant était un soldat de l’armée française, on a expédié ton père chez les enfants de troupe. De là, on l’a envoyé en France où la DASS l’a pris en charge. C’est tout ce que je sais. Ton père n’aimait pas parler de son enfance. Ne pleure pas. Ce sont de vieilles histoires. Il vaut mieux les oublier. Ce n’est plus le même monde, les mêmes temps, les mêmes gens.

– Personne ne sait qui est sa mère ?

– Non. C’était probablement une vietnamienne car ton père a une tête d’Eurasien et il portait à son cou cette plaquette de bois. C’est un bois très précieux, dur comme le fer, noir comme l’ébène, une variété qui ne pousse que dans les jungles de ce pays. Mais ce n’est pas sûr. Il y a beaucoup de minorités dans le coin. Donne-moi la plaquette.

Tonton Jean enfouit la plaquette dans sa poche. Il revient dans la chambre, embrasse papa, caresse sa joue.

– Repose-toi, petit frère. Je vais essayer de trouver ce que cela signifie. Ðợi mình nhé.

Il se retourne et, comme pour s’excuser :

– Je lui ai dit d’attendre mon retour.

Tonton Jean est parti. Papa s’est tu. Maman tricote, les yeux rivés sur ses mailles. Jamais le temps ne m’a paru aussi lent et le silence aussi lourd. Quelque chose rôde alentour, plus menaçant, plus oppressant que la mort.

– Maman, comment a-t-il vécu avant de te rencontrer ?

– Je ne sais pas. Il ne parlait jamais de son enfance, de sa jeunesse. Nous étions si heureux, nous ne parlions que de l’avenir. Maintenant que l’avenir nous quitte, il me manque un morceau de son passé, toute une part de lui-même.

Je sors le Grand Atlas. Je cherche le Vietnam. Ce n’est qu’une mince bande de terre noyée dans l’ensemble Birmanie-Thaïlande-Indochine. Notre vision du monde. La province de Bing Ding n’existe plus. Je n’ose pas le dire à maman. Il vaut mieux attendre le retour de tonton Jean. Une province entière d’un pays ne peut pas disparaître ainsi.

Papa a continué de se taire ces derniers jours. Il avale péniblement les bouillons que lui prépare maman, grimace de douleur quelques instants, esquisse un sourire, sombre dans le silence. Un sommeil paisible que ne trouble aucun gémissement. Son visage semble moins pétrifié, moins ascétique, plus doux, plus serein. Il souffre de moins en moins. Cela me console et m’angoisse. A quoi pense-t-il ?

Il a encore neigé toute la nuit. Je commence à aimer cette désolation blanche, muette, qui s’étale à l’infini sous le ciel gris de Paris. Ce matin, papa n’a plus grimacé de douleur. Après le petit déjeuner, il s’est tout de suite endormi. Puis il a commencé à délirer. D’une voix consternante. Ce n’est plus la voix profonde, chaude, métallique que j’aimais tant. Ce n’est pas non plus la voix qui égrenait les moments de bonheur de notre vie. C’est une voix cristalline, une voix d’enfant. Elle est claire, transparente. Mais nous ne comprenons rien de ce qu’elle dit.

Pour la première fois, j’ai vu maman pleurer :

– C’est du vietnamien, c’est sûrement du vietnamien.

– Ne pleure pas, maman. Avec l’âge l’homme retombe en enfance, il ressasse les vieilles blessures que ni le temps ni l’oubli ne parviennent à cicatriser, il radote. Mais papa ne radote pas. Sa voix chante. Il doit rêver. C’est une chance de mourir en rêvant.

– Tu as raison.

Elle pose le tricot, se lève.

– Il y a tout ce qu’il faut pour faire un pot-au-feu dans le frigo. Prépare-le pour le déjeuner de ton père. Ne mets pas de cubes de bouillon. Il déteste leur odeur, leur goût. N’utilise pas le cuiseur. Il déteste les émulsions graisseuses. Coupe les légumes et la viande en petits morceaux, fais-les cuire à feu doux, longtemps, avec un peu de sel. C’est tout. Ah, n’oublie pas d’enlever au fur et à mesure les écumes et la graisse pour que le jus reste limpide.

Je la regarde, perplexe.

– Je vais faire les courses et je reviens.

J’ai préparé le pot-au-feu. À midi, j’ai donné à manger à papa. Il s’est rendormi aussitôt après le repas et il a recommencé à délirer. J’ai écouté cette voix d’enfant éblouissante. Le murmure des ruisseaux, le chant des oiseaux, les voix intimes de la nature, tout un univers dont je ne connais rien. Je ne suis qu’un enfant des villes.

Maman est rentrée avec un magnétophone et une boîte de cassettes. Je la regarde avec angoisse déballer ses paquets, installer le système.

– Ne fais pas ça, maman. Nous n’en avons pas le droit. Ce monde n’appartient qu’à lui. Nous n’y comprendrons rien. Et puis, il n’est plus maître de ses pensées, il peut dire n’importe quoi. Cela n’a aucun sens.

– Je veux savoir, je dois savoir…

– Je t’en prie, c’est mon père, si tu enregistres ses paroles, un jour, moi aussi je voudrai les comprendre et je ne veux pas. Mon pays, c’est la France. Je ne peux pas avoir d’autres patries. C’est le seul passé que je peux posséder, que je peux comprendre, et encore… Y a-t-il seulement quelque chose à comprendre dans tout ça ?

– Je détruirai les cassettes dès que tonton Jean me les aura traduites.

– Tu le sais bien, tu ne le pourras pas et moi non plus. Je t’en prie…

Les jours se suivent, s’enchaînent, et se ressemblent. Les délires de papa ne font plus la différence. Toujours la même litanie dont nous ne comprenons rien. Maman et moi, nous ne nous parlons plus. Dès que j’emporte le linge à laver, elle installe le magnétophone, guette les lèvres de papa. Je ne reste plus dans la chambre. Cette voix d’enfant qui raconte je ne sais quoi m’obsède, m’angoisse, me terrifie.

*

Je frissonne en entendant des bruits de pas dans le couloir. Tonton Jean revient du Vietnam amaigri, la peau brûlée, tannée par le soleil. Une ride profonde barre son front. Il tend à maman un petit paquet en papier rouge vif, le rouge des pétards du Têt.

– C’est le meilleur thé au lotus de Hanoi.

Tonton Jean rentre dans la chambre, s’assoit à côté de papa, lui prend la main.

Maman sert le thé. Un parfum léger, pénétrant, d’une suavité extraordinaire. Tonton Jean se tourne vers moi :

– Comment va ton père, ces derniers jours ?

– Il ne souffre presque plus. Il a continué de rêver à haute voix. Uniquement en vietnamien. Mais il ne dit plus beu beut. Depuis deux jours, il s’est tu.

Tonton Jean soupire, vide d’un trait sa tasse de thé.

– J’ai trouvé. En fait, c’est du chinois et ce n’est pas du chinois. C’est un mot vietnamien transcrit avec deux idéogrammes chinois, l’un pour évoquer le sens et l’autre le son. On appelle cela le Nôm, l’écriture démotique. Le Vietnam est une terre de vieille culture. De sa culture archaïque, il reste des vestiges de l’Âge de la pierre, du bronze, du fer… J’en ai vu au musée Guimet. Mais les Vietnamiens n’ont pas su inventer une écriture. De leur culture il ne reste plus grand-chose en dehors du langage. Il est d’ailleurs à moitié d’origine chinoise. Les vrais Vietnamiens sont de faux Chinois. Au 13e siècle, des lettrés vietnamiens ont eu l’idée d’emprunter les idéogrammes chinois pour transcrire les mots vietnamiens, écrire leurs œuvres dans la langue maternelle. Au début de ce siècle, les intellectuels vietnamiens ont fait de même, ils ont adopté l’écriture latine pour s’exprimer, se faire publier. C’est le seul pays d’Asie à écrire ainsi.

Tonton Jean rit :

– Nous sommes devenus cousins par l’écriture. À Hanoi, j’ai montré la plaquette à tous ceux que j’ai rencontrés. Personne n’a pu la déchiffrer. Mais les rares spécialistes en la matière m’ont affirmé que c’est du Nôm. Malheureusement, le Nôm n’était pas l’écriture officielle de la cour. On l’inventait un peu à l’avenant. Il y a bien, dans l’ensemble, une méthode, un certain consensus. Mais pour un même mot, il peut y avoir des variations infinies d’écriture car, là-bas, d’une province à l’autre, il y a des tas d’accents. En tout cas, il n’existe plus grand-monde capable de déchiffrer ces idéogrammes.

Tonton Jean reprend une gorgée de thé. Son regard se voile, lointain.

– Dommage que ce peuple n’ait pas su créer une écriture. De sa culture plurimillénaire il ne reste presque plus rien. Seulement des contes, des légendes, rien que des mots, des adages, des proverbes, des poèmes, des chants populaires. Tout cela se perd à une vitesse effrayante avec l’exode des paysans vers les villes, l’invasion de la radio, de la télévision dans les campagnes. Beaucoup d’enfants n’ont jamais entendu les berceuses d’antan. C’est irréversible, probablement. Que peut-il rester d’une culture orale après trente ans de guerre et de communisme, vingt ans de mondialisation effrénée, de capitalisme sauvage ? Sans compter des siècles d’atrocités, de misère, de bourrage de crâne en langues quasi étrangères.

Il sourit, amer.

– Un intello francophone et francophile m’a carrément dit en riant : Les Vietnamiens sont tous schizophrènes car ce sont tous des métèques. Ils parlent en vietnamien, pensent avec des concepts chinois, raisonnent à la manière de Descartes, écrivent avec des lettres latines trafiquées par des Jésuites portugais, apprennent l’anglais, rêvent d’Amérique. Il y a plus de cinquante ans déjà, un adage décrivait ainsi le bonheur de vivre : ăn cơm Tầu, ở nhà Tây, lấy vợ Nhật. Manger la cuisine chinoise, habiter une maison à la française, épouser une femme japonaise. Seule la poésie… Mais d’ici vingt ans, elle aura disparu de la vie quotidienne alors qu’autrefois, du temps de mon enfance, il était quasi impossible de vivre une journée sans avoir entendu un poème ou quelques vers. Les Vietnamiens ne deviendront eux-mêmes que le jour où ils inventeront un art de vivre authentiquement l’identité éclatée de leur être. Si ce jour devait arriver… Ce gars-là plaisantait à peine.

Maman, anxieuse :

– Mais tu as fini par trouver le sens de cet idéogramme ?

– Oui. J’avais abandonné tout espoir d’éclaircir ce mystère. À la fin de ma mission, je suis quand même allé dans la province de Bình Ðịnh.

– Elle existe donc toujours, oncle Jean ?

– Bien sûr, pourquoi cette question ?

– J’ai regardé dans les cartes, je ne l’ai pas trouvée.

– C’est normal. Après la guerre, ils l’ont regroupée avec deux autres provinces pour créer une nouvelle province sous un autre nom. Mais tout le monde là-bas l’appelle toujours ainsi.

Tonton Jean soupire :

– D’ici une génération, elle cessera d’exister. C’est comme ça, là-bas. À chaque changement de dynastie on fait table rase du passé, on efface tout, on renomme tout, et on recommence. Bon sang, quel gâchis !

– Continue, Jean.

– Je n’en suis pas sûr, mais mon père aussi doit être mort dans ce coin. Un pays magnifique. Une misère inimaginable. Mais des gens si dignes, si accueillants ! Dans un village, je mangeais distraitement une soupe de pied de porc à la citronnelle dans un restaurant chinois. Sur le mur, j’ai remarqué un vieux tableau avec des idéogrammes. J’ai sursauté en reconnaissant celui qui est gravé dans la plaquette. J’ai demandé au patron de me traduire le texte. Il a secoué la tête :

– Ce n’est pas du chinois, c’est du Nôm. Il reste encore au village un vieillard capable de le déchiffrer.

J’ai aussitôt demandé au guide de m’emmener chez le vieil homme. Je lui ai montré la plaquette. Il m’a dit :

– C’est le mot Bình.

Tonton Jean sort la plaquette de sa poche.

– Isolé, il signifie vase, théière, soucoupe, toutes sortes d’ustensiles pour contenir les liquides… Une sorte d’article. Nous, on a des articles définis, indéfinis, masculins, féminins, singuliers, pluriels. C’est notre manière de posséder le monde. Eux, ils pensent par catégories naturelles ou fonctionnelles. Ils en ont à foison. Tình par exemple s’applique à toutes les relations affectueuses entre les humains, l’amitié, la fraternité, toutes les amours humaines, mais pas l’amour des animaux ou des choses. Bình est couramment utilisé accolé à d’autres mots. Il peut alors signifier des tas de choses. La paix, l’égalité, l’indifférence, la sérénité, la pacification… Le nom de la province Bình Ðịnh signifiait sans doute province pacifiée. Mais c’est sûr, on utilise couramment ce mot comme nom propre pour les garçons et pour les filles. La délégation du Vietcong aux négociations de Paris avec les Américains était dirigée par une femme qui s’appelait Nguyễn Thị Bình. L’étudiant assassiné par des GI’s dans l’avion qui le ramenait des États-Unis à Saigon s’appelait Nguyễn Thái Bình. On l’a glorifié dans une chanson célèbre à l’époque. Thái Bình, Prospérité et Paix. La paix ! Ces pauvres gens en rêvaient depuis des siècles.

Tonton Jean va vers l’Autel des ancêtres, remet la plaquette dans l’encensoir. Il se penche sur le visage de papa, le caresse, murmure :

– Frérot, je suis revenu là d’où tu es parti. J’ai trouvé. Tu t’appelles Bình. Ce nom te convient. Pars en paix. Je te rejoindrai un de ces jours.

 

Maman verse le thé, tend la tasse à tonton Jean. Je n’ose pas regarder sa main. Je sais qu’elle tremble.

– Jean, au nom de notre amitié, rends-moi un service.

– Oui.

– Depuis ton départ, il a déliré sans discontinuer. Uniquement en vietnamien. Avant hier, il s’est tu. J’ai peur qu’il ne reparle plus jamais.

Elle montre du doigt les cassettes.

– Traduis-les pour moi.

– Tu es sûre de vouloir les écouter ? Ça peut être n’importe quoi, tu sais ?

– Je le veux. Je ne peux avoir confiance qu’en toi.

Tonton Jean hésite un instant, puis se décide :

– D’accord, mais pas tout, nous n’en aurons pas le temps. Je te traduirai une cassette, celle que tu veux.

Maman prend la dernière en date, la met dans le lecteur.

Tonton Jean appuie sur la touche de lecture, écoute attentivement.

– Il parle du soleil se reflétant dans l’eau des rizières. Nước ! L’eau. Cela signifie aussi pays, patrie. Cette nation est née des rizières, elle barbotte depuis des siècles dans la boue. Nắng trang trang, c’est bien cela. Trang trang. Une sensation inoubliable. Chaque plan d’eau est comme un immense miroir d’argent liquide. Le soleil s’y réverbère avec une violence insoutenable. On ne peut pas regarder nước de face. Il faut détourner la tête, plisser les paupières, entrevoir ses éclairs de biais. Le vocabulaire archaïque vietnamien fourmille d’onomatopées intraduisibles. Cette langue est trop musicale, sensuelle, charnelle. La langue de la poésie par excellence. Une espèce de rapport primitif au monde. Je le crois, le langage est en lui-même le rapport originel de l’homme à la nature, un rapport entre les humains à travers leurs rapports communs au monde, un monde qui ne comporte pas seulement de la matière, de la vie, mais aussi la mémoire ancestrale d’innombrables générations perdues. Bon, je reprends.

Tonton Jean rembobine la cassette, relance le lecteur.

L’orage, la brutalité des vents, les trombes ininterrompues d’eau, la fraîcheur mouillée de la pluie. Elle délivre de la chaleur oppressante de l’été, de la sueur collante des vêtements. Trong vắt, xanh thăm thẳm. La transparence de l’air, le bleu intense, profond, infini du ciel après la tempête. Il est encore plus bleu que le ciel de la Réunion. Là-bas, le soleil revient aussitôt après la pluie, ardent, violent. Les nuages filent à travers le ciel, poussés par les vents. Ils sont d’un blanc éclatant, ils volent très vite. Quand un nuage masque le soleil, on voit une ligne séparant l’ombre de la lumière courir à travers les rizières, les champs. Parfois, l’ombre court après la lumière. Parfois, c’est la lumière qui court après l’ombre. Ça dépend du vent. Mon Dieu, comment peut-il se souvenir de tout cela avec une telle acuité ?

Tonton Jean se cale dans le dos du fauteuil, ferme les yeux.

Oui, j’ai vécu tout cela. Les digues, il y en avait partout, ça partait dans tous les sens. On y chassait les grillons. Les cerfs-volants déployaient leurs ailes blanches dans le ciel bleu, parmi les nuages à la dérive. Les mélodies de leurs flûtes vibraient jusqu’à l’horizon. Ah, l’odeur des sauterelles grillées, la saveur des goyaves mûres ! Ha, ha ! L’oiseau chích chòe ! Il est petit comme un moineau. Il a une longue queue. Il se perche sur les roseaux. Il fait la roue et chante, comme pour se moquer du monde : chích chòe, chích chòe ! Quelle malicieuse petite bête ! Je la chassais à la sarbacane.

Maman écoute en silence, apaisée.

Je ne sais plus si j’entends les souvenirs de mon père ou la nostalgie de l’oncle Jean.

Jamais je n’ai écouté une langue étrangère avec tant de passion. A mesure que tonton Jean les explique, les mots de papa prennent corps en moi. Ils éclairent, ils résonnent, ils vibrent à travers ma chair. Je vois des couleurs jamais vues, j’entends des sons jamais entendus, je sens des odeurs jamais humées, des saveurs jamais goûtées. Je sens la douceur, la dureté, l’effervescence, la tendresse infinie d’une langue.

Je comprends maintenant pourquoi papa tenait tant à me faire articuler chacun de mes mots. Sa langue maternelle est monosyllabique. Chaque son est couleur, senteur, saveur, consistance, musique, image, sens. Chaque mot est désir, attente. D’un écho d’autrui.

Soudain, une idée intolérable me torture. Jusqu’à l’instant funeste où son cerveau s’est détraqué, papa ne m’a jamais parlé qu’en français. Mais inconsciemment sans doute il l’a toujours vécu comme une langue étrangère. Les bébés savent distinguer la langue maternelle de toutes les autres langues. Alors, ses mots d’amour, de tendresse… Jamais je ne supporterai de les perdre.

Je regarde la pile de cassettes. Maintenant, pour rien au monde, je ne les détruirais. J’apprendrai cette langue. Pas seulement comme un outil de savoir, de communication, un moyen de pouvoir ou de séduction. Mais comme une manière de devenir, de faire l’humain.

Le magnétophone s’est tu. Tonton Jean soupire, ferme les yeux.

– Les paroles d’une antique berceuse… Elle raconte la mère et l’enfant, le vent de l’automne sifflant à travers les veilles de la nuit. Je la connais. Ma mère me la chantait tous les soirs, au crépuscule. Une tristesse immémoriale, angoissante, désespérée, qui donne envie de pleurer, de s’endormir pour l’éternité.

Maman lui ressert du thé.

– Merci Jean, c’est le plus beau cadeau que tu m’aies fait. Je ne connaissais rien de son enfance, de sa jeunesse. Il rechignait à en parler. J’ai cru qu’il avait tout oublié. Le bonheur a si peu de mémoire. Repose-toi un instant. Un long voyage t’attend.

– Ne t’en fais pas. Le plus long des voyages est celui qui nous ramène au bercail. Celui-là, nous sommes sûrs de l’achever.

Tonton Jean se lève, va dans la chambre. Nous ne l’accompagnons pas. Il souhaite sans doute rester seul avec papa, lui tenir la main en silence une dernière fois.

*

Ce soir, papa est sorti de son long coma. Il a brusquement ouvert les yeux. Il n’a pas crié, il ne s’est pas plaint. Il est trop faible pour pouvoir souffrir. Longtemps, il a regardé l’Autel des ancêtres. Un vague sourire a effleuré ses lèvres. Sa voix assourdie est ferme, pleine.

– C’est pour bientôt, je crois.

J’ai frémi. Il a retrouvé ses esprits. La lucidité d’avant la mort, sans doute.

– Éteins la lampe, allume une bougie.

Maman a éteint la lampe. Elle a posé la bougie sur l’Autel des ancêtres.

– Oui, j’ai déjà vu un autel semblable, jadis. Dans cette lumière, je le reconnais. La nuit est la même partout sur terre. Ce sont nos lumières qui donnent des couleurs à la nuit. Comme cette orchidée est blanche, belle ! On dirait une femme en mal d’amour. On l’appelait mỏ vẹt, bec de perroquet. D’ordinaire inodore, elle exhale de temps en temps un étrange et suave parfum. Brûle un peu d’encens.

Maman l’a regardé, hébétée. Il n’y a jamais eu d’encens dans la maison. Papa a souri :

– C’est vrai, on n’en a jamais brûlé ici. Ce n’est pas grave. Ne soyez pas tristes. Je meurs content. Moi aussi, j’ai eu une mère, une enfance aimante. J’ai retrouvé la voix perdue. J’ai renoué le fil cassé de ma vie. Je rentre chez moi, au silence dont je suis né. Je ne vous laisse pas grand-chose, même pas une patrie si ce n’est le bonheur. Cette patrie en vaut bien d’autres. Protégez-la. Que jamais elle ne meure, que jamais elle ne disparaisse de ce monde.

Maman a sangloté. J’ai essuyé mes larmes. J’ai vu le regard de papa s’en aller. J’ai fermé ses paupières. Je l’ai embrassé. J’ai laissé maman seule avec lui.

 

La lumière du salon me blesse les yeux. Je la réduis. L’immense bibliothèque de papa recule dans l’ombre. Ici, jadis, j’ai découvert les premiers frissons de la lecture, l’enchantement des contes, des légendes, la première promesse des paroles, le premier serment des mots. Des moments éperdus. De rires, de larmes, d’angoisse aussi. Un bloc sombre, massif, effrayant. Pourquoi lisait-il tant ? Que lisait-il ces dernières années ? J’augmente la lumière. Sur deux pans de la bibliothèque, je vois des livres que je n’ai jamais remarqués. Je m’approche. La Bible, le Coran, le Talmud, les religions de l’Inde, de Chine et d’ailleurs. Les mythologies d’innombrables pays. Le reste est rempli d’œuvres de Marx, de Sartre, de philosophes célèbres, inconnus, classiques, modernes, voire post-modernistes. Il ne nous a jamais parlé de ces lectures. Il a gardé cette partie de son existence pour lui. Elle ne nous intéressait d’ailleurs pas. Elle ne servait à rien. Nous avions d’autres chats à fouetter. Nous étions, nous sommes de ce monde. Nous tentons d’en être, d’y rester, ne serait-ce que dans la mesure du possible. Lui, il disait : Impossible n’est pas humain. Je m’en moquais. J’ai toujours appris à être raisonnable, à ne désirer que le possible. J’avais peut-être tort. Je prends au hasard un livre délabré. Je l’ouvre. La page est chargée de petits signes. Des croix, des points d’exclamation, des commentaires ironiques… En bas, dans les notes, une phrase soulignée au feutre rouge, transparent :

là où manquent les idées

se présente à point un mot.

Pourquoi a-t-il souligné cette phrase ? Pourquoi a-t-il remarqué Goethe dans le Capital ? Je vais à l’étagère où s’alignent les œuvres de Goethe. Je sors le livre, je le feuillette.  Il y a bien des croix, des points d’exclamation, des notes, des phrases soulignées. Celle-là ne l’est pas. Il ne l’a sans doute remarquée qu’en lisant Marx. Qu’a-t-il bien pu penser quand il l’a soulignée ? Je trouverai peut-être un indice dans les écrits qu’il a laissés.

Sur son bureau trône un livre somptueusement relié. Papa l’a commandé à un artisan amoureux de beaux livres. Il voulait y inscrire de sa plus belle écriture les plus beaux souvenirs de sa vie. J’hésite. Il est mort. J’ai le droit de le lire. Je l’ouvre. Histoire de ma vie. Je tourne les pages. Elles sont toutes blanches. Je me rappelle les confettis qu’il jetait dans les toilettes. Je referme le livre en tremblant. Une petite feuille s’en détache, tombe par terre. Elle est tachée d’encre. Je la ramasse.

Je voudrais que mon corps soit incinéré, qu’on jette mes cendres dans les chiottes et qu’on tire la chasse d’eau.

Je frissonne. La surprise, l’amertume, la haine m’accablent. Pourquoi cette cruauté inutile, avant de mourir, vis-à-vis de maman, de moi ? J’entends maman se lever.

Il ne faut pas qu’elle voie ce papier.

Je le fourre dans ma poche, je me précipite dans les toilettes, je le déchire en petits morceaux, je tire la chasse d’eau. Tout est parti d’un seul coup.

Longtemps, j’ai essuyé mes larmes, étouffé mes sanglots, tenté de reprendre le contrôle de ma respiration. Une idée enfin me console. Le message n’est pas daté. Il fut écrit il y a très longtemps dans un moment de dépression, de fureur, de désespoir, d’amours inexprimables. Mais il l’a dit, impossible n’est pas humain. Un jour, je dirais l’impossible, je dirais l’amour, la seule issue acceptable à cette vie. L’amour en toutes les langues humaines. Il est mort. Ce n’est certainement pas sa dernière pensée car il est mort content. De toute façon, cela n’a plus d’importance. Ce papier n’existe plus, n’a jamais existé. C’est fini. Il est retourné là d’où il est venu. Au silence.