"J'ai en moi deux cultures : ma culture française est intellectuelle, ma culture vietnamienne est beaucoup plus profonde, c'est le terreau de ma personnalité sur lequel a grandit une plante qui est française"
Kim Lefèvre
Ecrivain et traductrice, auteur de Métisse blanche
Ecrivain et ethnologue, auteur de De sang mêlé
Traductrice et critique littéraire
Ecrivain, philosophe et traducteur
Cécile Caille,
Julie Caulet
Elisabeth Sauvage,
Soline Barbier
Dominique Prêt
Julien Robillard
Claude Deyts
Dominique Rolland, pouvez-vous, en introduction, nous présenter la notion de métissage ?
Dominique Rolland :
Bon, eh bien, c’est à moi que reviennent l’honneur et le plaisir d’ouvrir cette réunion, peut-être parce que je que je suis ethnologue et historienne, et c’est un peu dans cette voie-là que je vais essayer de parler, avec ce background un peu universitaire. Je vais essayer d’expliquer à travers mon parcours ce que c’est que cette notion de métissage.
Contrairement à d’autres personnes qui sont là, à mes autres collègues et amis, mon métissage est un métissage ancien, un métissage presque invisible, presque inaudible, puisque c’est mon arrière-grand-mère qui était vietnamienne ; vous voyez que cela ne date pas d’hier alors que mes collègues sont de vrais Franco-Vietnamiens – moi, je suis peut-être une fausse – mais justement c’est de cette fausseté que vient ma réflexion. Disons donc que mon arrière-grand-mère était vietnamienne, je l’ai un peu connue, très peu aperçue ; c’était une personne pour moi un peu étrange, quand j’étais petite, parce qu’elle était habillée en vietnamienne, elle ne parlait pas français ; mais c’était une distinction, disons. Quand je regarde les photos de mon arrière-grand-mère, c’est une dame avec un bandeau, habillée en vietnamienne ; elle pose comme ça, très hiératique, sur une photo ; c’est une drôle d’arrière-grand-mère ; mais quand j’ai dit ça à une amie, elle m’a dit : « Mais tu sais, une arrière-grand-mère c’est toujours bizarre quand on voit les photos » ; parce que pour ceux qui sont tout à fait français, je suppose que c’est votre cas, elles sont habillées en noir avec des coiffes et des airs sévères. Elles ne nous ressemblent pas du tout non plus. Donc une arrière-grand-mère, ça ne ressemble jamais complètement à soi.
Et donc, cette arrière grand-mère, elle avait un fils qui était mon grand-père et mon grand-père, je l’ai en revanche beaucoup connu parce que j’ai été élevée avec lui en grande partie. Et c’était un type un peu bizarre. Enfin, sa bizarrerie, quand j’avais cinq ou six ans, je ne la voyais pas beaucoup. Mais un jour, j’étais à l’école, j’avais cinq ans, six ans et il y a une petite fille qui dans la cour de l’école m’a dit : « C’est qui le Chinois qui vient te chercher à la sortie de l’école ? » Et je n’ai pas compris la question parce que je n’avais jamais vu qu’il était différent des autres. Pour moi, c’était juste mon grand-père. Pour moi, tout d’un coup, cette question-là m’est revenue que c’était quelqu’un de différent, de distinct des autres personnes. Et comme c’était quelqu’un de très silencieux, qui ne parlait pas beaucoup, - il ne parlait pas du tout de lui, comme vous allez l’entendre tout à l’heure -, son silence m’a beaucoup beaucoup interpellée quand je suis devenue adulte, parce que je ne comprenais pas ce qu’il y avait derrière. Je comprenais confusément qu’il y avait une histoire difficile. Je savais par exemple que son fils avait été tué – son fils, quarteron, avait été tué par les Japonais.
Ça, c’est une histoire compliquée parce que je ne savais pas très bien ce que venaient faire les Japonais dans cette histoire. Il y avait déjà les Vietnamiens et les Français. C’était déjà assez compliqué pour moi. Tour d’un coup arrivent les Japonais. Je savais qu’il y avait la guerre. Enfin, je voyais bien que dans cette histoire de métissage se jouait toute une histoire qui était l’histoire des relations entre la France et le Vietnam, qui était aussi l’histoire des relations entre la France et ses anciennes colonies. Le fait d’appartenir à ces deux communautés – d’une part la communauté française et d’autre part la communauté vietnamienne - était en plein cœur de l’histoire, était à la fois presque une contradiction de l’histoire et était aussi révélateur d’une contradiction – j’ai compris ça un peu plus âgée, adulte. Donc j’ai fait des études d’ethnologie, sans doute pas par hasard, parce qu’il y avait sans doute une recherche d’essayer de comprendre ce que c’était que le fait colonial et d’essayer de comprendre ce que c’était que l’autre partie de moi-même, la partie vietnamienne, qui était donc cachée, masquée et assez méconnue, finalement, et d’une certaine façon, la réhabiliter.
Je comprenais aussi confusément et de manière plus précise en grandissant que quand on était métis on était essentiellement issu de deux cultures qui n'étaient pas à parts égales. Qu’il y avait une culture dominante et une culture dominée et que c’était là que se jouait un des éléments essentiels de l’identité métisse. Parce que Caroline me demandait si je pouvais définir le mot métis.
Je ne peux pas le définir. Je peux regarder dans un dictionnaire. Je regarde dans le Robert ; il y a écrit – je ne sais plus les termes exacts - mais il est dit que c’est un individu qui est issu de deux races. On emploie le terme race. Et le mot lui-même vient du portugais métis qui était utilisé pendant la période coloniale. Donc une chose essentielle est que le métissage est une chose coloniale parce que c’est lié à la rencontre des colonisateurs européens avec des peuples autochtones. Et j’ai commencé à m’interroger un peu sur ces questions.
Autre chose aussi m’a interpellée très très fortement, c’était beaucoup plus tardivement, dans les années 90, vous vous en souvenez peut-être, vous étiez assez grands pour cela, le terme métis était déjà très présent. On parlait de musique métisse, de fringues métisses, de vêtements métis, de cuisine métisse, et ça m’agaçait terriblement parce que moi j’ai été très très proche de mon grand-père et je savais très bien qu’en Indochine, métis, c’était une insulte. Et tout d’un coup, je ne comprenais pas pourquoi en l’espace de moins d’un siècle c’était devenu un truc tellement super, tellement chouette d’être métis. Et donc c’est avec ces deux pôles que je suis allée à la recherche de ce qui s’était passé vraiment, de ce qui s’était passé dans une société coloniale, de ce qu’était la place du métis dans cette société, et de ce que ça devenait chez nous, pourquoi c’était devenu autre chose, pourquoi la réalité douloureuse, difficile avait été gommée au profit de quelque chose qui était un peu paillettes, un peu comme ça.
Donc j’ai écrit ce livre pour ça, pour essayer de tenir ces deux bouts et de voir entre, grosso modo, la naissance de mon grand père, 1894, en Indochine, et les années 2000, qu’est-ce qui s’était passé. Et pour faire ce cheminement-là aussi qui était à la fois un parcours personnel et un parcours de recherche historique – si vous voulez, je suis allée de l’un à l’autre, entre d’une part des références de biographie familiale et d’autre part un travail d’archives, d’histoire, d’anthropologie sur ce qu’a été le métissage en Indochine -, pour ce faire, j’ai voulu aller au Vietnam, aller sur place et donc j’ai pris un poste, j’ai été détachée de mon poste d’universitaire à l’ambassade de France à Ho-Chi-Minh comme attachée de coopération parce que je voulais être sur place.
C’était aussi une façon de rencontrer le Vietnam. Un Vietnam qui avait changé, un Vietnam contemporain, moderne, qui était en train de changer, qui change toujours et aussi pour comprendre ce que ça avait été du côté vietnamien, ce que c’était du côté vietnamien, cette notion de métissage, au-delà du métissage purement biologique, ce que ça avait créé dans la société vietnamienne, cette rencontre qui était une rencontre historique entre la France et le Vietnam.
Le livre est né un petit peu de tout ça ; il travaille toute cette matière, à la fois ce que c’est qu’appartenir à une double identité culturelle dans le monde contemporain. Ces doubles identités culturelles sont majoritairement issues des ex-colonies françaises. Les interrogations que j’avais sur mon grand-père, sur son identité, sur la façon dont son identité s’était construite, elles se retrouvaient d’une certaine manière, d’une autre manière, mais en parallèle dans des crises identitaires que connaissaient des gens en France dans le monde tout à fait contemporain et tout à fait jeune. Voilà.
C’est l’histoire de ce livre, de comment ce livre s’est construit, et très récemment, donc, il a été adapté à la scène par un metteur en scène qui s’appelle Jean-Claude Penchenat, à la Cartoucherie de Vincennes, cet automne dernier. Peut-être, pour que ce soit plus clair – je jouais moi-même dans le spectacle – pour vous, j’ai condensé l’essentiel de mes interventions ; bien sûr, vous allez manquer des passages parce que nous étions quatre sur scène, donc il ne reste que moi face à vous, donc je vais vous faire un extrait du spectacle. Il commence comme ça :
C’est drôle ! C’est drôle, je ne me souviens pas d’avoir vu la ville d’en haut quand l’avion amorçait sa descente. Toute la nuit, une petite lumière avait clignoté sur l’aile et puis quelque chose dans le ciel avait pâli, le noir virant à l’indigo, l’indigo au violacé, le violacé au rose pivoine, et puis on descend sur l’aéroport de Noi-Bai, Hanoi. Hanoi, Tonkin. C’est comme ça qu’elle commence, l’histoire.
A l’école communale, quand on écrit : lieu de naissance de la mère : Hanoi, entre parenthèses : Tonkin. A l’époque, Hanoi, je l’écrivais à la française, en un seul mot. Je ne savais pas qu’il y avait une autre façon de l’écrire, plus âpre, en deux mots, l’accent grave sur le a, l’accent circonflexe sur le o, et puis… un point en dessous, comme un coup frappé. Hà-nôi ! Mais à l’école communale, on ne sait rien de tout ça. Juste qu’il faut mettre Tonkin entre parenthèses parce que c’est la province. Mais c’est la province de quoi ? Une province comme l’Alsace ? comme la Bretagne, le Languedoc ?
Sur le mur de la salle de classe, il y a une carte de France, massive, hexagonale. Le Tonkin n’y est pas. Il figure sur une autre carte. On lui tourne le dos. L’empire colonial français s’étend sur le mur du fond. C’est la fin de l’année, la fin du programme et aussi la fin de cet empire-là parce que le Tonkin, c’est un pays où il y avait la guerre. Et quelle guerre !
L’avion descend sur la ville. On distingue déjà les rizières. Je reviens au Tonkin. Je dis toujours que je reviens. Quelqu’un, un jour, avait relevé le lapsus, s’étonnant, quand je parlais de ce pays, où je n’avais jamais été, où je n’avais jamais vécu, que j’utilise ce verbe : revenir ! Pourtant ce n’est pas un lapsus, parce que revenir c’est comme revenir sur ses pas.
On met beaucoup de temps à comprendre, toute une vie parfois, parce qu’on pense que ce sang s’est dilué dans le sang des autres et que l’histoire qui nous a produit, l’histoire coloniale, c’est de l’histoire ancienne.
Et un jour, on prend un billet d’avion.
Il y a quelque temps, j’ai retrouvé la carte d’identité de mon grand-père, celle qui date de 1935. Il y a écrit : Charles Eugène Harter, né à Dap Câu, province de Bac Ninh, Tonkin, 1894, fils de Charles Eugène Harter, inspecteur des chemins de fer et de Nguyen Thi Nghiem, son épouse. Fils légitime, carte d’identité française, donc. Et pourtant. Et pourtant, à la troisième ligne, sous la mention Signe particulier : Néant, cette autre mention très étrange : teint bistre. Teint bistre. Bistre… Bistre… Ce n’est déjà pas un adjectif si fréquent. Moi je ne le connais que quand on parle des paupières. On dit : paupières bistres. Et encore ! Seulement quand on parle des femmes dans les tableaux du Moyen Âge ou bien des anges très fatigués. Bistre…
C’est quoi comme couleur, d’ailleurs, bistre ? C’est un peu mauve, un peu vert, un peu gris. C’est comme les vélibs. C’est la seule chose qui ait cette couleur-là. Teint bistre ! Et teint ? Teint. Est-ce que c’est une façon déguisée de dire la couleur de la race, la couleur de la peau ? Je ne crois pas parce que quand on parle du teint, ce n’est pas pour parler de ceux que l’on appelle des gens de couleur mais plutôt pour parler de ceux qui ont une couleur mais pas vraiment de couleur non plus. On dit teint basané, teint olivâtre. Être teinté, c’est n’être pas tout à fait blanc. Mais blanc quand même un peu. Blanc quand même pas mal. Plus blanc qu’autre chose.
Mon grand-père il était métis. Mais il préférait dire eurasien parce que métis, à son époque, c’était une insulte. On disait : sale métis ! Sale race de métis !
Ça peut surprendre, aujourd’hui, parce qu’on a oublié l’origine coloniale du mot. Le métissage est à la mode. On pense que c’est un atout, un avantage, un plus dans l’identité, que deux identités ça s’additionne. Mais c’est pas comme ça. Être métis, c’est pas avoir deux identités distinctes, c’est être à la fois l’un et l’autre, avoir toujours une part de soi en l’autre, être à la fois dominant, dominé, colonisateur, colonisé, possédant, dépossédé. C’est pour ça que c’est pas si facile. Pas si facile d’être métis.
Le ciel est par-dessus le toit,
Si bleu, si calme,
Mon grand-père me récitait très souvent ces vers de Verlaine, quand par ma fenêtre un palmier se découpait sur un ciel très bleu de Côte d’Azur. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris que cet arbre, ce bout de ciel, c’était la seule chose qu’un prisonnier voyait à travers les barreaux de sa cellule.
Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Ces vers sont comme une épure. Ils auraient pu être non pas de Verlaine mais d’un poète vietnamien. Ils auraient pu être composés là-bas, dans ce bagne de Poulo Condor. Poulo Condor, c’est un archipel d’îles lumineuses sous le soleil. Et puis il y a un bagne. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’un tas de murs effondrés. Et une tombe. Une seule tombe au milieu de la foule anonyme. La tombe de Nguyên An Ninh. Nguyen qui se réclamait et de l’Annam et de la France, et qui disait : l’oppression vient de France, mais l’esprit de libération aussi. Des prisons, ce type, il en a connu beaucoup, peut-être à cause de ça. Mais Poulo-Condor, ce fut la dernière.
Ma mère se souvient d’un homme que mon grand-père avait embauché comme précepteur. Un homme maigre et silencieux. Comment elle avait su qu’il revenait de Poulo-Condor ? Je ne sais pas. Il était tuberculeux comme beaucoup de ceux qui arrivaient de là-bas. Il devait être instituteur ou professeur et radié de l’Éducation Nationale parce que condamné. Mais comment ? Comment mon grand-père pouvait-il le connaître ? Qui était-il pour lui, cet homme ? Un ami, un collègue ? Un parent ?
Quand je pense à ça, je me dis que quand on était métis en Indochine, on était au courant de beaucoup de choses, forcément. De beaucoup de choses qu’il valait peut-être mieux ne pas savoir si on voulait vivre tranquille, dormir tranquille, travailler tranquille. Alors, quand on était métis, on se taisait beaucoup.
Mon grand-père ne racontait jamais de choses très personnelles. Il ne citait pas d’anecdotes, il ne parlait pas de son père ni de sa mère. Une fois seulement, il m’a désigné, je me souviens, sur l’écran de la télévision, le visage rond d’un général vietnamien et il m’a dit : « Tu vois, celui-là, il était toujours premier en mathématiques. » C’était le général Giap, qui avait été son élève au lycée … ? à Huê. Et une autre fois aussi, c’est très étrange, il m’avait dit : « Tu vois, Minh, ça veut dire lumière. Je ne sais pas pourquoi il disait ça, mais peut-être parce que, à cette même époque, il y avait des gens qui faisaient rimer Viet-Minh avec vermine. Ils disaient : Viet-minh, la vermine. Viet-minh, la vermine… Il ne m’a rien dit de plus. Pas grand-chose de plus.
Les gens disaient : « Sur lui, les choses glissent et rien ne peut l’atteindre. On ne peut pas le détourner de sa route, de ses pensées. Il est impénétrable. » C’est ça que les gens disaient de lui, avant qu’il soit mort, quand ils en parlaient. Et moi, à l’époque, quand j’avais sept ans, huit ans, dix ans, je ne pensais pas qu’il était impénétrable, ni même chinois. C’était un adulte comme les autres adultes. C’était mon grand-père. Mais maintenant, avec la distance des années qui ont passé, cette étrangeté me paraît très très évidente. Peut-être à cause de cette façon asiatique de ne pas avoir l’air emballé ?, toujours un peu distant, mais ce n’était pas de l’indifférence. Non, c’était juste du silence. Du silence. J’ai compris qu’une identité métisse, ça commence parce qu’elle est tue. Je me suis dit… Je me suis dit : les gens sont comme des pierres. Il y a quelque chose d’immuable en eux. Les gens sont des fossiles. Et je me souviens de cette petite comptine qui disait :
…
Cette petite comptine que tous les gens qui ont vécu cette période de la colonisation en Indochine connaissent parce que toutes les femmes vietnamiennes la chantaient aux petits enfants pour les endormir ou pour les faire rester tranquilles, aux petits enfants des Blancs, aux petits enfants des Vietnamiens, aux petits enfants des Annamites, aussi. … Je pensais : Oui. Oui, les gens sont comme des pierres, il y a quelque chose d’immuable en eux. Les gens sont des fossiles.
(Dominique Rolland chante la comptine).
(Applaudissements)
C’est un résumé qui peut-être dit beaucoup de choses sur lesquelles on peut discuter mais dit l’essentiel de ce qui est en jeu dans la construction de l’identité métisse, dans cette construction qui s’est faite dans une situation coloniale. Il est dit aussi à un autre moment du spectacle, où je parle de ça, que les métis étaient très mal vus, quand je disais : Sale métis, race de métis. Ils étaient mal vus parce qu’on disait d’eux qu’ils héritaient de toutes les tares. Vous vous rendez compte ? Du côté vietnamien et du côté annamite. On avait hérité de tout ça. C’est quand même beaucoup pour une même personne. Et du côté annamite, on vous appelait : tête de poulet, cul de canard. Ce n’était pas mieux non plus. C’étaient des gens qui étaient soupçonnés de toutes les traîtrises. C’est important, cette notion-là, parce qu’ils étaient toujours soupçonnés d’être traîtres. Et au fond, ce qui est important, c’est ça. C’est que quand on était métis, comment pouvait-il en être autrement ? Si on était fidèle à une part de soi-même, on était nécessairement traître à l’autre. Donc, c’est une condition irréconciliable. Je pense que Kim (Kim Lefèvre) va en parler parce qu’elle en a parlé dans son ouvrage.
On va d’abord laisser la parole à Phan Huy Duong, qui a une autre approche, plus artistique, qui est moins dans le domaine du témoignage.
Dominique Rolland.
C’est vrai.
Phan Huy Duong.
… il me semble que ça m’aidera à traîner encore quelques années sur cette bonne terre et à savourer encore Bordeaux. (rires)
Donc mon parcours n’a rien d’extraordinaire. Au départ, je ne me destinais pas à la littérature ; de profession, je suis informaticien et je vis de ce métier; Donc c’est un peu par hasard que je me retrouve ici mais le hasard n’est souvent pas le hasard. Parce que essentiellement, un homme ne se définit pas par son métier. Nous le croyons, mais le métier nous sert dans la majorité des cas, - bien sûr, ce n’est pas vrai pour tout le monde, - il nous sert à gagner notre vie, mais il n’est pas sûr du tout qu’il permette, notamment dans le métier d’informaticien, de lui donner un sens. Donc, en-dehors du fait de gratter des programmes, qui, heureusement maintenant se plantent moins, on vit surtout dans son époque.
Et mon époque, c’était une époque de guerre. C’était la guerre du Vietnam, et quand on est jeune, quand on est étudiant à l’époque, eh bien les études ne comptent pas beaucoup. C’est la place qu’on veut tenir dans le monde qui se fait qui comptait. Bref, j’étais très mauvais étudiant. Je séchais la majorité des cours et j’étudiais juste assez pour passer l’examen. Le reste du temps, on collait des affiches, on organisait des meetings, on faisait des manifs et on se faisait plus ou moins tabasser.
Alors, à partir de là, pourquoi est-ce que je suis venu à la littérature ? C’est assez simple ; une fois la guerre terminée, on commence à entrer dans une vie plus normale. Donc on commence à travailler, à vouloir fonder une famille - ben oui, ça arrive aussi même en temps de guerre, on tombe amoureux -, donc à se positionner dans la vie et dans une certaine société. Pour moi, mon séjour en France a été toujours, dans mon esprit, jusque là, temporaire. Donc je suis revenu deux fois au pays après la guerre dans des moments extrêmement difficiles et j’ai compris que le régime qui s’installait n’avait pas de place pour moi. Je le sentais dans la poisseur de l’air, dans la peur des gens et dans la méfiance vis-à-vis du Vietnamien de l’étranger. Et pourtant j’étais dans le même camp, bien sûr, pendant la guerre.
Alors se pose un problème très clair : qu’est-ce que je fous, puisque je n’ai plus d’endroit où revenir, je ne sais plus quoi foutre de ma vie ? Et quel est le sens de cette vie ? Je ne peux pas trouver ce sens, ni au Vietnam ni en France, c’est clair !
Par conséquent, j’étais dans une sale impasse intellectuelle et morale et comme j’étais parfaitement incapable d’y voir clair, j’ai commencé à écrire. Et c’est le premier texte de ma vie : la longue nouvelle qui s’appelle Un amour métèque. C’était une manière de cracher tout ça sur le papier pour s’en débarrasser. Et effectivement, une fois qu’on a craché sur le papier, ça vous tourne moins dans la tête. Mais ça ne résout rien.
Quelques années plus tard, j’ai eu l’occasion de lire une très belle nouvelle de Nguyen Huy Thiep, Un général part à la retraite, et je me suis dit : Voilà la littérature, la vraie. Ça n’existait pas en temps de guerre. Il y avait quelques bons bouquins. Il y avait aussi de très beaux poèmes, très peu, et surtout de la littérature de propagande. Et ça, évidemment, ça ne m’accrochait pas. Mais quand j’ai lu cette nouvelle-là, c’est la littérature, c’est très beau et c’est très douloureux et ça parle de la vie réelle des gens dans le pays. Alors je me suis dit : Il faut que je fasse quelque chose.
Et c’est à ce moment-là que j’ai décidé d’écrire en vietnamien. Avant, je n’avais aucune raison d’écrire en vietnamien, vivant en France. Donc j’ai commencé à apprendre à écrire en vietnamien. Il se trouve que bien sûr j’écris pour soutenir cette nouvelle vague – vaguelette – d’écrivains qui pointait vers la fin des années quatre-vingt, pour les soutenir, expliquer : voilà, c’est ça la littérature et non pas ce que nous avions avant. Parce que, bien sûr, toutes ces bonnes gens-là, on leur tombait à bras raccourcis dessus – c’est pas comme aujourd’hui – mais à l’époque, on leur tapait dessus.
Alors j’ai pris ma plume et, heureusement, ce que j’écrivais intéressait des gens. En même temps, je me suis dit : Il faudrait aussi que les Français sachent que ça existe. Donc j’ai commencé à traduire, à écrire des textes de présentation dans la presse pour présenter tout cela en France et j’ai commencé à traduire un roman. Coup de pot, dès le premier jet, il a été édité : c’est un bref roman de Pham Thi Hoai, La messagère de cristal, et ça a eu du succès tout de suite.
Donc, à partir de là, je me suis dit : OK. Il y a quelque chose à faire aussi en France. Mais ça ne sert à rien de traduire un, deux livres et de les publier éparpillés ici ou là. Il faudrait pouvoir créer une collection de littérature vietnamienne pour que les Français qui veulent connaître cette littérature se disent : Tiens, ça existe ici. Donc j’ai commencé avec Picquier à la créer. Et finalement, ça a existé et j’ai traduit à peu près une soixantaine d’œuvres d’une cinquantaine d’écrivains, plus ou moins longues. Kim Lefèvre a aussi traduit pour moi. Dans la collection, il y a aussi un livre traduit par Doan Cam Thi. J’ai aussi formé un traducteur et une traductrice, plus jeunes, parce que je ne vais pas durer éternellement. Au total, c’est comme ça que je suis venu à la littérature.
Maintenant, concernant le problème du métissage culturel, si problème il y a pour moi, il se pose de manière totalement différente de la manière dont on le pose souvent en littérature : est-ce qu’on est vietnamien, est-ce qu’on est français, plus ou moins et comment on s’identifie à l’un, à l’autre. Je n’ai pas ce genre de problème. Et il y a sans doute une raison : parvenu à l’âge de raison, c’est-à-dire commençant à étudier à l’université, j’ai vécu à la Cité Internationale de Paris. Sur ce bout de terre, il y a une quarantaine de maisons de plus de quarante pays du monde. Chaque fois qu’on va au restau-U parce qu’il y en a un, ça parle toutes les langues, partout, et comme on est jeune, on se lie d’amitié. Et tout le monde parle français aussi. Donc la conscience de soi qu’on a ne se distingue pas comme un conflit majeur avec l’autre, dans des relations de domination ou de soumission. Et c’est au moment où on devient adulte, c’est-à-dire quand on commence à penser par soi-même, que ce genre de problème se pose. Mais comme j’ai grandi dans ce milieu-là, je n’en ai aucun.
Par contre, si on pose le problème de l’identité, qui est essentiellement un rapport de soi à soi – et ce rapport-là ne se pose qu’à travers son rapport avec autrui, sous le regard d’autrui et dans l’action avec ou contre autrui - , alors ce problème-là existe pour tout le monde. Et pour moi, il existe à la fois sur le plan culturel vietnamien, à la fois sur le plan culturel français, parce que je pense à travers les deux langues, et l’homme pense toujours à travers une langue, on ne peut pas penser en dehors d’une langue - la conscience humaine, en fait, c’est un cimetière de mots -, eh bien, les deux langues ne véhiculent pas les mêmes valeurs, la même sensualité, le même rapport au monde mais elles sont vivantes toutes les deux en vous. Donc la seule manière, à mon avis, de faire c’est comme on fait aussi dans les sciences ; dans les sciences, lorsque vous avez deux théories qui sont toutes les deux bonnes mais qui ne collent pas ensemble, il faut inventer une théorie qui les coiffe toutes les deux, c’est-à-dire qui maintient et explique ce qui est bon dans les deux grâce à un point de vue plus général. Ce point de vue plus général, je ne pourrai pas en parler aujourd’hui, mon temps est terminé. On pourra en discuter autant que vous voudrez mais je pense qu’il est possible à condition qu’on aime toutes les cultures qu’on connaît.
Caroline Vion.
Merci.
(Applaudissements)
Kim Lefevre, vous aussi, vous avez traduit de nombreux ouvrages, vous êtes vietnamienne et on aimerait que vous vous présentiez, que vous nous racontiez votre histoire et qu’en même temps vous nous apportiez un éclairage sur la notion de métissage, notamment avec l’ouvrage que vous avez écrit il y a quelques années, Métisse blanche.
Bonjour. Mon cas à moi, ça pourrait être le sujet d’étude de Dominique Rolland. La personne qui vient de me présenter dit que je suis vietnamienne. Or, je le suis aussi, elle n’a pas tort mais longtemps je n’ai pas été considérée comme telle.
En fait, pour dure les choses comme elles sont, je suis eurasienne, métisse. Je suis métisse, c’est important, à un moment où c’était encore la colonisation française et je suis née d’une mère tonkinoise, qui est une femme de la campagne mais qui n’est pas une paysanne, et dont rien dans la vie ne laisse prévoir qu’elle va rencontrer un Français. Et, quand sa mère est morte, elle avait vingt ans et, dans son chagrin, son père l’a envoyée chez une cousine à lui qui habitait une ville, Tuyen-Quang. Tuyen-Quang, c’est au nord de Hanoi. Et c’est là qu’elle a rencontré mon père. En fait personne ne m’a raconté cette histoire mais je pense que c’est vrai, et je le sais, comme on sait des choses qu’on n’a pas vécues.
Et je suis née sans acte de naissance et de père inconnu. C’est d’ailleurs le cas de plusieurs métis, de la majorité des métis en Indochine. Et ma mère est d’un milieu très nationaliste. C’est-à-dire que chez moi, dans ma famille, on a toujours parlé de l’Indépendance, du fait de renverser les colons, de se délivrer du joug colonial. Or une métisse c’est celle qui a du sang français dans les veines et dans mon milieu, c’est une honte pour ma mère. C’est une honte pour moi aussi. Et bien qu’on me rejetât, on ne parlait jamais du métissage, on ne disait jamais que je suis métisse. C’était le silence comme disait Dominique Rolland, et j’ai vécu ignorante de mon métissage jusqu’à l’âge de six ans à peu près.
Vers six ans, c’est mon oncle, qui était un nationaliste, qui avait rallié Ho-Chi-Minh dans les années 40 et quelque, qui m’a traitée de métisse pur la première fois ; et pour lui, être métisse, c’est une tare et je faisais partie de la nuit. Et donc il a demandé à ma mère de se débarrasser de moi parce que, disait-il, du sein d’un serpent, il ne peut sortir qu’un autre serpent, et que je trahirais un jour ou l’autre.
Et j’ai vécu, donc, à partir de ce moment-là, je savais que j’étais métisse mais il y a des choses qu’on sait et il y a des choses qu’on vit. Je savais que j’étais métisse parce qu’on me le disait mais je me percevais, je me sentais comme vietnamienne.
Et toute ma vie au Vietnam, c’est-à-dire toute mon enfance et toute mon adolescence, s’est passée à essayer d’être une Vietnamienne sans jamais pouvoir l’être. En grandissant, donc, à ce moment-là, vers dix ans, ma mère m’a mise dans un orphelinat, sur les injonctions de mon oncle. Pour être à l’orphelinat, c’était très difficile ; il y avait des orphelinats créés par le pouvoir colonial mais il faut prouver qu’on est de père français et quand on est de père inconnu et que dans sa famille jamais on ne parle de ça, comment le prouver ? Ça a été très difficile. Quand ma mère a essayé de joindre un officier qu’elle avait connu dans le temps, c’est lui qui a attesté que j’étais métisse et qu’à ce moment-là, j’avais vraiment le privilège d’être dans un orphelinat français.
Quand j’étais au Vietnam, je parlais le vietnamien. Je n’allais pas à l’école, parce que j’étais à la campagne et c’était la guerre, aussi, mais une fois à l’orphelinat, c’était interdit de parler le vietnamien. Il fallait parler français. Donc j’ai laissé de côté le vietnamien, j’apprenais le français. Et quand ma mère m’a mise dans l’orphelinat, elle avait signé un papier comme quoi elle renonçait absolument à ses droits maternels. Elle donnait à l’État français un rejeton qui est de son sang afin que cette fille qui a du sang blanc dans les veines soit élevée dignement.
Et donc là, je crois que ça a été la période la plus angoissante, la plus déroutante pour moi. Parce qu’on était toutes des métisses. Et moi, je ne me sentais pas métisse. J’étais encore et toujours vietnamienne.
En fait, si vous voulez, c’est un amour contrarié. J’aimais ce pays, j’aime toujours ce pays qui, s’il me tolérait, ne me considérait pas comme vietnamienne. Et donc, avec l’adolescence, ça a été un peu mieux, parce que je commençais à plaire et à ce moment-là, à avoir une opinion un peu plus positive de moi-même. Parce que le mépris qu’on avait témoigné à mon égard, je l’intégrais et comme j’aimais mon oncle, et comme il me traitait comme quelqu’un d’absolument irrécupérable, une ennemie, je me pensais totalement haïssable ; et donc j’ai pu, à l’âge de l’adolescence, récupérer un petit peu, non pas l’estime de soi, mais une opinion un peu moins négative de soi.
J’ai fait des études, ensuite, en vietnamien et donc quand j’ai eu ensuite mes diplômes universitaires – je suis tout à fait émue en parlant encore de tout ça, alors que c’est une histoire très ancienne… (silence) – un jour, je me suis dit : il n’y a pas de place pour moi au Vietnam. J’ai fui, je suis partie en France, avec une bourse.
En France, c’est une ironie du sort, je suis acceptée comme vietnamienne, comme vous venez de me présenter. Donc, quand je disais que j’étais vietnamienne, les Français me croyaient, les Vietnamiens savaient très bien que non, que je n’étais pas entièrement vietnamienne. Mais les Français me croyaient. Et quand j’ai écrit Métisse blanche, je l’ai écrit comme une catharsis mais en plus, aussi, je l’ai écrit pour dire mon amour de ce pays. (Silence) Excusez-moi, c’est vraiment la première fois que je raconte cette histoire vécue et j’avais un autre plan mais finalement, quand je parle, j’ai dit autre chose. (silence)
Le métissage, ça a été, à l’origine, une conséquence de la colonisation. En fait, le premier métissage, c’est le peuple mexicain, c’est la première conquête du Mexique par les Espagnols. Et pour comprendre ça, pour comprendre comme ça fait une honte, il faut peut-être, pour les Français, se rappeler la dernière guerre. C’est aussi grave, par exemple, une femme qui a couché avec un Français qu’une femme qui a couché avec un nazi. Vous voyez ? Donc cette honte, je l’ai portée longtemps. Mais aujourd’hui, je suis non pas vietnamienne ou franco-vietnamienne, je suis… je suis moi.
Je suis moi avec une vie vietnamienne dans la première partie de ma vie, parce que c’est au Vietnam que j’ai vécu, et c’est dans cette vie-là que j’ai puisé les sources de mon imaginaire pour écrire. Et je suis de langue française. En fait, de la France, j’ai pris la clarté, les notions de liberté et du Vietnam, j’ai gardé la pudeur des sentiments, les paysages, un goût pour la poésie, des images et aujourd’hui, je suis devant vous une personne humaine d’abord, d’origine eurasienne, parlant français et éprouvant en vietnamien des choses.
Et sur la question de l’identité, ce n’est plus mon souci, aujourd’hui. Tout dépend aussi du milieu dans lequel on vit ; on a parlé de la Cité Internationale, je fréquente des gens de tous les pays et ça ne se pose plus. On parle déjà de citoyens du monde, avec l’ouverture, aujourd’hui. Donc les douleurs, je viens de constater que ça reste, d’une certaine façon, mais le futur c’est autre chose. Être métis aujourd’hui, par exemple, c’est un plus, c’est quelque chose de mieux et tant mieux. Et on dit que le monde de demain sera métis. Et peut-être qu’il n’y aura plus de tables rondes sur les métis parce que ce sera une chose tout à fait naturelle.
Voilà. S’il reste du temps, je voudrais lire un petit quelque chose…
(En fait, c’est Cécile Caille qui lit un extrait de Métisse blanche).
Doan Cam Thi Poisson, du fait de vos traits, on dirait que vous êtes vietnamienne ; l’êtes-vous complètement ? On finit par se poser des questions. Vous enseignez la littérature vietnamienne à Paris. Pouvez-vous nous parler de la notion de métissage ? Vous avez une approche un peu particulière. Je vous laisse la parole.
Mon parcours est bien plus simple que les vôtres. En 1985, j’ai commencé des études de français à l’École Normale Supérieure de Hanoi et à dix-neuf ans, j’ai voulu partir. J’ai été la première étudiante vietnamienne à pouvoir quitter le pays sans être boursière du gouvernement français. Jusqu’ici, ce n’était pas possible ; le seul moyen de quitter le Vietnam, c’était d’obtenir une bourse ; or j’étais trop jeune pour y prétendre. Aussi mes parents m’ont envoyée en France chez des amis parisiens de longue date.
Arrivée à Paris, j’ai voulu travailler sur la littérature française et me suis inscrite à Paris VII où j’ai préparé un mémoire de maîtrise sur George Sand. Ensuite, mon DEA puis ma thèse portaient sur Histoire de ma vie, l’autobiographie de Sand, plus exactement sur les lieux sandiens. Il me semblait à l’époque très important de comprendre l’espace, en particulier l’espace français. J’ai donc suivi George Sand partout entre Nohant, Paris, Venise, en m’identifiant un peu à cette femme extraordinaire, même si nous n’appartenions pas à la même génération. Mon voyage en 1989 du Vietnam en France peut être comparé à celui de George Sand, la jeune Berrichonne « montant à Paris » dans les années 1830. Nous avons dû l’une comme l’autre franchir cette distance, considérable, à la fois géographique, culturelle et sentimentale. Pour nous deux, le monde était décentré et il était plutôt à sillonner, à conquérir qu’à contempler.
Ce travail sur l’espace que j’avais intuitivement choisi m’a aidée à mieux comprendre la France, à mieux vivre, non pas l’exil, mais la séparation. J’y étais si heureuse que je n’envisageais pas un retour au Vietnam. Mais le sort a voulu que j’épouse un Français dont la seule idée était de partir vivre dans le pays que j’avais cherché à quitter, le mien. Vietnamophone, il préparait en effet une thèse d’histoire sur la bureaucratie impériale au Nord du Vietnam.
Dès le début, nous nous sommes ainsi demandé où aller nous installer. Je voulais vivre en France et lui au Vietnam. Mais j’ai accepté le compromis, bien que le retour aux « sources » fût très dur pour moi. J’avais en effet du mal à me réintégrer.
Revenue dans mon pays en tant que française, j’ai été embauchée par le Quai d’Orsay pour enseigner la littérature française à l’université de Hanoi avant de travailler à l’ambassade de France comme attachée de presse.
Mais au bout de deux ans, la littérature me manquait et après avoir passé dix ans avec George Sand, j’ai voulu changer. Pourquoi pas la littérature de mon pays ? J’ai ainsi obtenu une bourse Lavoisier pour étudier la littérature de guerre du Vietnam. Je venais alors de traduire La Douleur de Marguerite Duras et désirais étudier la représentation de la femme dans la littérature de guerre. Considéré comme la « plus grande guerre de libération nationale » par le régime en place, le conflit vietnamo-américain qui a duré vingt ans (1954-1975) constitue un thème majeur de la littérature vietnamienne contemporaine, mais étroitement surveillé et soumis aux contraintes sévères du réalisme socialiste. Cependant, à partir de 1986, les écrivains se sont employés à contourner ces règles et y ont de mieux en mieux réussi. Recourant à un certain nombre de stratégies narratives, ils ont tenté de faire passer une certaine critique idéologique. Posant au départ que les figures de femme jouent souvent un rôle-clé comme porteuses du sens indirect ou métaphorique d’une œuvre, mon étude cherche à comprendre comment la littérature vietnamienne représente aujourd’hui la femme, la sexualité et l’idéologie dans leur rapport à la guerre, étant entendu que le sujet demeure « sensible ». Concrètement, je tentais de répondre aux questions suivantes : comment certains textes ont-ils pu dépasser les images consacrées d’épouse fidèle ou de combattante heureuse de la littérature officielle ? Quels discours, quels moyens et quel degré de succès ?
Après la nomination de mon mari à Paris VII, nous sommes revenus en France en 2001 et depuis, je travaille sur les auteurs vietnamiens. Mon activité est aujourd’hui composée de trois axes : l’enseignement, la traduction et la recherche. De nouveau, la littérature m’a été bénéfique en m’aidant à mieux connaître mon pays, à reconstruire mon espace, nourri au départ de fractures mais fait aujourd’hui de liaison et de réconciliation. Je suis en effet habitée par ce mouvement de va-et-vient, plus, par ce rêve d’être à la fois Paris et Hanoi. Rêve d’ubiquité.
Alors suis-je vietnamienne ou française ? Je suis à la fois vietnamienne et française, mais avant tout citoyenne du monde. À la différence de Kim ou de Dominique, j’ai été élevée à l’école socialiste, sous les bombardements américains ; pendant mon adolescence, j’ai toujours entendu dire que le Vietnam était le meilleur pays du monde car il avait vaincu les Français puis les Américains. Je n’avais donc aucun complexe, en fait. Est-ce un défaut ou une qualité ? Je ne sais pas.
Mais je suis sûre d’une chose : j’ai la chance de ne pas avoir connu la colonisation. C’est pourquoi, en ce qui concerne le « métissage », thème qui nous réunit aujourd’hui, je voudrais souligner qu’il s’agit d’une « notion piège », pour reprendre l’expression de Jean-Loup Amselle, auteur de Logiques métisses paru chez Payot en 1999. La notion de métissage est ambiguë. On fait comme s’il existait des cultures et des races « pures », or toutes les cultures et toutes les races sont métissées. Auteur de La pensée métisse édité la même année chez Fayard, Serge Gruzinski est également contre la notion de « métissage biologique » car celui-ci présuppose l’existence de groupes humains purs, physiquement distincts. Par ailleurs, devenu à la mode aujourd’hui, le mot métissage a l’air très convivial, synonyme d’harmonie, mais la lecture des auteurs tels Kim confirme que le métissage a été souvent conséquence de la colonisation et de la violence qui en dérivait. Bref, je crois que les termes « métissage », « race », « culture », doivent être utilisés avec cautèle. « La race est une notion assez embarrassante », dit Claude-Lévi Strauss dans Race et Histoire.
On parle de la culture vietnamienne comme s’il existait une seule culture vietnamienne. Or vous savez sans doute comme moi que le Vietnam est habité par cinquante-quatre ethnies différentes et que le peuple vietnamien n’en est qu’une. On parle de la langue vietnamienne comme s’il existait une seule langue au Vietnam. Or une soixantaine de langues et de parlers sont en usage aujourd’hui au Vietnam.
La culture, comme l’identité, est une construction historique et très souvent politique. Il faut faire attention à ces mots qui paraissent anodins mais qui masquent en réalité des choses assez graves.
Caroline Vion.
Merci.
(Applaudissements)
Merci à tous pour ces témoignages, témoignages qui voudraient montrer qu’il est difficile d’avoir une double culture, d’être métis mais en même temps la preuve c’est que vous êtes là, que vous avez chacun une vie bien remplie, une quête en continuation et qu’il est difficile peut-être d’arriver à un équilibre mais qu’en fait vous êtes tout simplement vous et je crois que c’est ce qui est le plus important. Maintenant, je pense que peut-être les étudiantes qui ont travaillé sur vos ouvrages voudraient poser quelques questions. Donc je laisse la parole tout d’abord à Soline.
Soline Barbier.
Oui, j’ai d’abord une question pour Dominique Rolland. Voilà. Nous aimerions savoir, en tant qu’ethnologue, quelles observations vous avez pu faire lors de vos voyages au Vietnam sur l’occidentalisation actuelle du pays.
Dominique Rolland.
C’est une question bien difficile. Déjà, est-ce qu’on peut parler d’occidentalisation ? C’est délicat. Le Vietnam est un pays très jeune, parce que ce qu’on constate, déjà, lorsqu’on y va, c’est la jeunesse de ce pays. Donc ça veut dire que ce que nous racontons, là, l’histoire de la colonisation et même l’histoire de la guerre, pour eux ça n’existe pas, à la rigueur ça figure dans les livres d’histoire et encore, bon, ils ne se sentent pas concernés par ce débat. Ils se sentent concernés, de ce que je peux en voir, par des changements extrêmement rapides. Je suis retournée la dernière fois à Ho-Chi-Minh il y a deux ans et j’ai une amie qui vient d’en rentrer et qui était avec moi là-bas et qui m’a dit : Tu n’imagines pas ce que ça a changé en deux ans.
Donc ça veut dire que tout ça est dans un mouvement très rapide ; Vous vous rendez compte, la première fois que j’ai été au Vietnam, je pense que c’est quand Cam Thi est revenue, à Hanoi, tout était fermé à sept heures du soir. Ça n’a rien à voir ; en l’espace de dix ans, rien à voir. Dix ans, ça veut dire que quelqu’un qui a vingt ans maintenant, il a à peine connu le Vietnam dont nous parlons les uns et les autres. Donc on peut parler peut-être pas d’occidentalisation mais on peut parler d’une certaine entrée dans ce qu’on appelle en Europe la modernité, de l’accès à des biens de consommation, à une consommation qui a augmenté considérablement, en tout cas dans les villes, à des bouleversements très très importants.
Peut-être je peux vous raconter une anecdote qui m’a paru très très significative. J’ai une amie à Ho-Chi-Minh qui est directrice de la bibliothèque des Sciences Générales de la ville qui, elle, appartient à la nomenklatura, - son père fait partie des figures révolutionnaires - et elle a un gamin qui a maintenant seize ans. Ce gosse a eu des problèmes de santé et il est venu en France pour la première fois de sa vie, première fois sorti en France, et comme sa mère était occupée, elle m’a demandé de le prendre en charge. J’ai été le chercher à l’aéroport. C’est fabuleux parce que ce gamin, pour moi, il ne s’intéresse qu’à Internet, il surfe sur Internet, il est très très branché sur la modernité « jeune ».
Donc il arrive, je le prends à Roissy et puis déjà on prend le RER et, pour ceux qui connaissent le RER, il y a des tags partout le long du mur et il me dit tout de suite: « Nous aussi on en fait, des tags, maintenant, au Vietnam ; évidemment, la peinture tient moins bien. Nous aussi, on fait des tags. » Je le vois entrer dans ce truc-là. Il demande à voir McDonald’s, etc.
J’étais quand même un peu déçue. Je me dis : « Bon, qu’est-ce qu’ils sont chiants, ces petits Vietnamiens ! » Et puis je l’amène voir – Il y avait une exposition de Star Wars - ; donc je l’emmène voir Star Wars, il a les yeux comme ça et en sortant, il voit la cité de la musique et il me dit : « On ne peut pas aller là ? »
J’étais épuisée ; il m’avait mise sur les rotules, ce gamin. On va à la cité de la musique et il y avait quelqu’un qui jouait du clavecin, quelqu’un qui s’entraînait. Il entend et il me dit : « Qu’est-ce que c’est, ça ? » Il n’avait jamais vu cet instrument. Donc il s’approche, il s’assied, il regarde et puis la personne qui jouait s’est interrompue et il lui a dit : « Vous ne pouvez pas jouer pour moi ? » Il lui a expliqué en anglais parce qu’il a un niveau d’anglais assez bon. Il lui dit « Est-ce que vous ne pourriez pas jouer pour moi parce que je ne connais pas cet instrument. » Et le type joue, et il repart…
Et il y a un autre épisode où on est allés au museum d’Histoire Naturelle et il a vu un lion empaillé qui était dans les espèces en voie de disparition. Il y avait : Lion de la frontière du Vietnam. Ça l’avait beaucoup frappé de voir que c’était un animal en disparition.
Il a fait tout son parcours en France avec toutes les choses de la modernité et quand il est revenu, il m’a envoyé un mail et il m’a dit : « Tu sais, la chose qui m’a le plus impressionné, c’est ce clavecin et comme ce lion avait l’air triste ! »
Donc je me suis rendu compte, en fait, que cette image qu’on a de ces jeunes qui sont complètement … qui rejettent un petit peu les choses…, elle n’est pas si vraie que ça. Il y a autre chose, dans cette jeunesse, il n’y a pas qu’un désir de se projeter vers l’extérieur.
Donc c’est compliqué. Quand vous me dites : Qu’est-ce que j’en pense ? Je ne sais pas y répondre. La seule chose que je peux dire, c’est qu’il faut se méfier d’une vision trop globalisante, de se dire : Bon, ils sont dans la modernité, ils s’intéressent…
Vous savez, il y a un discours que je n’aime pas beaucoup, qu’on tient dans les ambassades – peut-être Cam Thi l’a-t-elle entendu - ; on dit : « Oui, oui, les Vietnamiens sont pragmatiques, la guerre c’est fini. » C’est beaucoup plus compliqué que ça et c’est un peu agaçant, cette façon de s’imaginer qu’ils sont fascinés par l’Occident. C’est plus compliqué que ça. Mais peut-être Cam Thi, qui est plus jeune, en plus, peut répondre mieux que moi.
Je vais répondre tout à l’heure, par la littérature.
À mon sens, ce qui arrive actuellement au Vietnam, c’est d’abord une déculturation excessive, extrêmement importante.
Cette population compte soixante pour cent des personnes ayant moins de vingt-cinq ans, c’est-à-dire nées après 1981, - l’ouverture du pays, le passage partiel vers une économie de marché se passe en 1986 - ; autrement dit, toute l’histoire passée, non seulement ces jeunes-là ne l’ont pas vécue mais en plus le système d’éducation nationale est tellement délabré actuellement au pays que ces jeunes Vietnamiens qui passent le bac ne connaissent pas l’histoire de leur pays, ne connaissent pas la littérature de leur pays.
Dernièrement j’ai lu un sujet d’examen pour le bac où on colle à quelqu'un d'autre un poème ultracélèbre d’une poétesse vietnamienne, "En passant par le col Deo Ngang" de Ba Huyen Thanh Quan. C’est-à-dire que le type qui donne le sujet d’examen ne connaît pas la littérature vietnamienne. Nous en sommes là. Et des responsables d’État, comme le type qui est responsable des produits alimentaires, parlant à la presse, ne connaît pas la langue vietnamienne. Il classe parmi les aliments les couches hygiéniques des femmes.
Je vais vous dire que ce degré de déculturation, sur une masse de jeunes comme ça, c’est extrêmement grave. Après, par-dessus, on greffe n’importe quoi selon les circonstances. Et c’est ça qui me préoccupe actuellement.
Par ailleurs nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas de culture. Nous avons une culture spécifiquement vietnamienne. La culture vietnamienne, du moins celle du XXe siècle, est extrêmement métissée. Elle a plusieurs origines et ce qui fait aussi la force et l’ouverture c’est qu’on ne tient pas de manière bornée à quelque chose parce que déjà dans sa tête on est métissé. Et dans notre propre langue. Notre propre langue est une langue métissée. Donc ça nous permet de prendre tout et puis aussi de changer sans trop de drames. On en parlera peut-être tout à l’heure à propos de la traduction.
Caroline Vion.
Peut-être une dernière question sur le métissage, rapidement ?
J’ai une question qui s’adresse plus particulièrement à Kim Lefèvre. Vous qui avez fait l’expérience d’une éducation traditionnelle au Vietnam puis d’une ouverture à l’Occident, qu’est-ce que vous retiendriez des deux systèmes et quelles valeurs voudriez-vous transmettre à travers votre écriture ?
Kim Lefèvre.
Qu’est-ce que j’ai retenu des deux ? Disons que, si je regarde un petit peu mon comportement actuel, comment je me comporte et comment les gens me renvoient une image de ma conduite, je trouve que c’est essentiellement vietnamien. Je suis plus silencieuse que la plupart des gens, j’ai gardé peut-être ce qu’on enseignait aux filles autrefois. Ce n’est pas à mon corps défendant mais ce n’est pas ce que je veux non plus. Une certaine pudeur dans les sentiments. Souvent dans mes écrits, mes éditeurs ou mes lecteurs, quand ils m’écrivent me disent que c’est très réservé. Voilà.
J’ai gardé ça. J’ai gardé le sens de la solidarité générationnelle. J’ai un fils, qui a des amis, et quand il était plus jeune, plus petit, je me souviens d’avoir discuté avec un de ses copains qui disait : « Moi, je n’ai rien demandé à mes parents, je n’ai pas demandé à naître et je ne leur dois rien. Et les parents souvent disent : « Je fais tout pour mes enfants mais je ne leur demande rien. » Et moi, à ce moment-là, je trouvais que c’était… Qu’est-ce que c’est que cette relation où on donne tout mais ou on ne demande rien. ? Ou alors, de l’autre côté, on ne donne rien mais on demande tout ? Et lui m’a expliqué que, selon lui, ce que ses parents ont fait pour lui, il va le faire pour ses enfants et que la chaîne roule comme ça, et donc voilà. Ce que je garde du Vietnam, c’est le contraire.
Je garde du Vietnam, compte-tenu du parler vietnamien, une certaine musicalité qui d’ailleurs est parfois perceptible dans mes écrits.
Je garde aussi du Vietnam colonial une certaine façon d’apprendre le français, une certaine façon d’écrire le français. Les gens en général me disent que c’est classique. Je ne sais pas. J’ignore ce que ce mot recouvre. Et voilà.
Et de la France, j’ai surtout gardé les valeurs du siècle des Lumières, c’est-à-dire… J’ai gardé le sens de la liberté. J’ai appris aussi à revendiquer une liberté individuelle que je n’avais pas au Vietnam. Au Vietnam, on n’est jamais Je. On est oujours Je, fils de machin, nièce d’une telle, sœur d’une telle. On est toujours dans une chaîne. Et ici, on dit : Je, Moi tout seul. Avec ce que ça comporte de liberté, et de solitude, aussi. Parce que c’est le prix à payer.
Qu’est-ce que je garde encore ? Je ne me suis jamais posé la question mais en fait, je crois que c’est ça que je garde.
Cécile Caille.
Merci .
Carline Vion.
Maintenant, on va aborder le thème de la traduction. Laquelle d’entre vous veut poser une question ?
C’est une question que je vais plutôt poser à Phan Huy Duong. Cela dit, si les traductrices veulent ensuite intervenir pour nous parler de leur expérience professionnelle, … Phan Huy Duong, vous avez largement contribué à la diffusion en France du travail de Duong Thu Huong. Pour la situer, pour ceux qui ne la connaissent pas, c’est une romancière reconnue qui, on va dire, a des difficultés à se faire publier au Vietnam et, d’autre part, vous en avez parlé dans votre présentation, vous avez également une expérience plus proche du milieu éditorial, puisque je crois que vous avez été directeur de la collection Vietnam chez Picquier. Alors pouvez-vous nous parler de cette relation éditeur-traducteur ?
Phan Huy Duong.
La relation éditeur-traducteur ?
Julie Caulet.
Oui, la relation de travail. Comment ça se passe, et notamment, si en tant que traducteur, vous avez été impliqué ou non dans le choix des textes sur lesquels vous avez travaillé.
Phan Huy Duong.
Je crois que la relation traducteur-éditeur est l’une des plus horribles qui existent dans les relations humaines. C’est très simple. Publier un livre, et notamment un livre traduit, c’est toujours une aventure casse-gueule. D’abord, dans tous les pays du monde, c’est vrai, mais en France, c’est encore plus vrai. La France traduit très peu de livres.
J’ai regardé des statistiques de l’A.T.L.F. : 52% des livres traduits en France viennent de l’anglo-américain, 16% de l’allemand, il y a de l’espagnol, ensuite de l’italien ; restent pour tous les peuples du monde 18%. Le type qui va publier un roman vietnamien, il est quasiment fou. Et en règle générale, s’il espère pouvoir en vendre 1000, ça marche. Si c’est un petit éditeur, on ne paume pas d’argent. Et si c’est un éditeur moyen, 2000, 2500, ça va ; on a fait une bonne œuvre en laissant une petite place dans la culture française à quelques auteurs métèques je ne sais pas d’où, donc hors nation ? et pas de perte d’argent, mais souvent on en perd.
Donc l’éditeur est toujours angoissé. Il est toujours angoissé, il veut publier de la littérature vietnamienne mais ne lit pas le vietnamien. En règle générale, on vous dit : « Traduisez-moi trente pages pour que je puisse sentir. » Avec trente pages, on ne sent rien du tout de ce livre. Il y a des auteurs qui ont une manière d’écrire, un style tellement caractéristiques qu’avec trente pages, on sait à quoi on a affaire. Évidemment, on ne connaît pas l’histoire, etc., et c’est idiot de raconter l’histoire d’un livre, c’est toujours très ennuyeux. Lorsque vous lisez la critique d’un livre, c’est tout ce que vous avez : l’histoire de quelqu’un qui, machin, truc, et puis quand on regarde, l’histoire, c’est banal. Ce n’est pas ça, la littérature. Donc l’éditeur est obligé de faire confiance, sauf dans un cas : que je lui donne un livre entièrement traduit mais là, je fais un truc casse-gueule. Si personne n’en veut ? Mon travail ne sert à rien, alors.
Voilà un exemple : ce livre-là, qui contient presque neuf cents pages, j’ai terminé la traduction en 2002. Il a été publié en 2006 parce que aucun, aucun éditeur n’ose publier un pavé comme ça. Pourtant, c’est une auteure connue internationalement, tous ses livres en France ont été des succès et traduits dans je ne sais combien de langues européennes, même en Indonésie. Même avec une telle référence, les éditeurs français ont peur, Picquier a peur, parce qu’il a dit : « Avec un pavé comme ça, je vais perdre beaucoup d’argent, si ça ne se vend pas. » Gallimard a peur aussi et dit : « O.K., on le retient dans nos cartons mais attendons ; c’est bien mais il manque le petit quelque chose qui… » C’est-à-dire qu’on ne prend pas la décision. Grasset, pareil. Actes Sud, pareil. Puis tout le monde, en fait, attend la sortie aux Etats-Unis, parce que Nina McPherson qui a traduit et publié aux Etats-Unis tous les romans de Duong Thu Huong que j’ai traduits, travaille avec moi, donc je sais que le livre va sortir aux Etats-Unis Une fois que le livre est sorti aux Etats-Unis seulement et qu’il y a eu une page dans le New York Times, le New-Yorker, alors tout le monde se précipite et finalement la seule personne qui a osé - l’agent littéraire a organisé une vente à la criée (rires) -, elle l’a organisée et la personne qui a osé aller jusqu’au bout, Sabine Wespieser, est en fait une petite maison d’édition qui existe seulement depuis deux ans et qui a osé prendre un risque supérieur à des mastodontes comme Gallimard, etc. Je suis très content pour elle. En novembre de l’année dernière, il s’en est vendu 170 000 exemplaires, tous tirages confondus. Et ça continue aujourd’hui. Vous faites un tour à la FNAC, il y en a partout. Vous voyez que c’est en poche, maintenant. Et cette année, Laffont va publier les œuvres complètes de Duong Thu Huong dans la collection Bouquins.
Donc voilà. La France est un pays assez ouvert. Il y a des aventuriers et des aventurières qui prennent le risque de publier la littérature étrangère mais c’est très très dur. Même lorsqu’on a sous la main … Alors pour le reste, lorsqu’on présente comme ça : « Oh, vous savez, le livre est très bon. C’est l’histoire de celui-ci, de celle-là qui dit cela, je vous refile les dix premières pages », ça ne passe jamais. C’est une question de confiance. Alors le traducteur, eh bien, il doit aussi parier. Tel est le rôle dans ce cas-là, c’est de s’engager et de dire : Voilà… Je dis souvent à Picquier : « Voilà. Ça, c’est un livre qui mérite d’être publié. Tu signes avec l’auteur, moi je te garantis la traduction. » Ou bien c’est moi, ou bien c’est quelqu’un d’autre. Kim Lefèvre a traduit pour moi un bouquin. Je me démerde après.
Lorsque c’est quelqu’un qui traduit pour la première fois, je l’accompagne. Alors je vais vous dire, ça prend plus de temps que de traduire soi-même, parce qu’on ne peut pas corriger quelqu’un d’autre sans explications. Lorsque vous commencez à expliquer pourquoi vous corrigez cette phrase-ci, etc., vous vous engagez dans des discussions littéraires qui peuvent être sans fin. Alors on prend le risque ou pas. Et pour quelles raisons, eh bien, chacun a les siennes. Il n’y a pas de mission, on n’a pas l’esprit évangélisateur. On traduit les écrivains et surtout les œuvres qu’on aime, parce qu’il n’est pas nécessaire d’aimer toutes les œuvres du même écrivain. Voilà.
Julie Caulet.
Merci beaucoup. (A Kim Lefèvre) Vous auriez quelque chose à ajouter ?
Kim Lefèvre.
C’est vrai, ce que dit Phan Huy Duong, mais il y a quand même quelques exceptions parce que la première fois que j’ai donné une œuvre de Thiep qui s’appelle Un général à la retraite, aux éditions de l’Aube, il n’y avait pas encore de littérature vietnamienne en France. C’est vrai que ce sont des nouvelles, et les nouvelles sont plus courtes, et ça ne fait pas le pavé qui nécessite un travail que Phan Huy Duong a accompli. Donc, quand elle a lu, elle a pris tout de suite. Il y a aussi autre chose, c’est que l’auteur n’est pas là. Donc ils n’ont pas d’argent à sortir. En fait, quand on signe avec un auteur en France, il y a un contrat à faire et les auteurs vietnamiens ont tellement envie qu’ils entendent leur voix, et d’autre part ils sont dans un pays – à cette époque-là, c’était en 1990, les auteurs ne pouvaient pas correspondre avec des gens en Europe -, et donc si vous voulez, moi, je suis reconnaissante à cette maison d’édition d’avoir accepté le premier, pour qu’on puisse connaître cette littérature.
Mais je sais très bien aussi que c’est tout avantage pour eux, parce qu’ils ne perdent rien et ils ont payé Thiep assez tardivement. Donc c’est pour vous dire aussi qu’un auteur vietnamien traduit ici, il a la satisfaction intellectuelle de savoir que son œuvre est lue par des gens mais il ne vit pas de ça, il n’a rien.
Dominique Rolland.
Je voudrais juste préciser quelque chose, parce que le rôle qu’ils ont joué tous les deux pour la littérature vietnamienne a été très très important parce que, comme ça vous a été expliqué, ce sont eux les passeurs, ce sont eux qui ont amené des textes qu’ils ont eus par divers canaux, qui leur ont été amenés, donc ce sont eux… ce n’est pas comme un traducteur de langue anglaise ou de langue espagnole qui ont un autre rapport. Là ils sont les seuls à pouvoir amener la littérature. Ils ne sont pas seulement des traducteurs, ils sont vraiment des passeurs de littérature et c’est spécifique aux petites langues, bien sûr, puisqu’il y a des conditions qui vous été expliquées ; c’est très différent d’un traducteur de grande langue.
Caroline Vion.
Vous allez peut-être poser une dernière question sur la traduction.
Soline Barbier
Oui, moi, j’ai une question à poser sur la traduction, à un des traducteurs ou collégiale, comme vous voulez. Par rapport à vos expériences de traduction du vietnamien vers le français, quelles difficultés propres aux deux langues avez-vous relevées ? Qu’est-ce qui pose le plus de problèmes ?
Phan Huy Duong.
Je ne vais pas vous embêter avec des trucs techniques. Je signalerai simplement une chose sur la langue. La langue vietnamienne est une langue extrêmement métissée. Soixante-quinze pour cent des mots sont d’origine chinoise. Tous les concepts les plus abstraits sortent du chinois. C’est même carrément du chinois prononcé à la vietnamienne. Parce que la langue vietnamienne est beaucoup plus musicale que la langue chinoise, l’une des plus musicales du monde.
Pour les rapports sensuels ou charnels au monde, nous avons un fonds de vocabulaire extrêmement riche. Quand tu dis : « Je sens ». Avec la langue vietnamienne, je suis d’accord, nous tous nous pensons avec des concepts chinois et nous raisonnons à la manière de Descartes parce qu’on a été colonisés, on a appris le français et il faut savoir que le vietnamien contemporain a été créé dans un laps de temps très court entre les années, disons 30 et 45, par des gens férus de culture chinoise classique, de culture vietnamienne populaire et de culture française.
C’est à ce moment-là que d'eux-mêmes ils ont choisi délibérément d’écrire leurs œuvres en lettres latines, d’introduire les valeurs des Lumières, de traduire beaucoup d’œuvres françaises et d’introduire dans la langue vietnamienne elle-même des structures de phrases françaises pour qu’elle devienne plus précise, plus claire, etc.
Par conséquent, évidemment, ce n’est pas à 100 %, mais il y a un cousinage qui fait que lorsqu’on traduit du vietnamien au français, ce n’est pas trop difficile. Enfin, c’est déjà plus facile de traduire du français au vietnamien, du moins pour le sens. Maintenant, pour la qualité littéraire, c’est un autre problème.
Donc à partir de là, il y a tous les problèmes techniques classiques de traduction d’une langue dans une autre. Mais ce qui est beaucoup plus intéressant, dans ce problème de la traduction littéraire, c’est l’essence même du boulot et qu’est-ce qu’il y a en-dessous, sur ce que nous pensons de l’être humain tout simplement.
Parce qu’il est clair que lorsque nous traduisons une œuvre, nous traduisons quoi ? On croit que c’est très clair. Le texte est là. Seulement, avant de traduire, il faut le lire, non ? Le même texte, quand trois personnes le lisent en même temps dans les mêmes conditions, il se forme dans ces trois têtes trois œuvres différentes. Ça, c’est clair. D’accord ? Vous lisez le même texte et vous allez voir, vous allez parler et vous constatez… Alors, l’œuvre littéraire de l’auteur, c’est laquelle des trois ? En dehors de ces trois œuvres littéraires dans vos têtes, ça n’existe pas. Ce qui existe c’est un bloc de papier barbouillé d’encre. Il n’a aucun sens. Il suffit de le donner à un illettré, vous verrez, il n’y a pas d’œuvre. L’œuvre littéraire commence à exister et devient à travers la lecture et elle n’a pas d’autre forme d’existence. Le pire : vous-mêmes lisez la même œuvre à deux moments différents de votre vie et il se forme dans votre tête deux œuvres différentes. Vous avez tous sans doute lu Le Petit Prince lorsque vous étiez petits. Relisez-le maintenant, vous trouverez une autre œuvre que celle que vous avez connue.
Alors le traducteur, il traduit quoi ? Problème intéressant, non ? Et pourquoi est-ce que lorsqu’il traduit, ses lecteurs retrouvent une œuvre ? Je laisse la question en suspens.
Soline Barbier.
Merci.
Dominique Rolland.
Juste parce que c’est un public majoritairement francophone, les Vietnamiens sont des fous de traduction. Eux traduisent du vietnamien au français mais vous allez au Vietnam, tout a été traduit. Ils ont tout traduit des œuvres françaises. Donc il y a un plaisir de la traduction, je crois, très très fort au Vietnam. Par exemple, les œuvres de Victor Hugo ont été traduites trois, quatre, cinq fois. Il y a plusieurs versions. Donc ils rentrent aussi dans cette tradition de grands traducteurs vietnamiens. Voilà ; c’était pour le préciser pour le public français.
Doan Cam Thi Poisson
Trois décennies après la fin de la guerre, le Vietnam est en voie de normalisation. « Le Vietnam est un pays et non pas une guerre » a lancé un jour un vice ministre des Affaires Etrangères, las des clichés. Son énergie tient de la jeunesse de sa population : 70% des Vietnamiens ont moins de 30 ans.
Ainsi, depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération d’auteurs prend-t-elle forme. Jeunes, parfois très jeunes: Khuong Ha Bui est née en 1985, Vu Phuong Nghi en 1983, Bui Chat en 1979, Ly Doi en 1978, Nguyên Ngoc Tu en 1976. Ce trait est des plus significatifs : est-il besoin de rappeler que dans la civilisation vietnamienne, la parole appartient traditionnellement aux anciens ? Ils sont animés d’une volonté de recherche, d’une soif de création. Leurs textes, novateurs et précurseurs, permettent au public de renouer avec les valeurs artistiques que leurs devanciers ont souvent délaissées au profit de la critique sociale et une remise en cause idéologique. Rappelons que la littérature du Renouveau (mouvement lancé en 1986 par le Parti communiste vietnamien sous l’influence de la pérestroïka soviétique, favorable à l’ouverture) s’est souvent substituée aux discours d’explication du monde, en exploitant des thèmes tabous tels la guerre, la réforme agraire, la corruption des cadres, la déchéance de la morale,… Les écrivains ont alors remplacé les hommes politiques pour assumer une fonction qui n’est pas la sienne, celle de soigner la société malade.
Les jeunes auteurs tentent de traduire les nouveaux rapports du monde, sa complexité, la rapidité croissante avec laquelle il se transforme. Comment écrire ? Telle est la question capitale à leurs yeux. Si le sujet compte toujours, le matériau, la sensibilité, le style, la composition, sont des préoccupations non moins grandes. Pour eux, un contenu nouveau est indissociable d’une forme inédite. Leur ambition est élevée : plus qu’une arme idéologique ou un simple véhicule de la pensée, la littérature doit être une création.
Citons Thuân, jeune auteure qui, après des études à Moscou, s’est installée en France qu’elle quitte parfois pour Hanoi, New York, Berlin. Son œuvre (sa nouvelle “What do you like for your breakfast” a été traduite par moi-même dans l’anthologie Au rez-de-chaussée du paradis, récits vietnamiens 1991-2003, parue chez Philippe Picquier en 2005 ; son roman Chinatown paraîtra en février 2009 aux Editions du Seuil) reflète son parcours d’écrivain cosmopolite. Thuân détruit par ailleurs les habitudes langagières, crée inlassablement de nouveaux sens pour ses mots et des rythmes étranges pour ses phrases.
Vu Phuong Nghi, née en 1983, dont le premier roman Histoires sans queue ni tête au début du siècle a paru en 2006 à Hanoi, peut être qualifiée de figure emblématique des 8X (c’est-à-dire nés dans les années 1980). Dans son roman, l’héroïne, étudiante à l’université de Shanghai, nous introduit dans son univers, à cheval entre deux cultures – vietnamienne et chinoise –, et dans le monde (pas tout à fait) irréel de l’internet. En effet, son caractère « timide, peu dynamique, voire immature » ne l’empêche pas d’être l’une des actrices les plus zélées du club des doujin – jeunes férues des fanfictions, pour qui celles-ci ne sont que le prolongement du monde réel. Ce contexte singulier semble lui permettre, au contraire, d’explorer les zones troubles de sa propre sexualité. L’auteure pose ainsi des questions sur sa génération, qu’elle considère à la fois comme bénéficiaire et victime de la numérisation : quel est l’impact de la culture numérique sur l’évolution de l’individu en matière relationnelle et sexuelle ? « Nous avons été poussés par la solitude à l’impasse du désespoir », s’écrie un des « citoyens d’internet », omniprésents dans ce roman.
Autre témoignage du nouveau dynamisme littéraire : le mouvement Mở Miệng (Ouvrir la bouche), fondé en 2001 à Hô Chi Minh-Ville par de jeunes poètes marginaux. A l’instar de son intitulé emblématique, le groupe s’acharne à restituer à la poésie sa forme orale, à la sortir de sa tour d’ivoire pour la faire éclore dans le quotidien. « Ouvrir la bouche » pour redonner au poète sa mission originelle : comme les aèdes de la Grèce ancienne, ils errent dans les rues (ou sur les pages web) pour raconter la vie de tous les jours et décrivent le monde tel qu’il est. « Ouvrir la bouche » pour revendiquer la liberté d’expression et de création.
Ils appellent leur poésie “thơ rác” (poésie-ordure), “thơ nghĩa địa” (poésie-cimetière), “thơ dơ” (poésie-saleté), pour désigner son caractère non officiel, anti-esthétique, de “récupération”, d’où le nom de leur propre maison d’édition “Giấy Vụn” (papier usagé). Leur œuvre recourt au pastiche, à la parodie, ou aux procédés post-modernistes tels “copier-coller”, “mixer”, emploie un vocabulaire familier, brut, parfois vulgaire, composé de termes d’argot, de paroles courantes, d’un langage direct. Pour ces jeunes poètes, l’art est avant tout un produit de consommation et d’information, d’où l’importance qu’ils accordent à l’usage et à l’appropriation du texte. À partir d’un poème connu, des slogans communistes ou des publicités, ils travaillent par exemple à en détourner l’émotion et l’objectif.
Le travail des poètes de Mở Miệng englobe par ailleurs les arts plastiques qui leur offrent de nouveaux outils et matériaux susceptibles d’exprimer leur marginalité et de déloger le vers du livre, dans les deux sens du terme. Libérée de l’écriture et du texte, la poésie est faite aussi de photos, de corps, de sons, de couleurs, de lumière - ces divers supports s’entrelacent non pas dans un rapport d’illustration mais de dialogue -. Délivrée des doctrines et des bibliothèques dans lesquelles s’enferme la parole, elle reprend vie. Les poètes de la rue sont sans conteste les plus inventifs. La marge qu’ils occupent n’est pas un espace blanc mais un lieu de rature, de débat, d’affrontement.
L’émergence de cette nouvelle littérature traduit une réalité : le Vietnam cherche sa place (non seulement politique et économique) dans le nouvel ordre global. Et c’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre son « métissage » culturel.
Alix Fagour.
C’est une question pour Dominique Rolland, mais pour l’ensemble des auteurs et traducteurs aussi. Est-ce que vous pourriez nous préciser en fait les difficultés de passage d’une culture à l’autre, d’une langue à l’autre, puisque comme le disait Phan Huy Duong, une langue permet d’entrer dans le monde et de penser, et finalement comment ce passage d’une pensée à une autre se fait ?
Dominique Rolland.
Je ne sais pas si je suis très habilitée pour en parler. Je ne sais pas si on passe d’une culture à une autre. En fait c’est à eux de le dire (Dominique Rolland s’adresse ici aux traducteurs). Je pense qu’on est porteur de deux cultures en soi. C’est très difficile, c’est pas des choses partagées, comme on vit les uns et les autres. On vit quand même en France, on va au Vietnam, pour certains. On est entre deux…, mais même pas entre deux, entre trois, quatre cultures. On vit dans un monde où tous on fréquente des Africains, des Maghrébins. On prend, on lit la littérature francophone, écrite en français par des Algériens, par des Antillais.
Ce n’est pas la même chose quand on est dans un milieu intellectuel et des gens qui sont dans l’immigration, qui partagent deux cultures, ce n’est pas du tout la même chose. On est dans un milieu relativement privilégié. Notre façon de naviguer dans le monde est une façon privilégiée. Quand on parle de double culture – je veux dire, quand il y avait des émissions qui s’appelaient « Double Jeu » ou « Double Culture », des trucs comme ça, il y avait des gens comme nous, comme on est là, des gens très bien qui parlent bien, qui sont très à l’aise, qui sont très intelligents et on voit tout de suite, le public comprend très bien pourquoi c’est mieux d’avoir deux cultures qu’une seule. Et puis, il y a d’autres gens qui ont deux cultures aussi. Simplement, ils caillassent des bagnoles, ils ne passent pas dans les mêmes émissions.
Kim Lefèvre.
J’ai fait une autre expérience, c’est-à-dire que j’ai été mariée avec un Français d’un milieu disons moyen et, culturellement, il y a des différences. C’est-à-dire que quand on entre dans une autre culture, et pourtant j’ai fait des études de français au Vietnam, il y a par exemple l’humour qu’on ne comprend pas très bien. J’ai mis très longtemps à comprendre les plaisanteries. Il y a aussi, si vous voulez, par exemple… Quelqu’un m’a demandé : qu’est-ce que j’ai gardé du Vietnam. J’ai gardé du Vietnam une certaine réserve. Déjà, au couvent des Oiseaux où les religieuses étaient françaises, par exemple, on trouve que c’est une qualité, la spontanéité. Au Vietnam, ce n’est pas une qualité, justement. La réserve est une qualité. Des propos racistes par exemple disent : C’est un Chinois, on ne sait pas ce qu’il pense. C’est parce qu’on n’a pas compris comment il pense, à vrai dire.
Donc si vous voulez, je pense… - d’ailleurs ce n’est pas le fait d’être métis, c’est le fait de changer de société et d’entrer dans une autre société, ce qui est la même chose pour les immigrés aujourd’hui, qui ne sont pas métis, d’ailleurs -, le passage, il est là. Les instruments de cette culture, on met un certain temps à les apprendre. Et puis à un moment, on se les approprie.
Dominique Rolland.
Oui, par aller dans le sens de Kim, moi, je suis anthropologue, donc à part le Vietnam et la France, j’ai été projetée dans une situation un peu particulière, parce que j’ai fait mon terrain dans le sud de Madagascar, dans un endroit dont je ne connaissais rien. C’est presque la situation que décrit Kim, en plus extrême parce que Kim en avait au moins une situation livresque. Moi, je n’avais rien du tout et c’est une situation très intéressante parce qu’en fait, là, je regarde : bouteille, verre, livre, les gens, les Doc Marten’s, les chaussures, tout ça m’est connu, je n’ai pas de travail.
Mais quand tout d’un coup on se trouve face à quelque chose où tout est inconnu, où pour moi, la langue, bien sûr, mais le nom des oiseaux, des plantes, les climats, comment on fait quand il pleut, quand il ne pleut pas, tout est inconnu, donc, en fait, ce sont des situations qui créent une effervescence intellectuelle extrêmement grande, parce qu’on est obligé de s’approprier les choses et chaque fois qu’on est en contact avec une autre culture, en fait, c’est ça, c’est cette relation, cette façon dont on se pose soi, on pose l’autre et ce cheminement qui se fait entre les deux. Alors il y a des zones qui restent des zones…
(A Kim Lefèvre) tu parlais de l’humour ; et je pensais ça à Madagascar, un soir. Après trois ans, je parlais très bien la langue. J’étais avec un jeune homme et il me dit une chose qui est censée être drôle et je ne ris pas. Vous savez, c’est comme quand on commence à expliquer des blagues et qu’on dit : Mais non, mais attends, je t’explique. Ce n’est plus drôle. Et il commençait à faire ça. C’était tellement dérangeant que je lui dis : Mais moi, je vais te raconter une blague en français. Et je lui raconte une blague en français du style jeu de mots. Il comprenait le français, parce qu’il était allé à l’école. Du style « Comment vas-tu yau de poêle ? ». Pour lui, non seulement ça n’avait aucun sens mais ce n’était pas drôle du tout.
Et tout d’un coup, là, on s’est dit qu’on saisissait quelque chose qui était la limite extrême. Ça ne gêne pas nécessairement les (relations ?) mais il y a des choses où on sent par moments qu’on est, pas dans l’incommunicabilité, mais dans des choses tellement subtiles, tellement propres à la culture que le passage de l’un à l’autre n’est pas facile. Mais en même temps, c’était une rigolade, c’était drôle de se dire ça. Je ne comprends pas tes blagues et tu ne comprends pas les miennes. Ce n’était pas non plus un mur, entre soi.
Phan Huy Duong
Je pense que dans la traduction il vaut mieux ne pas utiliser le mot passage mais le mot partage. Pourquoi ? Passage, c’est passer de quelque chose à quelque chose. Or on ne passe rien du tout. Tout est dans notre tête et dans notre chair, peut-être dans des langues différentes. Je prends un exemple très simple. Si on prend un mot, nécessairement, on va se dire qu’on n’aime pas de la même manière en vietnamien qu’en français. C’est forcé. Parce que le vocabulaire est différent, la musique différente, la culture différente, les valeurs différentes. Mais ici, on parle tous français et je vous parie qu’il n’y a pas deux personnes qui aiment pareillement. Pour tout un chacun, un rapport aussi fondamental que celui-là est toujours unique parce que chaque personne est unique.
Donc le rapport entre deux personnes uniques est aussi unique. Cependant, malgré ce caractère unique et infiniment personnel, il y a quelque chose, c’est le besoin de ce genre de rapport qui se retrouve chez tout le monde. Ce rapport étrange où, à des moments, quelqu’un nous manque au point que notre tête en est pleine et que même notre corps se creuse à cause de ce manque. Mais tout le monde l’a vécu et tout le monde peut l’exprimer dans des langues très différentes. Et lorsque le lecteur connaît cette langue, parce que cette langue est déjà dans sa tête, - pour pouvoir lire un bouquin, il faut déjà avoir la langue d’autrui dans sa tête -, c’est-à-dire déjà être quelqu’un d’autre. Parce que la langue vietnamienne ou française, ce n’est pas moi qui l’ai créée. Je l’ai apprise d’autrui. Rimbaud n’a pas tort : Je est un autre.
Et c’est parce que Je est un autre, en français ou en vietnamien, que je suis capable de sentir un livre. Mais une fois que je l’ai senti en moi, dans mon corps, dans ma tête, je suis aussi capable d’exprimer ce que j’ai senti. Je ne dis pas que j’exprime l’auteur, c’est impossible. J’exprime ce que j’ai ressenti de l’auteur. Alors là, je peux l’exprimer dans n’importe quelle langue et je l’exprime pour le partager avec autrui. Mais je ne passe pas dans ma tête du vietnamien au français. Ça, les problèmes techniques, oui. Mais ce que j’exprime dans une œuvre littéraire, c’est ce que cette œuvre a créé en moi. Et c’est justement pour cela que je peux l’exprimer dans une autre langue et la partager avec autrui, parce que cette langue existe dans la tête d’autrui aussi.
Dominique Rolland.
Oui, je pense, ces expériences de contacts de langues, ce n’est jamais une langue seule. C’est toute la culture qu’il y a derrière. Et quand Kim parlait, par exemple, de la relation à l’individu, c’est que la langue elle-même porte – la langue vietnamienne d’autant plus puisqu’il n’y a pas à proprement parler de pronoms personnels au sens occidental du terme ; donc même quand on parle, on ne dit pas Je -. Donc cette façon de se poser dans la société, de n’être pas un individu mais d’être un élément dans des réseaux de relations, elle est portée par la langue. Et elle se vit aussi dans le quotidien. Je pense qu’on en a tous fait l’expérience. Quand on est français et qu’on va au Vietnam ou quand on a vécu très longtemps en France et qu’on revient au Vietnam, ou dans un autre de ces pays où la valeur collective est très forte, c’est très dérangeant.
Moi, je sais que la promiscuité est quelque chose dont je n’ai pas l’expérience, l’expérience physique. Quand je me suis trouvée à Madagascar, le fait de n’être jamais seul était, au bout d’un moment, complètement perturbant, parce que j’avais besoin d’être seule. Alors que les Vietnamiens qui viennent en France – (à Kim Lefèvre) Je ne sais pas, toi, ce n’était peut-être pas ton expérience – mais certains Vietnamiens que je connais, et on en a l’expérience dans les universités, ils ne peuvent pas fermer la porte. Il y a des problèmes avec les cités universitaires parce qu’ils ne peuvent pas fermer la porte de leur chambre, ça leur est insupportable, c’est même très dérangeant. Donc ces expériences-là sont aussi des expériences physiques. Je vois, par exemple, j’étais à Madagascar, j’étais dans ma maison, les gens entraient tout le temps. Ils rentraient, s’asseyaient comme ça. Alors ils disaient : « On est venus te voir. » Eh bien voilà. Quoi, qu’est-ce qu’ils font, là ? Et puis je me suis rendu compte, au bout d’un moment que quand ils me disaient : « On est venus te voir », c’était au sens propre du terme. Ils ne me disaient pas des nouvelles, ni rien. Ils venaient me voir au sens propre du terme.
Donc on voit qu’à la fois la langue porte ça, quand on voit comme le vietnamien dans cette façon de s’exprimer, mais c’est transcrit, c’est induit dans des choses qui sont très physiques. Donc je ne parlerai pas de passage non plus mais ces expériences, qui sont des expériences relationnelles, sociales, affectives, émotives, et linguistiques aussi, elles sont un ensemble. Ce n’est pas vraiment un passage, mais ce sont des façons de se déplacer, de se mouvoir d’un univers culturel qui implique des tas d’aspects dans un autre univers culturel. Alors, même si on les partage, il y a des moments d’adaptation de l’une à l’autre.
Je pense que c’est très physiquement ressenti, la façon dont on s’assied, dont on bouge. Par exemple, quand j’étais à Madagascar, on ne passe jamais devant quelqu’un, parce que ça ne se fait pas, ça porte malheur, dans le village où j’étais. Donc on ouvre le chemin toujours, on met la main devant, et j’ai passé trois ans dans le métro à faire ça. Les gens me regardaient comme une espèce de… C’est pour vous dire que ça s’inscrit dans le corps extrêmement fortement. Ce n’est pas forcément verbalisé, ces choses-là. Je ne sais ce qu’en pense notre traducteur ?
Caroline Vion
Je donne la parole à Doan Cam Thi Poisson.
Doan Cam Thi Poisson
Je suis d’accord avec Duong, La traduction n’est pas passer d’une langue à l’autre. On ne passe pas d’une langue à l’autre comme s’il y avait une frontière nettement tracée entre deux langues, entre deux cultures. Je crois que c’est plus compliqué, plus subtil que ça. Il n’y a pas de théorie. Je suis par ailleurs assez sceptique quant à la pertinence de la traductologie.
Caroline Vion
Merci à tous. Merci aux auteurs d’avoir participé. (applaudisements)
Biographies et bibliographies des auteurs
KIM LEFEVRE
Fruit de l'union illégitime d'une Tonkinoise et d'un Français qui l'a abandonnée, Kim Lefèvre est née au Viêt-nam. Sa naissance, à l'heure où la domination coloniale y a renforcé le nationalisme, marque sa mère du sceau doublement infamant de la transgression raciale et de la collaboration avec l'ennemi. Elle a passé son enfance et son adolescence à renier ce métissage. En vain. Enfant de la honte, ni française, ni vietnamienne, elle est rejetée par les deux communautés.
Elle a connu l'humiliation, la révolte et la solitude. C'est à partir de cette expérience liée à la colonisation qu'elle examine la condition du métis.
Si en Occident, le métissage est depuis peu célébré et considéré comme un plus, ce n'est pas le cas partout, exception faite du Brésil. Le métis, hier comme aujourd'hui, est tiraillé entre deux cultures, entre deux races, entre deux parties de lui-même. Ce peut être une richesse, ce peut être une souffrance. Tout dépend de la société, voire de la classe sociale dans laquelle il vit.
Dans un monde où la peau d'un Blanc continue à valoir plus cher que celle d'un homme de couleur, le métis reste un non-Blanc. C'est toute l'ambiguïté de sa condition.
(Bibliographie à compléter)
Dominique Rolland est ethnologue et professeur à l'INALCO (institut national des langues et civilisations orientales).
Spécialiste de l'Indochine, elle a écrit et composé De sang mêlé (Editions Elytis), un travail de mémoire qui explore la question du métissage et du colonialisme. Un retour aux sources, puisque le Vietnam est le pays de naissance de sa mère. Elle nous ouvre les portes de la culture de toute une génération devenue adulte dans les années 1960-1970.
Récemment joué à la Cartoucherie de Vincennes, le spectacle adapté de De sang mêlé, mis en scène par Jean-Claude Penchenat, propose un travail scénique autour de la question du métissage.
(Bibliographie à compléter)
Doan Cam Thi Poisson
Traductrice et critique littéraire, Doan Cam Thi est maître de conférences à l’Inalco. Elle a publié de nombreux articles et ouvrages dont la traduction de La Douleur de Marguerite Duras (Hanoi, 1999), Poétique de la mobilité - Les lieux dans Histoire de ma vie de George Sand (Rodopi, 2000) et Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens 1991-2003 (Picquier, 2005), lauréat du prix « Le Mot d’Or de la traduction 2005 » (UNESCO - Agence intergouvernementale de la Francophonie - Société française des traducteurs).
Phan Huy Duong
Né en mai 1945 à Hanoi, Phan Huy Duong vit 10 ans à Hanoi, 8 ans à Saigon et part étudier en France. Il passe une licence en économie et une maîtrise en informatique, métier dont il vit.
Il commence à écrire vers 40 ans, en français. Un recueil de nouvelles, Un amour métèque, pour mettre au clair quelques problèmes existentiels.
En 1987, Phan Huy Duong lit des œuvres de Nguyen Huy Thiep, Duong Thu Huong, Pham Thi Hoai, Bao Ninh…
"Elles m'ont ému. J'ai écrit des articles pour soutenir et présenter ces écrivains, en vietnamien ou en français. Et j'ai commencé à traduire. J'ai réussi à créer la première collection de littérature vietnamienne en France, traduit une soixantaine d'œuvres d'une cinquantaine d'écrivains. J'ai aussi aidé Nina McPherson à traduire la littérature vietnamienne en anglais. Blind Paradises est le premier roman vietnamien publié aux États-Unis.
D'écrire en deux langues m'a ramené vers une passion de ma jeunesse française : la philosophie. L'humain se distingue de l'animal par sa capacité de penser à travers une langue. Mais la langue que j'utilise pour appréhender et vivre le monde n'est pas de ma création. Autrui me l'a donnée. Alors, dans quelle mesure "Je est un autre" ? Et comment concevoir un rapport au monde pleinement humain et libre ? Vers 2000, j'ai mis à plat mes connaissances, mes préjugés et j'ai écrit Penser Librement. En 2006, j'ai traduit et publié ce livre en vietnamien, au Vietnam. C'était pratiquement la première fois que j'ai traduit mes propres textes. Expérience inoubliable.
Pour moi, l'écriture est un art de vivre, le plus humainement possible."