Ils ne produisent pas, ne possèdent rien, ne sont rien, ne rêvent à rien. Ils consomment. Comme tous les hommes. Mais ils ne consomment pas pour devenir, pour faire. Ils consomment pour être, et ils ne sont que pour consommer. Ils pèsent de tous leurs poids sur terre, affectent de faire, de croire à... pour consommer. Ils sont la liberté à l'état brut, la liberté sans but, sans responsabilité, la liberté sans l'Autre, la liberté sans hommes. Ils sont le néant de l'homme. Ce sont les hommes du néant. Ils naissent et grandissent dans le silence de l'éphémère.
Cela fut possible pendant un demi-siècle en URSS. Cela est possible au Vietnam d'aujourd'hui. Cela reste possible partout au monde, jusqu'à la fin des hommes ?
L'intérêt puissant qu'on éprouve à lire les textes des écrivains de la pérestroïka [La seule issue - Flammarion] réside dans cette certitude, cette interrogation : c'est possible, pourquoi ? Pourquoi et comment l'idéal des révolutionnaires d'Octobre 1917 s'est mué en cette réalité monstrueuse que fut le stalinisme, en cette effroyable machine à moudre de l'homme pour produire de l'inefficacité ? Pour un Vietnamien cette lecture est doublement intéressante car l'heure de toutes les interrogations a sonné, quatorze années de victoire ayant dévoré presque toutes les réserves de survie : un prestige politique international inégalé dans l'histoire réduit en complexe, une confiance populaire ardente transformée en doute sinon en mépris, des hommes laminés jusqu'aux os, des dirigeants historiques déboussolés...
A vous à qui je recommande cette lecture je dois dire que je n'ai pas trouvé réponse à mes questions. Peut-être la réponse ne pourra-t-elle jaillir que d'elle-même, de l'action. Les hommes avaient bien créé des navires longtemps avant qu'Archimède n'expliquât pourquoi ils flottaient.
Au moins peut-on en tirer deux enseignements utiles.
D'abord rien ne sert de lorgner vers l'URSS. Le Vietnam n'y trouvera pas la solution à ses problèmes car l'URSS d'aujourd'hui dispose d'atouts qui n'existent pas au Vietnam :
1) une base matérielle, technique et scientifique des temps industriels
2) une classe ouvrière nombreuse et instruite
3) un niveau culturel moyen élevé
4) un passé qui s'est éloigné du coeur des hommes avec son cortège de haine, de terreur et d'illusions fanées
Certains pourraient encore rêver : la même voie et les mêmes moyens produiraient les mêmes résultats. Le dire c'est déjà y renoncer : plus personne ni au pays ni dans le monde actuel n'est prêt à y aller !
Ensuite il est important de suivre de près ce qui se passe là-bas. Il existe trop d'analogies entre les deux régimes pour négliger la moindre tentative de le comprendre.
Le Vietnam d'aujourd'hui comme l'URSS est né de la haine et de la peur. La haine de l'oppression coloniale et impérialiste, la peur d'être vaincu. Certes, pour haïr encore faudrait-il aimer, et il fallait un amour immense des hommes pour craindre la défaite plus que la mort. Il n'est écrit nulle part que l'amour des hommes ne puisse avoir d'autres visages que cette haine et cette peur. Ces masques nous furent imposés. Ce passé n'est pas indifférent à notre présent. De lui seul peut naître un avenir, pour le meilleur ou pour le pire.
Donc, il y a plus de cinquante ans, des hommes avaient préféré la mort à l'esclavage. Ils se firent communistes. Peu leur importaient leurs propres morts : leurs choix en avaient fait des morts en sursis. Ils avaient plus peur de la défaite que de mourir : c'était le sens même de leur misérable existence qui leur échapperait. Il n'y avait pas d'autre issue à leur vie que celle-là : vaincre. Pour vaincre, pour changer le réel, il fallait opposer à l'adversaire une force réelle, matérielle supérieure. Ils n'avaient, pour l'essentiel, que leur existence, c'est-à-dire presque rien. Mais ce rien pesait tout de même son poids de chair, de sang et d'intelligence dans le monde. De ce constat naîtront leur force invincible et le néant de l'homme.
Une baguette de bambou peut être brisée sans effort. Casser un paquet de baguettes de bambou nécessiterait une force phénoménale. L'Union fait la force, voilà la solution : des millions d'hommes, librement, se transformèrent en vis, en écrous d'une machine unique qui lançait tout son poids de chair et de sang dans la même direction, toute sa violence sur la même cible. C'était ce qu'on appelait le communisme de guerre. La machine était effectivement invincible parce que c'était une fausse machine, parce que ses vis et ses écrous étaient de fausses vis, de faux écrous, de vrais hommes qui, librement, prêtaient à la machine, avec leur corps, leurs exigences d'humanité. Sa cohésion ne venait pas des pas de vis, de la matrice des écrous. L'homme restait son fondement. Elle avait de ce fait son prolongement naturel dans le coeur de tout un peuple assoiffé d'indépendance, de liberté, de dignité. Elle devint efficace. Avec la victoire naît le divorce : les hommes ne sont pas des machines. En URSS cela prit du temps : le pays restait longtemps menacé, beaucoup d'hommes sur place et de par le monde restaient prêts à tout pour qu'il survive. La machine trouva en eux les conditions de sa survie, la vérité de ses mensonges. Le divorce n'éclata que le jour où le pays cessa d'être militairement menacé, c'est-à-dire aujourd'hui : il suffit que l'URSS se suicide pour que cette terre devienne inhabitable. Au Vietnam, et c'est sans doute une chance, le divorce éclata plus rapidement : notre monde, entre-temps, est devenu un peu moins barbare. Ce fut en partie grâce à notre lutte, grâce à l'inhumanité envers nous-mêmes que nous avons consentie un demi-siècle durant pour abattre cette négation de l'homme que furent, que restent le colonialisme et l'impérialisme. Bref, en France, en Europe, aux Etats-Unis et un peu partout, il s'est en partie civilisé en nous refilant sa barbarie, il s'est un peu humanisé en nous refilant son inhumanité. Ce fut sans doute un honneur. Cela reste une malédiction. Peu importe, nul ne choisit la terre où il naît, et il n'est donné à personne de décharger son épaule du poids de cette terre.
De cette longue guerre il nous reste une longue plaie : le Parti. Cette machine pour combattre l'oppression est devenue elle-même oppressante. Ce n'est peut-être pas qu'il le veuille, mais on ne peut impunément vivre comme une vis, un écrou cinquante ans durant : on finit par ne plus savoir être autre chose, par le devenir réellement. La victoire de la révolution vietnamienne fut d'une part la victoire de l'homme sur la machine (les lois d'airain de l'économie... comme diraient certains idéologues de naguère et... d'aujourd'hui ) et d'autre part la victoire de la machine sur l'homme (ce que certains de nos écrivains disent quand ils parlent de la perte du moi dans la création artistique).
Au fond, il est juste que chacun paye pour l'époque qu'il n'a pas choisie, pour les rêves qu'on lui a interdits, pour les actions qu'il a accomplies. C'est faire son métier d'homme ou, comme le dit joliment un adage de chez nous, régler sa dette de vie, je suis le premier à y souscrire. Le seul problème qui demeure c'est que les vainqueurs font presque[1] toujours payer leur inhumanité aux vaincus et, pire encore, aux générations à venir. Dans le fond, c'est notre principal problème. Avec la victoire vient le pouvoir, le pouvoir de décider de l'avenir des autres. Ce pouvoir chez nous est actuellement détenu par des hommes pour qui la défaite est pire que la mort, pour qui tout éparpillement des forces, toute différenciation équivallent au danger d'être vaincus : le déséquilibre des forces en présence était tel qu'il n'y avait pas à leurs yeux d'autre alternative que l'unanimité ou la défaite. Tous devaient être faits du même acier, coulés dans le même moule. Ce pouvoir découle d'une machine qui n'est efficace que sur cette base et dont la raison d'être a en grande partie disparu. Elle avait pour mission de transformer les hommes en vis et en écrous. Elle doit aujourd'hui inviter des hommes à inventer ce qui n'a encore jamais existé nulle part : le socialisme, l'association libre des producteurs. Il faudrait qu'elle se renie. Rien ne prouve qu'elle soit incapable de ce saut existentiel. Rien, sauf les statistiques[2].
Je suis de ceux qui croient aux statistiques à court terme : il faut bien partir du monde tel qu'il est, des hommes tels qu'ils semblent. Donc, pour l'instant, je broie du noir : cette machine, ne serait-ce que par inertie, tentera de survivre aux conditions de son existence. Les meilleurs dirigeants auront beau tempêter selon leur bon coeur, leur bonne foi, leur idéal. Rien ne changera : ils sont impuissants car ils tirent leur être d'elle. Les résolutions définitives se transformeront en feuilles mortes, les paroles passionnées en langue de bois. La machine tourne à vide. Elle moud de l'homme pour produire du néant : elle est fille du néant. Elle ne produit pas : ce n'était pas son objectif. Elle ne possède rien : ce n'était pas son idéal. Elle ne rêve à rien : le rêve qui l'a enfantée et nourrie s'est réalisé. Alors elle consomme pour consommer, pour se survivre. N'étant plus pour rien son langage est négation du langage c'est-à-dire mensonge, ses actes sont négation de l'action c'est-à-dire gestes rituels, cérémonieux, religieux. Elle n'est plus que pour être, et tant qu'elle est elle consomme pour continuer d'être, le plus longtemps possible : c'est l'absolu de l'éphémère, le néant érigé en système, c'est le silence des hommes, c'est notre bureaucratie, cette énormité en soi et pour soi, le prix passé de notre existence présente, la croix à venir de notre passé d'homme, c'est le reniement que nous n'osons pas, pas encore[3] ?
Je suis aussi de ceux qui croient que l'homme n'est rien que ce reniement du monde qu'on lui fait, qu'il s'est fait, que ce désir d'un monde autre qu'il contribue à faire, d'un humain autre qu'il contribue à créer, à chérir. Aussi je me mets à espérer. Si cette machine à moudre l'homme pour produire du néant était possible c'est que l'homme n'est au fond rien d'autre que ce néant. Et si l'homme n'est que ce néant le pire n'est pas sûr. L'homme statistique faisait, fait encore la force du capitalisme et du stalinisme. Il imprime à l'époque sa "nécessité". Elle rend possible tous les monstres sans visage qui décident de nos vies, aussi bien les machines bureaucratiques à l'Est que les "lois d'airain" des finances à l'Ouest, les lendemains qui déchantent et les vendredis noirs qui tuent... Mais si l'homme n'est que ce reniement alors il sera toujours à faire, à inventer. C'est un avenir sans contours prédestiné, une exigence à jamais inachevée : humains, comme nos désirs, nos espoirs, nos désillusions et, quelques fois, nos joies et nos peines. Alors le socialisme reste une possibilité.
En émergeant du siècle le plus meurtrier dans la longue histoire des hommes, comme il est réconfortant d'entendre l'un de ces écrivains reprendre à son compte cette belle exigence que bien des hommes de mai 68 en France ont reniée : "Soyons réalistes, exigeons l'impossible".
Car, c'est sûr, si nous cessons de l'exiger on finira par exiger de nous que nous cessions d'être des hommes.
[1] Au moins une fois dans l'histoire du Vietnam ce ne fut pas le cas. Après la victoire sur les Mongols le roi Trân fit brûler toute la correspondance entre l'ennemi et les gens du pays signifiant sa volonté de ne considérer que l'avenir et sa confiance en l'homme.
[2] Nul ne connaît la composition du PC vietnamien. Combien de membres, de quelle origine sociale, avec quel niveau d'instruction ? Cette machine qui dispose de tout, réglemente tout, impose tout, est une énorme boîte noire indéchiffrable à ses propres composants. Comme Dieu le Père, comme la Bourse de New York, elle est toute puissance, tout silence, toute obscurité. On lui donne environ 1,5 millions de membres. C'est dire qu'elle ne saurait être un "parti d'avant-garde" au sens que lui donnait Lénine. Un vote démocratique en son sein révélerait son vrai visage: probablement une association majoritaire de paysans, d'ouvriers, d'intellectuels émergeant à peine du 19ième siècle. D'où la puissance et l'impuissance de ses dirigeants.
[3] En Pologne, en Hongrie et en RDA cette machine se détraque sous la pression de la société civile. En URSS elle tremble entre le marteau des dirigeants et l'enclume de la démocratisation. En Chine elle se hérisse derrière les fusils dans la convulsion des purges. Dans tous les cas l'issue de la lutte reste incertaine et personne ne peut prévoir ce qui, finalement, en sortira. Au Vietnam il semblerait qu'elle essaie d'éliminer les problèmes en se débarrassant de ceux et celles qui les dévoilent!