Il est mort, le dictateur modèle, l'idéologue le plus conséquent de l'Histoire. Il est mort, le petit cordonnier qui rêvait de socialisme dans la clandestinité. Il est mort dans la dignité, sans s'être renié. Une parodie de procès, une balle dans la tête, quelle belle fin pour un homme fidèle ! C'est sans doute l'un des monstres les plus purs qu'ait produit l'humanité, le seul qui mourut à la face du monde. En cela il fut exemplaire. Il faut l'en remercier.
Comme Dieu, comme le Diable, comme tout être exemplaire il servira au-delà de la mort. Bouc émissaire des uns, bonne conscience des autres, toujours il lavera plus blanc. A quelques uns il apportera peut-être un peu plus qu'une nouvelle marque de lessive : l'occasion d'entrevoir le visage hideux qui sourit quelque part au fond de chacun, le visage de l'homme.
Etait-il naïf, était-il fou ? Comment comprendre sa décision de rassembler 100.000 hommes sur la place de Bucarest, après Timisoara, alors qu'alentour toute l'Europe de l'Est se disloquait ? Il n'était pas naïf : il avait une garde prétorienne et des comptes en Suisse. Il n'était pas fou : la place était encerclée par ses blindés. Il n'était ni naïf ni fou, simplement il avait la foi, comme tout un chacun de nous. Pas la foi en l'homme : la foule était dans la mire de ses mitrailleuses.
C'est cette foi sans laquelle il n'est rien d'humain sous le ciel qu'il nous faut examiner car, tant qu'il y aura des hommes, quel qu'en soit le visage il nous faudra l'affronter. En quoi croyait-il donc ?
Il était mort en fidèle, déniant aux hommes qui le détenaient le droit de le juger, n'acceptant de parler que devant la Grande Assemblée Nationale, devant la Classe Ouvrière, devant le Parti. C'est qu'il avait foi dans le Peuple, la Classe Ouvrière et son Parti d'avant-garde. Ce ne fut même pas une ultime et narcissique comédie : dans leur fuite, sa femme préférait, comme une bête, l'ombre des forêts, lui, comme un communiste, il recherchait la protection des usines. Il fallait l'avoir vu et entendu sur la Place de Bucarest en ce jour de décembre, ce monstre hideux né d'une merveilleuse candeur : le Peuple, la Classe Ouvrière, le Parti étaient là, impurs produits de l'Histoire dont il comprenait les Lois. Il suffisait de les appliquer, de leur expliquer, et tout rentrerait dans l'ordre. Et il avait expliqué, et il avait promis la nourriture, l'argent. Et il fut abasourdi de se retrouver face à des hommes. Cette modeste catastrophe ne s'était pas consumée dans un holocauste à la Hitler ou en champignon d'Hiroshima. Ce ne fut certes pas faute de volonté ni faute de moyen, mais faute d'esclaves : on pouvait encore le craindre, on ne pouvait plus le croire. Cela l'avait tué.
Il est mort. Paix à son âme. Et revenons à la nôtre puisque nous sommes toujours vivants. Qu'elle est belle, notre âme, en ces jours de libération : propre, nette, sensible, généreuse par-dessus le marché.
On va pouvoir respirer. Ceaucescu est mort et enterré. Avec lui s'achève une folie : morts et enterrés le communisme, le socialisme, le marxisme. L'Occident triomphant de l'Atlantique à l'Oural va pouvoir dormir et même rêver sur son doux oreiller. C'est enfin la fin des idéologies, le retour à la Raison.
Plus de menace à l'horizon de notre bonheur.
Certes, il faudra apprendre vivre sans prétention. On sera réaliste. On se contentera d'être heureux, modestement, raisonnablement, humainement. On acceptera humblement de se plier aux dures Lois du Marché, à la Nécessité de la Crise, aux Contraintes de la Concurrence. Et on mangera du foie gras à Noël en regardant Champs Elysées.
On cotisera chaque jour pour subventionner les Agents économiques afin de diminuer la production du lait, du beurre, des légumes, du ciment, de l'acier ... De temps en temps on enverra quelques conserves aux trois quart de l'humanité, quelques divisions à Grenade, aux Philippines, au Panama pour défendre la vie et les biens des hommes, pour sauver la démocratie, faire respecter les droits de l'homme. On aura aussi le courage d'en payer le prix, on acceptera de tuer un petit peu dans ces sombres taudis de la civilisation, juste un petit peu, à peine quelques milliers de victimes, des civils certes, mais indigènes.
Et l'année prochaine on ira voter pour Pol Pot à l'ONU.
Car, voyez-vous, Deng Xiao Ping n'avait pas tort, il faut donner une leçon à ces Viêt : ils ne se sont pas contentés d'être communistes, ils ont osé abattre la colonisation, résisté au leader du monde libre. Et ne venez pas sous prétexte de génocide nous parler du devoir d'ingérence : les hommes, ça vit en Europe, aux Etats Unis, au Japon peut être ... en dehors, il n'y a que des indigènes qui, de plus, nous doivent beaucoup d'argent. Pour cela aussi il faudra une armée bien équipée. Pour défendre nos frontières, notre bonheur contre l'invasion des gueux et le cas échéant réclamer nos droits : ils doivent payer, la Propriété n'est-elle pas un droit fondamental de l'homme ?
Tout bonheur a son prix. Le prix du nôtre est raisonnable et doux. Il suffit de ne pas trop chercher à comprendre, de faire confiance à nos Managers. Eux, ils comprennent la Crise, ils connaissent les Lois du Marché. Ils ont le courage des combattants d'avant-garde. Ce sont les chevaliers BCBG de la modernité, les héros permanents de notre temps. S'ils affirment qu'il faut payer nos gens pour réduire la production de lait alors que des millions d'enfants crèvent de faim, ce n'est pas qu'ils soient méchants, c'est que c'est Vrai, qu'il ne peut pas en être autrement : ils obéissent à la Nécessité de l'Economie que seule leur Science permet de comprendre. Oui, mes frères, il faut croire, croire, croire. Le bonheur est à ce prix.
1er janvier 1990. Le crépuscule des Dieux s'achève. Qu'il fut long. Pendant près d'un siècle on a tiré, bombardé, charcuté, brûlé, torturé, atomisé, baptisé, débaptisé. Les Dieux sont restés muets. A l'aube, ils ont filé. Il ne reste que des prêtres et des hommes, des maîtres du savoir et des esclaves de la faim, des détenteurs de capitaux et des serveurs de dettes. Le matin qui se lève sera-t-il celui des magiciens ? Tout porte à le croire, tout sauf la mémoire de la nuit, l'espoir indécrottable des hommes. Quelques lueurs des anciens crépuscules y rougeoient encore. 1789 : le Moyen-Âge n'est pas éternel, 1917 : le capitalisme non plus, Hiroshima : l'humanité encore moins, Diên Biên Phu : le colonisé n'est pas une espèce naturelle, pas plus que le colonisateur, Saigon 1975 : aucune armée ne peut maintenir un peuple en esclavage, 1989 : aucun système ne peut maintenir les hommes dans la servitude dès que s'effondrent la foi et la peur. Et la libération des femmes, et le respect des jeunes, et la mort des enfants ...
La liberté a survécu aux guillotines de Robespierre, aux conquêtes de Napoléon, aux Restaurations des Bourbons, aux massacres coloniaux, aux free kill zones impérialistes. L'égalité survivra aux Goulags de Staline & Co. Chaque génération réinvente l'espoir que la précédante a trahi et jugulé. Quand à la fraternité, n'en laissons le soin à personne et, pour une fois, confirmons les statistiques : pour la majorité des Français la faim dans le monde est le problème numéro 1 de l'humanité, et tous les hommes politiques mentent. Par conviction sans doute. Mais dès qu'il s'agit d'être homme, nulle conviction ne peut être supérieure à celles-là. Ne les laissons pas nous convaincre qu'il faut vivre et laisser mourir. Il y faut, bien sûr, moins de Génies des Carpates, des Finances ou d'ailleurs et plus de solidarité.
Jamais encore il ne fut donné aux hommes la possibilité de s'aimer, de s'entraider. Aujourd'hui la guerre froide est morte en Europe. D'immenses ressources nées des premières accumulations durant des siècles de terreur, de sang et de sueur peuvent être libérées pour d'autres objectifs que la mort. Mais la tyrannie, la faim, l'ignorance, le mépris et l'humiliation qui écrasent les trois quart de l'humanité embrasent encore le monde. L'aube qui s'éveille portera le visage des crépuscules passés car tout homme s'éveille en sortant d'un rêve. Que le nôtre soit la négation du monde qu'on nous a fait, que nous nous sommes fait. Car si le bonheur peut avoir un fugitif visage dans une télé, il est rouge, toujours et partout, le sang des hommes.