Cyclo
Film de Trần Anh Hùng
Lion d'Or Venise 1995
Sous-titrage original de Phan Huy Ðường
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inédit
Frères humains qui après nous vivez
François Villon
Cyclo ! Qu’est-ce qu’un cyclo ? Un homme. Qui vit de ses muscles, pédalant à longueur de jours et de nuits pour transporter les choses et les gens d’un coin à l’autre d’une ville. Il sort des limbes d’ancestrales rizières pour plonger dans la civilisation des villes, celle de l’argent sans odeur, la nôtre.
Cet homme n’a pas de nom, il existe si peu. Pourtant, c’en est un. Trân Anh Hùng nous le suggère dès les premières images. Un corps mince, noué, se tortillant dans le dédale hystérique de la circulation, le visage tendu, les yeux aux aguets. Brusquement, d’un mouvement ample, harmonieux, il survole la ville, et glisse comme une aile d’oiseau à travers l’espace. Il regarde... Quoi ? Son monde, le nôtre. La beauté du film est déjà là, annoncée d’un seul mouvement de caméra. Cette grâce aérienne, cette fragile beauté, nous ne la reverrons plus tout au long du film, sinon en filigrane comme une sourde exigence, l’exigence de la beauté impossible, l’exigence d’une existence humaine.
Cette exigence remonte loin dans les entrailles de la culture vietnamienne, à travers trois générations de ... cyclos. Des valeurs simples que les hommes d’antan ont créées, défendues, nourries de leurs existences, pour s’arracher de l’animalité. L’honnêteté, la probité, la confiance, l’amour des études, l’attachement à la terre, aux arbres, à la fraîcheur de l’eau, aux couleurs et aux odeurs de la vie, le souci de la vie humaine, l’humble solidarité de ceux qui ne possèdent rien, et l’espoir fragile, naïf, d’une place au soleil au milieu des hommes...
Ces valeurs ténues venues d’un autre monde, d’un autre âge, qui s’entêtent à survivre à travers les voix balbutiantes, les gestes quotidiens, le silence des regards, cet espoir insensé, nous les verrons se débattre dans le sombre et violent labyrinthe de la ville vietnamienne, de la vie moderne. Le Vietnam avait une âme. Cette âme survivra-t-elle à son immersion dans le monde contemporain, telle est la vraie interrogation de ce film. Quelque part sur terre, entre les profondeurs immémoriales de la culture traditionnelle et le monde civilisé, climatisé, policé, aseptisé des buildings, des bureaux, des boîtes de nuits à la mode, il existe un no man’s land, celui des cyclos, des loubards, des hommes de peine et de main, un monde à la dérive, une humanité de transition. Là, tout se règle au dollar ou au poignard. Là, entre tradition et modernité, se joue l’avenir d’une partie de l’humanité et, s’il est vrai que l’humanité est une, de notre humanité.
Notre homme vit de ses muscles. Il loue un cyclo. On le lui vole. Ce n’est pas sa faute. D’ailleurs il n’y avait pas de contrat de location. Cette responsabilité contractuelle sans contrat, ce droit dans un État de non-droit, sa probité le lui impose comme une évidence : il faut payer. Et c’est la descente vers les bas-fonds, la descente aux enfers, en compagnie de La Dent, une brute qui n’aime rien que cogner, du Couteau, un élégant assassin à l’arme blanche, et du Poète, un homme qui tue en silence, et souffre comme un enfant en saignant du nez, sous la houlette de la Patronne, femme belle, plantureuse, glacée, qui semble ne vivre que pour un enfant handicapé, fruit d’un amour d’adolescence en des temps de famine meurtrière.
Un sabotage détruisant 250.000 tonnes de riz, nourriture de base des Vietnamiens, et voilà notre homme pris au piège. Un incendie criminel, le voilà face à son destin. Il ne lui reste qu’un geste à franchir : tuer. Parallèlement, la Soeur est entraînée dans le même tourbillon dévastateur, livrant son corps aux dollars des obsédés. Pendant que la petite soeur cire les chaussures pour arrondir les fins de journées et que le grand-père s’accroche à l’honnêteté du petit peuple, à la dignité de l’autel des ancêtres.
Je ne raconterai pas le détail de cette histoire, ce serait faire injure au film. Trân Anh Hùng ne se contente pas de raconter une histoire bien ficelée avec de belles images. Il montre des hommes et des femmes se cabrant sous ce qui ressemble fort à un destin. Et puisqu’il arrive à nous les suggérer – vivant, aimant, souffrant, se souvenant, et aspirant à un avenir autre – ce destin cesse d’être un destin pour devenir une interrogation. La nôtre.
Il y a de grands moments de cinéma dans ce film, des moments où tout semble gratuit et où rien n’est de trop. Je n’en citerai que deux. D’abord, cet instant où le vieux père du Poète-truand le fouette quand il a voulu donner de l’argent à sa mère. Tout est dit en quelques images magnifiques, un monde qui refuse de mourir face à un monde qui s’impose, implacable, dans le silence obscur de l’argent. Le vieil homme est là, la mine ravagée, douloureuse, sans voix. Pour dire son âme, il ne lui reste plus que le bâton. Ce n’est plus la violence des bêtes, comme on en voit trop souvent sur nos écrans, c’est la violence d’un homme qui refuse de redevenir une bête. Et puis, cette scène d’une atroce beauté où la Berceuse chante une antique mélopée vietnamienne en serrant tendrement la tête de sa victime dans ses mains et en plongeant son regard dans l’oeil affolé de l’homme qui va mourir. Insupportable beauté du crime. La parole a cessé d’être ce qu’elle avait toujours été : une relation humaine. C’est de l’art qui se conteste comme Art pour recréer l’art, car il n’y a pas d’art sans désir nostalgique d’humanité.
Ce monde qui écrase, ce monde de l’amour et de la parole impossibles, où nous mènera-t-il ? Trân Anh Hùng ne le dit pas, ce n’est pas son propos. Mais ce qu’il nous montre est déjà précieux : malgré tout, ce monde-là est amour. Y en a-t-il d’autres qui aussi le soient ? Je ne sais pas. Mais ce monde-là, authentiquement, l’est : il a des racines et il aspire à un avenir pour tous. A-t-il un avenir ? L’art lui-même a-t-il un avenir ? Notamment l’art du cinéma ? À voir ce film, je suis tenté de dire : oui.
Trân Dao
10-08-95
© Copyright Phan Huy Ðường, 1995
Ce texte a été publié dans Diễn Ðàn n°45, 1995/10/01
sous le titre Xích lô đi giữa hai thế giới
Traduit du français par H.T.