Quinzaine Litteraire-840

 

Retour à la jungle

Nhât Tuân

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Roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong et Dang Tran Phuong

Éditions Philippe Picquier

 

 

Entretien de Mireille Gansel avec Phan Huy Duong

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LES GOUFFRES DE L’ÂME

La Quinzaine Littéraire, n° 840

 

« Je fixai la lune suspendue dans le ciel, sorte de barre de fer chauffée à blanc et tordue. Moi qui avais horreur des histoires compliquées, j’allais être servi. »

 

MG : Ce livre a été publié en 1988. Mais les faits qu’il relate, peut-on les dater ? A plus d’un égard, il me fait penser au Procès de Kafka. Le Procès est à la fois intemporel et historiquement, culturellement, politiquement daté.

PHD : Pour le lecteur occidental, ce livre évoque irrésistiblement Kafka. Pourtant son œuvre est quasiment inconnue de la plupart des Vietnamiens et n’a eu aucune influence dans la littérature contemporaine du Vietnam à ce jour. Néanmoins, comme pour le Procès, ce livre est à la fois historiquement, politiquement daté tout en étant par certains côtés intemporel.

1988 est l’année de relative libéralisation de la publication des œuvres littéraires dans la logique de la politique de Renouveau (Dôi Moi, 1986) destinée à sortir le pays de l’effondrement économique. C’est alors qu’une nouvelle génération d’écrivains vietnamiens (Nguyên Huy Thiêp, Duong Thu Huong, Pham Thi Hoai, Bao Ninh, etc.) a trouvé son public à travers des œuvres où elle ose affronter des problèmes auparavant tabous.

MG : Est-ce que la double métaphore, ‘la jungle’ et ‘le retour’, qui sous-tend ce roman est elle-même politiquement datée ?

Très certainement. Le roman relate la vie d’un groupe d’hommes qui explorent la jungle afin de tracer une route : « au départ de la mission, il nous avait dit que cette route revêtait une importance stratégique, qu’elle servirait à ravitailler des villes qu’on développerait dans le futur ». Le thème évoqué ici est une métaphore de la recherche d’une voie de développement économique pour le pays dans les années où l’ex-système socialiste s’effondrait et où le Vietnam souffrait de disette. Il reprend dans les conditions de l’après-guerre un thème rendu célèbre dans la littérature du pays par le poète Chê Lan Viên : L’Homme qui chercha la voie pour libérer la Patrie (c’est-à-dire Hô Chi Minh).

Retour à la jungle. La jungle était le point de départ de la libération du pays. Ici, elle devient le point de départ d’une nouvelle aventure : la construction du pays.

MG : En quoi cette métaphore si vietnamienne évoque-t-elle littérairement Kafka ?

PHD : Formellement, le récit évoque le Procès. Cinq hommes errent dans une jungle sans fin qui représente en fait le monde où ils sont ‘condamnés’ à vivre pour réaliser une mission dont ils ne devinent ni le sens, ni la fin. Ils ne sont reliés à l’extérieur que par un vieil émetteur-récepteur qui leur donne des ordres qui semblent venir d’un autre monde, des ordres ubuesques, sans explications ni justifications.

MG : Mais chez Kafka, le ‘héros’ est seul.

PHD : Ici réside la différence culturelle. Le sujet pensant de Descartes si cher aux Occidentaux constitue une nouveauté dans la culture traditionnelle du Vietnam. Il n’a commencé à apparaître dans la littérature vietnamienne qu’au début du 20e siècle à travers l’accueil de la littérature française. Dans ce roman, le ‘héros’ est en fait une petite communauté humaine liée par un destin commun. Malgré tout ce qui les oppose entre eux, il reste, au moins sur le plan affectif, une solidarité très caractéristique des communautés villageoises.

MG : Mais ce livre n’a-t-il pas à cet égard une originalité tout à fait novatrice ?

PHD : Au départ, dans cette communauté on retrouve des ‘types’ humains familiers dans la vie, la littérature et le théâtre populaire : « Une fois la bête abattue, l’Érudit reçut le cerveau, le courageux Gendarme qui avait frappé le sanglier à la tête hérita du foie. Ils me réservèrent le cœur à cause de la pitié que j’avais témoignée à l’animal et le Cantinier, bon dernier à courir, reçut la queue. » On trouve ici un élément commun avec Kafka : l’humour noir.

Mais ces hommes obligés de risquer quotidiennement leur vie pour une mission absurde finissent par prendre conscience d’eux-mêmes et découvrir les ‘gouffres de l’âme’ individuelle.

MG : N’est-ce pas là la critique la plus radicale du système, du slogan qui accompagne toute cette traversée de la jungle (la fin justifie les moyens), puisque dorénavant ce qui prime, c’est l’humain ?

PHD : Effectivement. Et pas seulement critique du système socialiste. Dans la culture traditionnelle, l’homme vietnamien prend conscience de soi en tant que sujet à travers ses relations concrètes à sa communauté : la famille, le clan, le village, la région, le pays. ‘Dông bào’ qu’on traduit par compatriote signifie étymologiquement ‘né de la même matrice’. Sur cette forme de conscience de soi, au vingtième siècle, s’est greffée une autre forme de conscience communautaire de soi : l’idéal communiste, le Parti. Face à l’effondrement de la mission, nos héros découvrent qu’ils sont aussi des invidus nés d’une histoire personnelle, d’amours et d’aspirations singulières. Le narrateur est à ce titre emblématique. C’est un orphelin, il n’a pas de famille, donc pas d’ancêtres, donc pas d’origine sociale identifiable dans cette société confucéenne où le PC exige dans tout CV politique de remonter au moins jusqu’à la troisième génération. Il ne peut se raccrocher à aucune communauté humaine. La seule amitié qu’il aît connue est celle d’un chien. Par ses questions naïves, libres, il amène chaque personnage à jeter le masque, à assumer son histoire personnelle, à affronter son propre gouffre.

MG : A propos d’amour et d’histoire personnelle, ce qui me semble tout à fait novateur dans ce livre, c’est aussi le fait que des hommes se remettent en question à travers leurs relations à la femme.

PHD : Dans ce roman, les femmes ont un rôle particulier. Ce sont elles qui, en définitive, donnent un sens à la vie de ces nouveaux damnés de la terre. Le Cantinier supporte cette existence absurde par amour pour sa mère : il veut lui payer une maison avec un vrai toit. Le Gendarme déserte sa mission par amour pour la femme du chef de la milice de son village. Il ne renonce à cet amour qu’en apprenant que la femme est enceinte de son mari. Respect de la mère, respect de la vie. Le Chef, au seuil de la mort, réaffirme le seul véritable amour de sa vie, une femme qu’il a été forcé, par le Parti, d’abandonner avec son enfant. Il la réhabilite à ses yeux et aux yeux de ses compagnons sinon à ceux de la société. Le narrateur achève le récit sur la seule note un peu optimiste : son amour pour une jeune femme des minorités des montagnes rencontrée au cours de ses pérégrinations. « Dans cette maison sur pilotis, devant ce feu joyeux, je me sentis vivre dans une autre humanité où chaque rire du vieillard, chaque parole de la jeune femme faisait résonner en moi un nouveau rythme […] En moi montait un désir d’embellir l’âme humaine. »

MG : Ce personnage du narrateur m’amène à une question : qui est Nhât Tuân, l’auteur du roman ?

Voici ce que l’auteur dit de lui-même. Né à Hanoi en 1942, je l’ai quitté à 16 ans pour travailler en forêt afin de rééduquer l’homme ancien en moi et créer l’homme nouveau. En 1964, je suis parti construire la ‘piste Ho Chi Minh’ à travers la Cordillère Truong Son. En 1968, je suis revenu à Hanoi pour travailler en informatique. En 1973, j’ai été réengagé comme éclaireur dans le génie militaire au Sud-Vietnam. En 1976, j’ai travaillé aux Éditions de la Culture de Hanoi. Actuellement, je travaille comme journaliste à Saigon. J’ai publié dix romans, cinq recueils de nouvelles. Après Retour à la Jungle, Flamme froide publiée en 1991 à Saigon a retenu l’attention du public.

MG : Qu’est-ce qui vous a amené à devenir traducteur du vietnamien au français ?

PHD : L’amour de la langue et de la culture françaises, le désir de les enrichir avec des apports venus de la culture vietnamienne. Actuellement, les Vietnamiens traduisent beaucoup d’œuvres françaises. L’inverse n’est hélas pas vrai. Vous êtes d’ailleurs l’une des rares personnes à avoir fait la démarche d’aller vers cette culture, cette langue, à vous ouvrir à cette littérature, à l’accueillir dans la vôtre en ayant traduit des poèmes vietnamiens. Il y a peu d’espoir de trouver dans l’avenir immédiat beaucoup de Français aptes et intéressés à faire ce travail. J’aime les deux langues, les deux cultures. J’essaie de le faire dans les limites de mes moyens. J’ai traduit une cinquante d’écrivains et de poètes vietnamiens. Ils ont été pour la plupart publiés dans la collection de littérature vietnamienne que je dirige aux éditions Philippe Picquier. J’ai aidé deux jeunes Vietnamiens de France à pratiquer cet art. Il reste aussi à aider, à encourager les valeureux éditeurs qui osent se lancer dans cette aventure, notamment pour la littérature contemporaine du Vietnam. Ils sont rares, peu soutenus.

MG : Vous êtes aussi un écrivain ?

PHD : J’ai publié en vietnamien un livre intitulé Devenir humain ensemble, aux éditions Hông Linh, en français un recueil de nouvelles, Un amour métèque, aux éditions de L’Harmattan et dernièrement un essai, Penser librement aux éditions Chronique Sociale. Quand on vit, pense et sent à travers deux langues aussi différentes que le vietnamien et le français, on finit par se poser des questions sur la condition humaine et par s’enfoncer, si j’ose dire, dans la philosophie. Ce n’est pas grave. Parfois on en sort, aimant les hommes.

© Copyright Phan Huy Ðường, 2001