Les paradis aveugles
roman de Dương Thu Hương
a été nominé pour le Fémina Étranger
© Copyright Phan Huy Ðường
J'ai trop vécu en Occident. J'ai trop appris à me méfier des mots. J'ai trop compris que le mot n'est pas la chose.
Je consommais des choses, et je lisais des mots. Dans ma tête, ils glissaient, légers, évanescents, beaux, laissant dans leur sillage ce frisson exquis, ce parfum délicat qu'on appelle conscience, d'autres diraient liberté.
Je me suis retrouvé englué dans une langue étrange, où chaque mot indique une chose, une forme, une couleur, une odeur, une saveur, un poids, une origine, un prix... J'ai cru qu'il s'agissait d'un décalage horaire : à quelques fuseaux d'ici, le temps est plus lent, les choses sont plus lourdes parce qu'il s'y trouve une autre culture, la mienne, de naissance. Vive la diversité ! Vive la tolérance ! Vive le monde multi‑culturel ! Mais non, c'est plutôt mort à la culture dont il s'agit. Car, au fur et à mesure que je lis, les particularismes s'estompent, l'exotisme s'effondre. Et je me retrouve face à quelque chose de profondément nu, de profondément vrai, de radicalement inacceptable : soi-même, dans la mesure où l'on refuse l'abstraction du monde, la solitude des nantis. Ce n'est pas parce que j'ai reconnu le paysage de mon enfance, celle d'un gosse des temps coloniaux et médiévaux au Vietnam. L'enfance, c'est entendu, ça se liquide par un quelconque meurtre du père. Ce n'est pas parce que je retrouve, à travers cette lecture, la douce consolation de l'âge de raison : on n'y peut rien. C'est que, dans cet acharnement des mots pour dire les choses, je retrouve cette vieille exigence des temps passés : "à l'intérieur des quatre mers, tous les hommes sont frères". C'est que de ces choses dépend la survie des êtres.
Que cette exigence naisse dans la parole d'une femme me semble être une promesse de réalité.
Et j'ai aimé ce monde où les choses écrasent les gens. J'ai senti et compris que si tout y a un poids, un prix, une origine, c'est parce que tout s'y paie cash, avec intérêts. C'est bien ce monde, le nôtre, celui où un quart de l'humanité accepte comme une nécessité scientifique, céleste, la souffrance, l'humiliation des autres. C'est un monde où aucun objet n'est superflu, où le mot superflu n'a aucun sens, où rien n'est gratuit, où tout est instrumental car tout est nécessaire. Nécessaire à la survie. C'est un monde où les mots ont une valeur parce que, justement, ils indiquent des choses pour l'homme. Car c'est un monde où l'on n'est que ce que l'on mange, que ce que l'on possède : ce que l'on mange ou ne mange pas, ce que l'on possède ou ne possède pas constitue la condition de l'existence, la mesure de l'humain.
Pas de sexe, pas de sang, pas de suspense. Ce sont des luxes hors de portée. Même pas une gentille histoire d'amour. D'une romancière vietnamienne de quarante ans, combattante bénévole de deux guerres sans merci, communiste, exclue du Parti, aimée par la jeunesse, on pourrait attendre quelques révélations terribles, quelques messages passionnés. Hélas, pas le moindre goulag à se mettre sous la dent. Bien sûr, il y a la Réforme Agraire, mais si peu, mais immédiatement suivie d'une campagne de rectification des erreurs. On n'a pas ressuscité les morts. Mais on a réinstallé les vivants dans leurs meubles. Pour une autre mort. C'est de celle‑là qu'il s'agit dans ce roman.
Quel monde bizarre où l'unique obsession, la mesure de tout, amour, haine, honneur, humiliation, se résument à un mot : manger. On donne la nourriture à ceux qu'on aime, on coupe la nourriture à ceux qu'on hait, on se pavane, on humilie avec de la nourriture.
Je lisais, l'autre jour, un savant article qui m'expliquait la pensée profonde d'un Français célèbre : "L'Homme est ce qu'il mange". Cela volait haut, depuis les considérations sur la diététique jusqu'aux sommets de la culture. Et je me disais que l'homme vietnamien n'est pas grand-chose puisqu'il ne mange presque rien. Et je me disais, qu'à moins d'accepter que cet être ne fût pas humain, nous ne sommes rien. C'est de ce rien dont il s'agit ici : un peu de riz, un peu de chou fermenté, un petit poisson séché et, pour les grandes fêtes, du pâté de porc, bref, même pas un ticket de métro à Paris. Ce rien, c'est un visage de l'humain en ce fin de siècle, c'est la dignité et l'humiliation d'exister. Ce sont les certitudes de la terre.
Je n'ai pas, de prime abord, compris cette obsession de comprendre, de trouver un prix, une origine à tout. Pourquoi la pêche qu'on mord doit‑elle être une pêche importée de Bulgarie, pourquoi les sandales qu'on porte doivent‑il être importés de Thaïlande, pourquoi la machine à coudre doit‑elle être à soixante-neuf roubles, pourquoi des graines de pastèques flottant sur les égouts doivent‑ils provenir de quelque repas de noces ? C'est que j'ai oublié un monde où tout se paie avec de l'existence, où l'enfer, pour être viable, exige une raison, une explication, un espoir, même mythique. C'est que, si je comprends les statiques et la nécessité du chômage, je suis incapable d'imaginer un chômeur en chair et en os. C'est qu'un homme tendant la main dans le métro me frappe encore de stupeur. C'est que le vol gracieux d'une bombe guidée au laser est la seule image que je connaisse de la guerre. C'est que j'ai oublié que la seule douleur inacceptable sur terre est celle que nous infligent les hommes. Bref, j'ai oublié un monde où la négation de l'humain par les choses ouvre la voie aux paradis aveugles, à la négation de l'humain pour les choses.
Cette négation, chez nous, a pris la forme monstrueuse d'une atroce copulation, celle des supposées Lois de l'Histoire avec la supposée Loi du sang, celle du marxisme avec le moyen âge. On naît révolutionnaire ou on naît réactionnaire, c'est une question de gênes. C'est une forme de justice compréhensible, dérisoire, terrible : il fallait naître ailleurs. Car, dans les pays maudits, les enfants payent jusqu'au bout l'existence de leurs parents.
Voici donc l'histoire d'une femme qui eut le malheur de naître dans une colonie, ailleurs que dans le prolétariat et la paysannerie pauvre, de naître à l'ombre du drapeau triomphant de la libération nationale sous la direction d'un parti communiste. Elle aura tout encaissé, tout payé. Elle se débat entre une mère, une tante, un oncle. Elle se débat entre l'avenir d'un passé condamné et le passé d'un avenir mythique. Et finalement, elle n'est d'accord sur rien, avec personne. Ni avec elle-même, cela va de soi, à tout âge. Ni avec sa mère, cela se conçoit, à l'adolescence. Ni avec sa tante, cela se comprend, au seuil de la maturité. Ni avec la société, cela s'explique partout. Ni avec son temps, cela ne s'explique pas, ne se comprend pas, ne se conçoit même pas, c'est le privilège de la jeunesse, de la vie. Car la vieillesse, cette mort banale et quotidienne, ce n'est que cela : l'impossibilité de discuter jusqu'au bout, de quoi que ce soit, avec personne. Cette résignation, on la ressent sans peine, tous les jours que le bon Dieu fait, lorsqu'un débat se ferme sur une pointe d'ironie, une politesse qui dévie, un silence au-delà duquel c'est la rupture irrémédiable ou une morne convivialité. Solitude subie, consentie, inévitable, cul de sac sans issu à une fuite de jours sans nécessité, avenir en forme de radotage sans fin. Qui saura jamais quand, comment et pourquoi il a perdu sa jeunesse, la fraternité du désaccord ?
Cette femme, je l'ai aimée. Elle m'a appris que quand on naît vietnamien, on meurt vietnamien, quel que soit le passeport qu'on présente aux registres de l'enfer. Ce n'est pas un choix, c'est une malédiction. La seule issue humaine est de la choisir. C'est dire qu'il faut d'abord tout payer, capitaux, intérêts, arriérés, jusqu'au bout, car ce monde sans merci n'accorde jamais de grâce, car les crédits relais augmentent la dette. Il faut payer une fois pour toutes. Il faut payer le passé confucéen et colonial. Il faut payer la guerre et la paix, la sienne et celle des autres. Il faut payer la défaite des uns, la victoire et les illusions des autres. Il faut payer jusqu'au droit à l'existence. C'est dans la logique des choses, dans l'ordre des gens. Et ce n'est qu'après avoir tout payé qu'on peut enfin relever la tête et rêver d'un avenir qu'il faudra, de nouveau, chèrement payer. Le oui qui conclut Les Paradis Aveugles[1] résonne comme un défi, comme une promesse d'humanité.
Car, tout à coup, au-delà des certitudes de la terre, s'impose une autre certitude, celle d'une présence. Car cette présence pesante du monde n'est qu'un leurre. Ce n'est que le masque pathétique d'une présence au monde, celle d'une femme qui dit non. Non, au passé et ses haines inexpiables. Non, aux traditions et à leurs chaînes. Non, à ce monde‑ci où le malheur de naître vietnamien équivaut à naître sans avenir. Et quand, en fin de course, cette voix se met à rêver et à murmurer un premier oui, j'ai compris que du malheur de naître, là où il ne faut pas, peut surgir un bonheur, malgré tout, de vivre.
Mme Duong Thu Huong dérange, comme toute femme qui se met à exister. Elle séduit, comme toute femme qui refuse. Elle fait peur, comme toute femme qui dit "je veux". Elle est l'honneur de notre littérature contemporaine. Au Vietnam, elle a déjà trouvé son public, tous ceux, jeunes et moins jeunes, qui exigent un avenir ouvert, l'avenir. Souhaitons qu'en dehors du Vietnam elle trouvera aussi son public, tous ceux pour qui le mot humain est une exigence sans frontière ni particularisme, tous ceux pour qui aimer reste un espoir, une volonté.
[1] Les Paradis aveugles, Duong Thu Huong, traduit du Vietnamien par Phan Huy Duong, Éditions des Femmes, 1991