Un communiste, c'est connu, n'a pas d'état d'âme. Ce n'est pas qu'il soit dépourvu d'âme. Comme tout un chacun, il en a une. Mais cette baladeuse vit rarement chez lui. Elle dort ailleurs, dans le Parti. Ce conglomérat d'âmes mortes, c'est sa Vérité, c'est un serment qui survivra à sa propre mort, c'est la foi. Hors du Parti, point de salut. En cela il est, comme vous et moi, un enfant de la préhistoire.
Nul ne sait où et quand l'homme s'est inventé une âme. Ce qui est sûr, c'est qu'aussitôt née elle a foutu le camp vers les cieux, dans quelque inaccessible Paradis. De là-haut, tout au chaud dans sa maison de cristal, pure, transparente, elle guida l'homme sur les routes sanglantes, bourbeuses, gluantes de la civilisation. En perdant son âme l'homme s'est doté d'une foi, celle-là même qui déplace les montagnes et créa le monde contemporain.
Un jour quelqu'un découvrit que Dieu est mort, que la Raison n'est pas. Aussitôt les Paradis s'effondrent, les cristaux se brisent. Orpheline, l'âme s'en retourna dans sa misérable cage de sang, de chair et d'os. On imagine son inconfort. On conçoit qu'elle se mette dans tous ses états. On comprend sa nostalgie du Paradis perdu. Cette compagne encombrante, cette étrange maladie a un nom : liberté. Elle annonce une civilisation nouvelle. Il va falloir apprendre à vivre avec elle, à s'entre-tuer pour elle, à s'aimer malgré elle.
Certes, c'est une maladie de riches. Il n'est pas si loin le temps où, pour survivre, il fallait s'en débarrasser, s'agglutiner en masse compacte, anonyme, pour peser sur le monde, pour espérer enfin. Elles ne sont pas si lointaines, les terres où Dieu reste l'unique promesse qui donne le courage de mourir, la volonté de combattre, la force de refuser ce monde, cette vie.
Mais c'est surtout une maladie de la paix. Aussi, depuis que le Vietnam est en paix, elle a commencé à s'y répandre. Au sein du peuple, bien sûr : de tout temps, sous tous les climats, c'est un milieu favorable. Dans les rangs du Parti aussi : ce sont des hommes. C'est la mésaventure qui est arrivée à Duong Thu Huong. Elle a regardé le monde avec ses propres yeux, elle a jugé la société avec son propre entendement, elle a parlé pour son propre compte. La maladie a fondu sur elle comme une catastrophe. Et le Parti l'a chassée. Il n'y peut rien, la maladie est incurable. Ce faisant, le Parti défend son âme. Depuis qu'il est au pouvoir il semblerait qu'il n'excelle plus qu'en cela : défendre, défendre, défendre. Mais c'est un combat désespéré : la paix est incompatible avec les hommes sans âme.
Puisque le temps des chars n'est pas encore arrivé, peut-être est-il encore temps d'espérer, de vouloir. Qu'est ce qui empêche ce parti des âmes mortes à redevenir le parti des hommes libres ? Le poids du passé ? Il pèse lourd sur les coeurs, il ne pèse rien dans une conscience. Ce rien, c'est l'avenir qui n'est pas. Cela pourrait aussi être la confiance qui fut. Les communistes vietnamiens n'en manquaient pas quand ils n'étaient pas au pouvoir. Ils pouvaient alors confier leurs vies à de simples gens, sans bon de garantie. Au pouvoir, le Parti n'a même plus confiance en ses propres membres, qu'ils soient obscurs militants ou membres du Bureau Politique. Il n'a plus confiance qu'en lui-même, c'est-à-dire en personne. Cela se conçoit. En écoutant la société civile et ses propres membres (des membres ( !) redevenus des humains à part entière) le Parti perdrait sûrement son âme. Mais chaque communiste en gagnerait une, tout aussi sûrement. Ce ne serait certes pas une sinécure, mais on n'en meurt pas nécessairement. Du moins, s'ouvre une possibilité pour ce Parti de participer à la réalisation de son propre idéal (s'il en reste quelque chose, si les rouages de son organisation n'ont pas encore eu le temps de tout anéantir) : des hommes libres, heureux, dans un pays indépendant.
On ne saurait édifier un monde humain en s'appuyant sur les membres sans âme d'une religion sans Dieu. Un fantôme hante le Parti Communiste au pouvoir. Ce fantôme, c'est son propre néant, c'est la conscience de Duong Thu Huong quittant le Parti, c'est sa voix s'élevant hors de ses rangs, c'est la liberté.