Il est des blessures qui ne se referment jamais, des blessures vives, comme on dit. C'est qu'elles sont vivantes, c'est-à-dire porteuses d'avenir. Le meilleur, le pire, et l'insignifiant. Car, tant qu'on vit, on n'a pas le choix, tout est à venir, y compris la mémoire, le passé. La guerre, de ces blessures, est la plus terrible. L'affaire Touvier nous le rappelle. Que dire alors d'une guerre de vingt ans où la peau des cadavres se présente comme la pensée stratégique suprême de la première nation industrialisée du monde, où toute famille vietnamienne a dû déplorer la perte d'un être, la fin d'un monde.
Kafka aurait-il raison ? Nous vivons sur une brèche du temps. Ce n'est pas le passé qui nous propulse vers l'avenir, mais l'avenir qui nous repousse dans le passé. Voulait-il dire par là que nous avons peur d'être libres ? On devrait alors l'écouter. Il est toujours plus facile de croire en une idée que de faire confiance à un homme. Alors on cherche son avenir dans la Bible, le Coran, ou on le fuit dans le Nirvana. L'Etre, comme le Néant, dispense de devenir. Il y a plus facile. Si l'avenir devait naître de l'inertie du passé, faisons des statistiques, déterminons l'avenir en fonction du passé. La loi des grands nombres si souvent vérifiée nous libérerait du malheur d'être unique, du courage d'exister, de la douleur de créer. Et aussi de tout avenir, humain, s'entend. Mais la mémoire est têtue, elle ne se démontre pas, elle se choisit. Après sa victoire dans la Guerre du Golfe, le président Bush s'est écrié devant un Congrès béat : "We are American". Cela n'a guère transformé le Mémorial en l'honneur des cinquante mille militaires américains morts au Vietnam en Arc de Triomphe, encore moins en autel pour service rendu à l'humanité. Les réactions à l'affaire Touvier montrent que si trois juges et quelques autres ont choisi, il existe des Français qui ont encore du mal à se choisir, dans ce sens.
Qu'en est-il des Vietnamiens à propos de la dernière guerre d'Indochine ? C'est la question que pose avec le dernier roman de Duong Thu Huong, Roman Sans Titre[1].
Mme Duong Thu Huong, comme à son habitude, piétine encore un tabou, et repose la question de cette guerre. Comme à son habitude, elle ne la pose pas dans la perspective d'une idée, mais dans celle d'une liberté.
Un homme, à vingt-huit ans, après dix ans de combats comprend qu'il ne peut plus avoir d'avenir. Ayant vécu trop longtemps avec la mort, il ne sait plus imaginer la vie. Il revient dans son village lors d'une permission. Ce n'est pas le retour au pays natal, c'est le chemin de croix qui transforma un jeune paysan plein d'ardeur et de foi révolutionnaire en une machine à tuer. Ce chemin est jonché de cadavres, pas seulement ceux des ennemis ou des compagnons d'armes, mais surtout les siens : l'amitié, l'amour, la confiance, le respect, les rêves de gloire.
Puis nous le suivons marchant vers le front, vers la victoire, vers la gloire tant rêvée. Et nous comprenons que ce chemin n'est pas celui de l'avenir. C'est un chemin vers le passé, un passé lointain, immémorial, un passé d'avant la guerre, d'avant l'espoir, où des tribus de cigognes décharnées pataugent dans la boue des éternelles rizières du Vietnam, à la recherche d'une maigre pitance. C'est que, s'appuyant sur le patriotisme des Vietnamiens, des apparatchiks déracinés ont bâti un nouveau royaume monothéiste à leur usage exclusif.
On imagine mal que pareil voyage aboutisse à un chant :
"Je grimpe sur la colline, je m'assieds sous le banian".
Car, au bout, il n'y a rien, ou presque. Un vague visage de femme qui n'est ni tout à fait celui d'une mère, ni tout à fait celui d'une amante. Un visage de femme pour des hommes à qui il n'a jamais été donné le temps d'aimer.
Et pourtant, cela suffit. Cette vague lueur née d'une enfance saccagée par la guerre aura survécu à une autre guerre et empêché un homme de devenir une marionnette. Elle aura interdit à l'avenir de le repousser dans le passé. Qui connaît Mme Duong Thu Huong le comprend sans peine. Là où se pose son regard, là surgit une exigence : vivre et aimer.
Ce roman est le premier sur la guerre du Vietnam qui soit optimiste sans être idiot. Il nous invite à voir sans fioriture notre passé. Pour vouloir un avenir. Quitte à souffrir encore d'une ancienne blessure. Cela s'appelle Liberté.
[1] Roman Sans Titre, Duong Thu Huong, traduit du Vietnamien par Phan Huy Duong, Editions Des Femmes.