Je connais des traducteurs parfaits. Ils ne se trompent jamais, et ils le prouvent. Ce sont des compilateurs, automates spécialisés dans la reconnaissance de langages normalisés, reconnaissables, interprétables sans aucune ambiguïté. Je connais des correcteurs impressionnants, ils ont en mémoire Le Robert, les vingt‑mille et je ne sais combien de règles de la langue française. Aucun ne peut me dire si ce qui précède est vrai ou faux.
Peut‑être, qui sait, un jour viendra, il suffira d'appuyer sur un bouton pour obtenir une Messagère de Cristal que l'auteur elle‑même n'aura pas envie de contester. On pourra alors ranger les traducteurs parmi les accessoires usagés et, du même coup, la littérature.
Ce qui justifie l'existence d'un traducteur, il me semble, c'est son incrédibilité, sa part de vérité. Car traduire, est‑ce vraiment un métier ? Sans doute, puisqu'on risque d'en tirer un salaire. Néanmoins c'est un métier étrange. On croit savoir de quoi on part, on ne sait jamais où l'on va ni comment, et il arrive qu'on n'aille nulle part. L'objet du travail n'admet ni unité ni instrument de mesure. Le métier est sans normes de réalisation, sans écoles de formation professionnelle.
Je soupçonne beaucoup d'entre nous d'être venus à ce métier par hasard, c'est‑à‑dire par passion. Sans passion y a‑t‑il place pour le hasard ? En tout cas ce fut mon cas. De cette expérience absurde, scandaleuse, je voudrais ici témoigner.
Bien sûr, j'ai voulu être fidèle. Bien sûr, j'ai appris à mes dépends qu'il n'y a pas de fidélité sans trahison. Parce que le mot est un piège trafiqué par la mémoire des siècles, un traquenard qui louche sournoisement l'avenir, un espoir idiot. Parce que la phrase est une déchirure sans fin, du moins quand le texte suscite un sentiment humain, quand il se fait littéraire. Mais alors il ne dit jamais assez de l'auteur et toujours trop du lecteur. Il n'est qu'un tas de papelards barbouillés, et il est une infinité de vies. Ce n'est, ce ne sera jamais un destin. Face à pareille absurdité que peut le traducteur ? Rien et tout. D'abord rien, c'est‑à‑dire, en certaines circonstances, la vie telle qu'on l'accepte tous les jours. Prendre un Robert, une grammaire, transcrire l'oeuvre mot à mot, phrase par phrase, l'assassiner honnêtement. Il arrive aussi qu'on veuille tout, c'est‑à‑dire rien, rien que ce que notre esprit, nos sens ont créé en caressant des mots, des phrases, un livre. Mais alors je sais trop qu'en couchant sur le papier blanc la noire et française expression de mes élucubrations, je ne fais qu'étaler l'univers minuscule qui est le mien et dont on ne peut rendre l'auteur responsable. Pourtant, c'est lui l'instigateur du crime. Il a réveillé en moi le seul monde humain que je sois en mesure de sentir, de connaître, de comprendre. Et si je l'exprimais en Français, c'est qu'en moi‑même ce monde est à moitié français, du moins par l'expression que je peux en donner. Le malheureux lecteur français qui s'est senti touché ne doit s'en prendre qu'à lui‑même et, de ce jeu, en toute équité, l'auteur doit répondre comme j'en réponds.
Disons‑le brutalement : un traducteur n'est fidèle à l'auteur qu'en étant fidèle à soi, car la seule lecture qu'il peut avoir d'une oeuvre, c'est la sienne. Serions‑nous dès lors condamnés à trahir et quel intérêt y a‑t‑il à s'y livrer ? Je dirais que nous ne trahissons personne, qu'il faut d'urgence s'y livrer. On ne peut traduire sans se trahir, sans livrer le peu d'humain qui perdure en nous. Pour trahir un auteur il faut l'avoir aimé, pour se trahir il faut s'être livré. C'est dire qu'il faut s'être projeté quelque part, en un lieu où l'on cherche quelqu'un, un écrivain, dans un temps où l'on espère quelqu'un, un lecteur, dans l'avenir donc, un avenir riche de tous les passés, celui de l'auteur, celui du traducteur, celui du lecteur, de tous les lecteurs. Tout le passé, tout l'avenir, dans les limites d'un homme.
Traduire est un acte culturel, un pari risqué, une foi en ce qu'il y a de plus versatile, aléatoire, évanescent sur terre : la conscience des humains telle qu'on la devine à travers le frisson d'une langue. Perdu d'avance, pourrait‑on dire. Un livre, traduit par-dessus le marché, à quoi bon ? Surtout quand le marché le condamne ! A rien si ce n'est le désir de soi, la passion de l'Autre, un plaisir fictif, une passion ô combien déraisonnable, un monde qui n'est pas encore mais qui, peut‑être, sera. Pour cela justement il faut parier, avec l'auteur, avec le traducteur, avec le lecteur, avec les éditeurs qui s'y risquent, parier à corps perdu. Une consolation quand même, si on veut, on peut toujours constater que nos meilleurs économistes de marché et d'ailleurs ne font pas autre chose que parier. Ils gagnent parfois, fort rarement d'ailleurs, ils ne perdent jamais, c'est qu'ils parient avec l'argent des autres. Aussi sont‑ils le plus souvent sévères et tristes. Vu la beauté absurde d'une phrase, le vertige hallucinant d'un mot, le plaisir enfin de n'être, de temps en temps, qu'humain, même dans la douleur, autant parier sur la littérature et risquer de traduire.
Voilà pour le fond. Après, il faut une forme sans laquelle rien ne peut exister, une forme c'est‑à‑dire une limite, ne serait‑ce que celle du vocabulaire, de la grammaire, celle d'une langue. Vouloir, c'est tout et ce n'est pas grand‑chose. Il faut aussi savoir. Mais savoir quoi, mon Dieu ? Rien. Il suffit, je crois, d'aimer. Aimer le frisson désespéré d'une langue. Aimer et haïr la différence au point de vouloir la gommer, la déshabiller, comme on déshabille pour faire l'amour, pour couler le temps, le nôtre bien sûr, dans des mots, des mots autres que ceux qui l'ont ranimé, pour créer enfin. Mais alors, le traducteur serait‑il aussi un auteur ? Je veux bien le croire. Mais à lire les contrats de traduction je suis bien forcé de reconnaître qu'il s'agit d'un auteur un peu particulier : on lui garantit le droit de retirer son nom de l'ouvrage, c'est tout. Rien de plus naturel cependant : il est des amours partagés.