ROMAN HISTORIQUE
Vietnam : les mémoires de guerre changent de camp
La Tribune Desfosses, 24/11/1994
Un combattant vietcong transcrit le délire dévastateur qui l'habite après dix ans de combats. En un kaléidoscope infernal, Bao Ninh ressuscite l'horreur de la guerre, la tristesse infinie de l'amour disloqué.
LES AMÉRICAINS ont écrit des milliers de pages sur la guerre du Vietnam. Mais comment fut-elle vécue par leurs adversaires ? Que sait-on des soldats vietnamiens qui survécurent à dix ans d'horreur indescriptible ? Un écrivain de quarante-deux ans, Bao Ninh, s'est fait le script du désespoir absolu de toute une génération.
Son roman, d'une facture extrêmement moderne et élaborée, restitue le projet inachevé d'un combattant, Kiên, qui a tenté de raconter son histoire. Mais « la mémoire, comme un fleuve en délire, à travers mille méandres, l'a enseveli dans la jungle du passé ». De son entreprise impossible, il ne reste qu'une énorme pile de feuillets, sorte de kaléidoscope infernal, qui fait se succéder jusqu'à la nausée les scènes de combats au corps à corps, les hurlements de douleur, le sifflement des balles et le fracas des roquettes...
Issu d'une nouvelle génération d'écrivains, Bao Ninh a publié cet ouvrage en 1990 au Vietnam, sous un titre trompeur, le Destin de l'amour, qui lui avait été imposé par la censure. Mais au moins a-t-il réussi à éviter de se laisser enfermer dans une structure narrative classique. Pour tâcher de retracer les marques laissées, dans une conscience, par le saccage des bombes et des illusions, cet auteur a choisi en effet la forme d'un récit où les souvenirs s'enchevêtrent irrésistiblement en un délire dévastateur qu'aucun chapitre ne vient interrompre.
L'écriture, la dette d'un survivant
Le seul repère qui demeure, c'est celui d'un homme penché la nuit sur sa table de travail. « La main tétanisée, tremblante, le cœur se déchirant petit à petit (...), la bouche sèche, la gorge serrée, hoquetant, il écrivait, il écrivait » Ce soldat d'élite doté d'une incroyable baraka a voulu écrire, au départ, un roman sur l'après-guerre. Et puis il n'a pas pu faire autrement que « prendre comme sujet la guerre ». « Chaque soir, avant de s'installer à son bureau, devant ses manuscrits, il s efforçait de se mettre en condition - il triait ses sensations, délimitait les sujets complexes, dressait le contenu de chaque page, de chaque chapitre, traçait le plan précis, étape par étape, de son travail. » En vain.
Dès qu'il écrivait, tout s'en allait à la dérive »...
Un deuxième fil rouge court tout au long du livre : la passion qu'éprouve Kiên pour son amour de lycée, Phung. Par bribes successives, au prix d'un douloureux retour en arrière, on finit par découvrir l'histoire de ce jeune couple, dont le premier bombardement américain en 1964 anéantit à jamais l'idylle poignante. Phung part alors de son côté, en saccageant délibérément sa vie. Kiên pense s'acquitter de sa dette de survivant en écrivant avec ses tripes et son sang.
Dans une magnifique préface à cette œuvre d'une tristesse insondable, Phan Huy Duong rappelle cette « guerre d'indépendance longue, atroce » et ce peuple acculé à l'extrême limite de l'humain ». Avec un grand bonheur d'expression, il a traduit Bao Ninh dans la collection qu'il dirige chez Philippe Picquier, un petit éditeur qui opère depuis la bonne ville d'Arles. On ne peut que rendre hommage à leur travail qui nous permet aujourd'hui de découvrir ce roman exceptionnel.
FRANÇOIS WAGNER
« Le Chagrin de la guerre », par Bao Ninh, roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong
Éditions Philippe Picquier, 250 pages, 130 francs.