1945-1990. Quarante-cinq années de Paix. Les hommes sont-ils devenus meilleurs ? En tout cas ils sont moins violents, plus tolérants. Ils acceptent la différence. Entre la Gauche et la Droite, entre les couleurs de peaux, entre ceux qui mangent tous les jours et ceux qui crèvent de faim, entre ceux qui ont tout, y compris l'ennui, et ceux qui n'ont rien, y compris l'espoir.
La tolérance, c'est commode. Quand on est du bon côté.
Quarante-cinq ans, cela fait trois générations. La génération De Gaulle, on lui marchait sur les pompes. Elle voulut tout casser. La génération Mitterrand, elle marchait à côté de ses pompes et ne sait plus comment regarder ses enfants. Voici la nouvelle génération. On lui pompe l'air. Elle étouffe. Elle se prépare à entrer dans le monde des adultes. Elle sait déjà qu'après il n'y aura rien, pas même le Paradis. Comme elle est sage, raisonnable, civilisée. Elle n'a nulle envie de tout casser. Elle ne conteste pas le Système. Elle ne demande qu'à s'y intégrer. Le problème, c'est que personne ne s'y oppose, ni le Gouvernement de la France ni l'Opposition au Gouvernement, ni la Gauche ni la Droite, ni les parents ni les enseignants, ni les voisins ni les étrangers, ni les patrons ni les salariés... C'est à devenir fou. Qui donc exclut qui ? Personne. Contre quoi se battre ? Des tables, des chaises, des murs... rien. Rien n'est plus poignant que cette lente noyade devant des regards compatissants.
Ils ont entre quinze et dix-sept ans. Des gamins en somme. Mais des gamins sans illusions. Les députés de tout bord leur donnent des billets de train pour aller manifester. Le Premier ministre les accueille, le Président de l'Assemblée Nationale les reçoit, le Président de la République Lui-même les soutient. Ce ne sont pas des voyous, des enragés, des utopiques. Ce ne sont que des exclus. Des exclus du Système.
Liberté. Égalité. Les hommes naissent libres et égaux et restent libres et égaux, en droits. Un droit qui ne peut se traduire dans les faits, c'est une exigence humaine irréalisable, une utopie, c'est un idéal, bref, c'est de l'idéologie. Mais justement, on nous le confirme tous les jours, les idéologies sont mortes, enterrées sous les décombres de l'Est, submergées par le triomphe mondial du Marché et des lois d'airain de la concurrence. Reste la nouvelle sagesse : le consensus flou et mou. Malheur aux naïfs, aux vaincus, ils resteront seuls : ils étaient libres de rejoindre les vainqueurs.
Voici venir le temps du réalisme. Libérée des idéologies périmées la jeune génération redécouvre brutalement une vérité vieille de deux siècles : l'exclusion est consubstantielle au Système. L'armée de réserve des chômeurs est née avec lui, a toujours vécu en lui. Elle a accompagné son expansion, ses défaites, ses victoires. C'est son implacable poumon.
Il faut être fou pour croire qu'un Système qui exclut allègrement trois quarts de l'humanité remette en question son existence pour quelques dizaines de millions de chômeurs, pour quelques centaines de milliers de jeunes gens, simplement parce qu'ils ont la peau blanche. La France s'est laborieusement intégrée à l'Otan, à l'Europe, à l'Occident. Cette intégration a un autre visage : l'exclusion d'une partie de l'humanité dont quelques millions de ses enfants. Et voilà Marx qui ressort de sa tombe. Pauvre homme. Quand pourra-t-il enfin dormir en paix ? Quand tous, de par le monde, auront droit à une vie décente ? Il n'y aura sans doute pas de lutte finale, et c'est tant mieux. Mais entre humains et sous-humains, il n'y aura pas non plus de paix séparées. Les uns ne sont que le miroir des autres. La fraternité ne se divise pas. Ce n'est pas un droit. C'est un vouloir, une utopie, un idéal, merde !