Au-delà de la violence, liberté, dignité et générosité
À l’occasion de l’attribution du prix Prince Claus 2001 à Dương Thu Hương
Duong Thu Huong est née dans la guerre, en 1947. Elle a grandi dans la guerre. De ce monde elle a connu toutes les violences. Celles qui viennent de l’Ouest, par-delà les océans, de la France et des États-Unis. Celles qui viennent du Nord, par-delà les montagnes, de la Chine. Celles qui viennent de son propre pays : la violence ancestrale de la société féodale vietnamienne envers les femmes et les humbles, la violence totalitaire de l’appareil du Parti communiste qui gouverne le pays.
Elle n’a jamais écrit sur les violences qu’elle a subies. Elle n’en parle presque jamais, consacrant son énergie à dénoncer la violence subie par d’autres. Elle m’en a parlé pour la première fois lors de son séjour en France en 1994. Nous nous promenions sur les quais de la Seine. Il faisait beau et doux. Du Pont de la Tournelle, nous regardions le soleil s’éparpiller au fil de l’eau. Je lui dis : Raconte tes propres luttes, notamment en prison, c’est important qu’on s’en souvienne. Un jour, je les publierais.
Cela a commencé très tôt. Elle venait de terminer ses études dans un institut dispersé dans la campagne pour éviter les bombardements. Elle avait vingt ans quand elle a subi la pire des violences vis-à-vis d’une femme à cet âge : le mariage forcé, à coups de poing sur la figure, un pistolet pointé sur sa tempe.
Cela a continué avec la guerre, au dix-septième parallèle, l’endroit le plus bombardé du Vietnam. Sous les bombes américaines, elle découvrit l’arrogance et le mépris des cadres du Parti. En recevant la troupe artistique qu’elle dirigeait, le Secrétaire du Parti a ordonné avec morgue : Donnez-leur la ration de niveau trois[1]. Elle s’est dit : Il nous traite comme des animaux.
Ce fut là qu’elle reçut sa première leçon de courage auprès d’une pauvre paysanne chétive, noirâtre, illettrée, dont le mari avait été tué par un bombardement et qui élevait seule ses enfants en ramassant des fagots dans la forêt. Surprenant le mari de Duong Thu Huong en train de la battre, la paysanne chétive le chassa, un couteau à la main. Et elle dit : Avec l’Homme, si tu l’apprécies, couche avec lui, sinon jette-le dehors à coups de pied.
Cela a continué après la guerre, sous une forme qu’elle ignorait encore. En entrant dans Saigon, ce n’était pas les richesses marchandes qu’elle remarqua, c’était la variété des livres qui traînaient dans les boutiques, sur les trottoirs. On y trouvait même des œuvres de Karl Marx alors qu’au pays de son enfance on ne pouvait lire que ce qui était autorisé par le Parti. Elle s’est dit : Ciel ! Jusqu’ici j’ai vécu comme une jument enfermée dans une écurie.
Elle se reprocha de s’être soumise à un mariage forcé, d’avoir été lâche. Elle osa divorcer, défiant son père et la morale confucéenne de sa société. Cette révolte la libéra de la peur, lui ouvrit la porte à toutes les révoltes contre toutes les formes d’oppression et de soumission.
Depuis, elle n’a jamais cessé de lutter pour la liberté, la dignité des humains. Par la parole, par l’écrit, par son existence quotidienne de femme osant vivre au grand jour tous ses droits face à un pouvoir totalitaire.
Elle n’avait pas l’ambition d’écrire. Elle préférait l’action. Elle écrivait quand elle ne pouvait plus agir autrement. Alors, elle raconte la douleur d’être vietnamien en ces temps de misère, de guerre et d’oppression.
Je n'avais pas le désir de devenir écrivain. J'ai écrit à cause de la douleur. Douleur, c'est le mot exact. Mes romans sont des cris de douleur. Mon œuvre est inséparable de la société où j'ai vécu, du pays, le Vietnam, qui m'a forgée. Pendant la guerre, je réfléchissais, j'enregistrais les destins de mes compatriotes. Peu à peu, c'est devenu une obsession et, finalement, je ne pouvais faire autrement que de prendre la plume. Je partage le point de vue de Henri Miller que j'ai eu l'occasion de lire en traduction : "Écrire, c'est émettre des toxines". Ma lutte est partagée par beaucoup d'autres. Je lutte pour conquérir mes droits de citoyenne libre, ici même, dans mon propre pays. Écrire, c'est ma manière de me libérer, de me réaliser comme une femme libre. J'aurais pu partir aux États-Unis en 1980 grâce aux invitations de parents, mais je voulais rester au Vietnam. J'ai décidé de consacrer ma vie à écrire et à faire des films sur mon pays. S'ils décident de m'enfermer de nouveau, j'y suis prête.
Elle se qualifie de femme traditionnelle. De fait, elle chérit un certain nombre de valeurs de la culture traditionnelle du Vietnam, notamment tinh nghia. Tình signifie amour, toutes les amours humaines, l’amour conjugal, l’amitié, la fraternité… Nghia, c’est la fidélité à ces engagements, qui implique une responsabilité vis-à-vis de l’être aimé même au-delà de la mort.
Il nous reste sans doute à comprendre ce qui, dans cette culture traditionnelle, a permis de forger une femme de cette trempe en ce tournant historique où tout un peuple est violemment projeté du Moyen-Âge confucéen dans L’âge des extrêmes[2]. Car cette femme traditionnelle est aussi celle qui a osé défier des tabous essentiels de sa culture ainsi que le dévoiement de cette culture sous la férule du Parti. Avec Au-delà des illusions, elle fut la première à dénoncer la dictature de l’appareil du Parti sur l’art et la culture[3], à fustiger les intellectuels qui acceptaient de mentir pour obtenir un peu de nourriture, les honneurs ou le pouvoir. Avec Les paradis aveugles, elle fut la première à dénoncer la terreur de la Réforme Agraire qui permit à l’appareil du Parti d’asseoir son pouvoir en liquidant les communistes de la première heure et les patriotes de la résistance, en terrorisant toute la société. Avec Roman sans titre, elle fut la première à dénoncer le détournement de la lutte patriotique au profit d’un appareil dictatorial, corrompu, mafieux. Avec Myosotis et Terre des oublis[4], elle raconte la douleur de ceux qui n’auront vécu que pour souffrir, que ce soit sous la dictature communiste, celle de la tradition ou celle l’argent.
Son œuvre transpire de douleur. Elle n’est pourtant jamais désespérée : elle est de bout en bout imprégnée de générosité, soutenue par une inextinguible exigence de dignité. Mon père m’a appris ce principe de vie : on peut tout perdre sauf l’honneur. Parmi les valeurs qui concourent à créer l’honneur d’un être humain, il y a le respect de soi et la fidélité, deux éléments liés. C’est sans doute pourquoi cette œuvre est aimée, pas seulement au Vietnam, mais aussi à travers le monde.
Dans l’aube de ce siècle violent, chaotique, désemparé, j’aime entendre cette voix. Elle me murmure : nous n’avons qu’une vie, vivons librement, dignement, généreusement. Il en restera toujours quelque chose. Pour les humains à venir.
Phan Huy Duong
© Copyright Phan Huy Ðường, 2001
[1] La ration alimentaire réservée aux cadres du Parti. Les citations en italique de Duong Thu Huong dans ce texte proviennent soit de conversations avec elle, soit de textes dont j’ai la trace écrite (correspondance, autobiographie et textes politiques) dont certains ont été publiés en vietnamien ou en français et d’autres pas encore.
[2] L’Âge des extrêmes, Histoire du court XXe siècle, Eric J. Hobsbawm, éditions Complexe, 1999.
[3] Dans une œuvre romanesque. D’autres l’ont fait dans la lutte politique.
[4] Roman en cours de publication.